En 1987, alors tout jeune diplômé, j’avais été très partiellement impliqué dans le montage de l’exposition pour le centenaire de la naissance de Le Corbusier. Situé en partie dans les espaces mythiques de l’immeuble Clarté (1930-1932), cet événement qui analysait ses projets en relation avec le canton de Genève, avait reçu un accueil local et national de grande ampleur, ce d’autant plus qu’un très beau catalogue avait accompagné cet anniversaire1. Le hasard des pérégrinations a fait qu’il y a peu de temps, je me suis trouvé à re-visiter pour la deux ou troisième fois la maison La Roche-Jeanneret dans le 16ème arrondissement de Paris.
Livrée en 1925, elle célèbre un autre centenaire, celui de l’achèvement d’un chef d’œuvre qui a marqué un jalon dans la modernité2. Elle a été « conçue et construite […] par Le Corbusier et Pierre Jeanneret […] selon le souhait de son commanditaire, Raoul La Roche, un banquier et collectionneur d’art moderne, [et] se divise en deux parties : la galerie qui présentait sa collection de peintures et ses appartements privés »3. La deuxième tranche de cette maison double, l’aile Jeanneret, abrite la Fondation Le Corbusier depuis 1970.
Iconique, sa présence physique est imprimée dans les plaques sensibles de nos cerveaux, avec toujours la même séquence mémorielle : tout d’abord une petite impasse dérobée au cœur d’un quartier chic parisien, une ruelle en légère pente, une présence végétale – qui n’a fait que croître depuis mon dernier passage – accompagnant l’arrivée, et en fond de perspective un volume arrondi et blanc flottant au-dessus du sol. C’est le début de la promenade architecturale, expression inventée par Le Corbusier pour décrire cette maison4. Cette promenade peut être vécue au sens au propre, comme au sens figuré.

En architecture, on le sait, rien ne vaut le fait d’arpenter les lieux : la reconstruction mentale des plans, coupes et façades peut s’approcher de la spatialité, mais ne l’égale jamais. Au square du Docteur Blanche, la visite commence par l’atrium d’entrée, dont on peine à dire si ses dimensions réelles sont généreuses ou pas. L’impression d’espace par contre est d’une totale maîtrise : tout est est proche, tout est distant, tout est horizontalité, tout est verticalité, tout est fluidité, tout est pause. La bipartition fonctionnelle, voulue par le commanditaire, devient limpide. L’escalier qui s’offre au regard pour accéder à la galerie de peinture s’inspire du monde maritime par sa faible largeur, celle juste nécessaire au passage de l’usager. Il s’achève par le petit balcon qui domine le vide, comme un pendant tronqué à la galerie qui relie la zone du travail à celle du repos.

Le parcours se poursuit par l’étroite rampe courbe pour s’achever dans la bibliothèque, moment d’intensité particulière, car, point que je n’avais pas compris à l’époque de ma première ascension, ce lieu est un cul-de-sac bienvenu dans cette succession de séquences plus riches les unes que les autres. En face, comme un vis-à-vis pas tout à fait symétrique à l’extrusion spatiale centrale, se tiennent les pièces de vie domestique, articulées autour d’un deuxième escalier, plus discret, presque invisible, et dont la montée se termine également par une fin, celle de la grande terrasse. Entre temps, on vit intensément les regards croisés où la lumière naturelle est dispensée par touches ponctuelles ou linéaires, la découverte de la cour arrière qui s’ouvre sur la partie Jeanneret, ou sur l’impasse par laquelle on est arrivé, laisse une une impression que la ville verte prônée par son auteur est devenue réalité.
Voilà pour le ressenti physique.


Et puis il y a cette deuxième promenade, plus intellectuelle, qui fait appel à une mémoire plus rationnelle, celle de la connaissance. Tout d’abord la présence partielle des cinq points pour une architecture nouvelle, qui ne sont pas encore actés, la théorie étant datée de 1926 et publiée en 19275. En 1925, ils ne sont pas appliqués à la lettre dans cette maison, ni dans sa production déjà importante cette année-là, bien que certains points y apparaissent clairement en tant que prémisses à ce qui peut être considéré comme la révolution théorique de la première moitié du vingtième siècle dans le domaine de l’architecture. Elle prendra forme à Stuttgart dans le cadre du Weissenhof-Siedlung avec les deux édifices que Le Corbusier érigera à cette occasion6. À Paris, le modeste pilotis qui surélève la galerie n’a pas encore la pureté de celui de la villa Savoye (1928-1931), le toit terrasse n’est pas encore un manifeste comme il le deviendra à Pessac pour la cité Frugès (1924-1927), les fenêtres en longueur apparaissent mais sont encore interrompues par de fines bandes de maçonnerie. La principale raison de cette non orthodoxie aux principes fondateurs qui verront le jour une année après son achèvement est l’absence du plan libre : celui qui n’est plus « esclave des murs portants », celui qui permet aux « étages [de ne plus se superposer] par cloisonnements »7.

