J’ai revu Sénanque

C’est l’automne avec son vent septentrional balayant un ciel dont l’azur renvoie à la Côte homonyme. C’est la conclusion attendue d’une longue marche au cœur de la rocaille blanche et de la forêt maquisarde. C’est un vallon lumineux, mais reclus dans une topographie dominante, omniprésente et accidentée. C’est le dessein d’une quête spirituelle mille fois reconduite par croyants et séculiers. C’est Sénanque. Au-delà de la géographie, au delà de l’histoire, au-delà de la foi, il y a cette abbaye cistercienne, la plus pauvre des trois soeurs provençales, qui émerge des champs de lavande d’un vert profond et d’un violet liturgique.

Fascinante, encore et toujours. 

Quelques volumes essentiels composent l’édifice selon les règles minimalistes de Saint-Benoit : une église, un dortoir, un scriptorium, un chapitre et un cloître. Les pierres, d’un calcaire aussi pâle que le visage d’un Christ en croix, ne sont ni sauvages (1), ni sacrées. Elles fondent l’espace en une unité aussi forte que celle de la religion qu’elles concélèbrent. L’assemblage des blocs est simple, cependant chaque décalage, chaque colonne, chaque fenêtre est important pour dire son appartenance à un tout que seule l’extrême conviction des moines du douzième siècle a pu porter, au sens propre et figuré, à ce niveau de consubstantialité.

Le cloître ©phmeier

La chaude lumière méditerranéenne, inonde le cloître de ses rayons jaillis de l’infini. Ce cœur de l’édifice est le lieu de la contemplation par excellence et par essence. Il dépasse le cadre religieux. La nature dans cet hortus conclusus invite à la méditation : une enceinte de colonnes qui scandent la lumière et l’ombre de manière exceptionnellement envoûtante. Il s’y dégage une émotion rarement atteinte par l’architecture qui a émerveillé des générations.

Avec le temps, le bois originel qui habillait certains mur a disparu pour laisser place à la pierre. Elle est présente dans les trois dimensions : sol, mur et plafond. Seules peut-être certaines galeries des carrières de Carare peuvent rendre cette impression d’habiter une minéralité absolue. Ce ne sont les obscènes tablettes numériques que les touristes agitent avec des mouvements absurdes à 360° dans un sourire béat qui peuvent prétendre redonner vie à ces espaces et retrouver l’esprit du lieu. Ce dernier n’est pas inscrit dans la froideur des écrans, mais dans ces pierres d’une pâle douceur qui accueillent comme une bénédiction la chaleur des rayons d’un Helios nostalgique de la sonorité très lointaine des sabots des moines ayant dédiés leur vie à ce lieu emprunt d’une magie éternelle.

+ d’infos

1) Référence à l’ouvrage de l’architecte Fernand Pouillon, Les pierres sauvages, publié en 1964 aux éditions du Seuil à Paris et qui conte la construction au XXIème siècle, de l’abbaye du Thoronet. 

 

Détail du cloître ©phmeier
Détail du cloître ©phmeier
Colonne centrale du chaufour @phmeier
Dortoirs ©phmeier
Bancs de la salle capitulaire ©phmeier

Franz Füeg (1921-2019)

Dans l’histoire récente de l’architecture suisse Franz Füeg tenait une place à part. De sa personne on retiendra la discrétion, la soif de connaître liée à son parcours d’autodidacte et la recherche de la cohérence. Celui qui vient de nous quitter à l’âge de 98 ans, avait commencé sa carrière au milieu des années cinquante par de modestes maisons particulières, où son souci du détail constructif apparaissait déjà. C’est en 1961 qu’il remporte le concours pour l’église catholique de St. Pius à Meggen, près de Lucerne, projet qui lui conférera une notoriété nationale jamais démentie. Aujourd’hui reconnu comme un chef d’œuvre intemporel, ce bâtiment, qui mêle le langage de la halle industrielle moderne et une matérialité d’une grande spiritualité, le marbre blanc translucide, aborde de façon magistrale la question de la lumière et de sa transcendance. 

Eglise St. Pius, Meggen, 1960-1968 ©phmeier

Je l’avais rencontré en 2005, pour un portrait publié dans une revue d’architecture. Plus qu’octogénaire, il s’était déjà reconverti dès la fin des années quatre-vingts dans une vaste recherche sur la numismatique moyen-âgeuse, avec le même intérêt qu’il avait pour son métier d’architecte qu’il décide de clore en 1999, pour se consacrer à cette nouvelle quête intellectuelle. Je retiens de cette rencontre la mémoire d’un homme apaisé, rare dans notre profession, qui appartenait à cette catégorie d’architectes qui pensaient « avoir fait le tour de la problématique et qui ont la capacité de s’arrêter »(1). Il m’avait aussi surpris en m’apprenant qu’il avait failli ne pas remettre les dessins du concours de cette désormais fameuse église, car il n’était pas encore satisfait du résultat. Cette approche absolutiste qui lui a fait renoncer parfois à rendre certains projet, se traduit dans son oeuvre, somme toute assez modeste en terme de quantité de bâtiments, par une écriture architecturale très soignée, héritée de ses maîtres à penser que furent principalement Auguste Perret et Ludwig Mies van der Rohe. 

Sa carrière ne pourrait se résumer à ces quelques lignes sans évoquer son passage au Département d’architecture de l’EPFL où il fut engagé comme professeur ordinaire de 1971 à 1987, presque contre son gré, sa modestie l’empêchant de postuler. Il fut un enseignant précis et recherchant avant tout à transmettre à ses étudiants la complétude du domaine, lui qui affirmait qu’un jeune « devrait au moins une fois avoir fait à l’école le tour du problème, sous tous ses aspects » (2).

C’est donc un des derniers, si ce n’est le derniers des « modernes suisses » qui part, laissant derrière lui une œuvre construite et écrite de grande qualité dont l’antienne serait l’humanisme. En effet, à l’image de certains grands maîtres du Mouvement moderne, il a su conjuguer le progrès et la sagesse.  Dans une récente interview à la Neue Zürcher Zeitung, quelques semaines avant sa disparition, il résumait ainsi son engagement architectural dans la société : « Le sens de l’architecture est d’offrir un service à l’être humain, et cette idée est importante aussi pour notre façon d’envisager la modernité ».

 

+d’infos 

1). Philippe Meier, « Franz Fueg », in AS – Architecture Suisse n°158, éditions Anthony Krafft, Pully, 2005

2). Franz Füeg « Enseigner et apprendre », Les Bienfaits du temps. Essais sur l’architecture et le travail de l’architecte, PPUR, Lausanne, 1985. 

3) Neue Zürcher Zeitung, 31.10.2019, interview de Sabine von Fischer

Eglise St. Pius, Meggen, 1960-1968 ©phmeier
Eglise St. Pius, Meggen, 1960-1968 ©phmeier