Cette radicalité qui va changer à jamais la manière de penser la composition du plan, est absente de la conception de la villa La Roche Jeanneret et explique les fenêtres qui ne peuvent pas encore « courir d’un bord à l’autre de la façade »8, ni à la façade d’être elle aussi libre : « Les poteaux en retrait des façades, à l’intérieur de la maison. Le plancher poursuit en porte-a-faux. Les façades ne sont plus que des membranes légères de murs isolants ou de fenêtres »9. Cruelle absence, mais cruelle évidence, il y a encore ici une spatialité plus intuitive, celle d’avant les cinq points. Et il y aura celle d’après, le moment où la raison française héritée des Descartes ou Diderot s’immisce dans la pensée l’émigré suisse et prend le dessus pour lui assurer la pérennité et le génie intellectuels qu’on lui accorde aujourd’hui.

Ensuite, la maison apparaît en tête des quatre compositions, que l’architecte définit en 1930, celle très facile : « Le premier type montre chaque organe surgissant à côté de son voisin, suivant une raison organique : le « dedans prend ses aises, et pousse le dehors qui forme des saillies diverses ».Ce principe conduit à une composition « pyramide », qui peut devenir tourmentée si l’on n’y veille (Auteuil) »10. Dans le croquis qui illustre la première composition, Le Corbusier dessine clairement la villa La Roche-Jeanneret. Cette facilité avancée par le natif de La Chaux-de-Fonds n’a d’aisée que le brio de son auteur et que tout autre aurait conduit vers un caractère certainement plus tourmenté. Dans l’histoire plus récente de l’architecture, celle des dernières décennies du vingtième siècle, seul l’américain Richard Meier, disciple affiché de la modernité corbuséenne dans les années 1970, a su avec talent faire un usage de cette première composition.
Enfin, il y a la petite histoire, celle qui explique dans le détail la genèse de cette maison double, et dont Tim Benton a fait une relation très précise en 198411. Il faut lire, ou relire, la description de cette villa que le chercheur britannique retranscrit. Il y a tout d’abord les circonvolutions foncières : on apprend que dans un premier temps, « le 29 mars 1923, Le Corbusier rendit visite à Monsieur J. Esnault, de la Banque Immobilière de Paris. [auquel il demanda] deux semaines pour préparer des études sur trois lots au long de la voie privée »12, puis « que Monsieur Motte, avoué de Le Corbusier, avait accepté de prêter son nom dans les négociations, jusqu’à ce qu’un client fût trouvé »13. Le processus de projet nous enseigne aussi sur des éléments de langage de la façade qui va progressivement se rapprocher des cinq points en procédant par soustraction, et en remplaçant la fenêtre « trou dans un mur » par des éléments plus abstraits. On sait qu’il a aussi été influencé par l’exposition De Stijl à la Galerie de l’Effort moderne à Paris en 1923 au moment de la conception de la villa. Car au début, « Le Corbusier avait prévu tout le long de la façade sud-est de la maison La Roche une série de grandes fenêtres à la française qui avaient vue directement sur les jardins de ces voisins. Une stricte interprétation de la loi donnait à [ces derniers] le droit d’interdire ces grandes fenêtres. […] le résultat fut qu’il fallut fermer presque toutes les fenêtres »14. Cette fermeture sur l’extérieur se ressent à l’intérieur par toute une série de dispositifs de prises de lumière qui animent l’espace et accompagnent le mouvement.
Il y a aussi la question qui peut paraître anecdotique et concernant l’accrochage des toiles que le banquier La Roche avait acquis sur le conseil de son architecte, et « l’importance à accorder à la peinture puriste et la densité de l’accrochage. Les photographies prises en 1925 et […] en 1926 montrent qu’Ozenfant n’en fit qu’à sa tête dans cette affaire. Dans la galerie, les œuvres-clefs du cubisme analytique et « cristal » par Picasso, Braque, Léger, Gris et Lipchitz, étaient confrontées aux œuvres d’Ozenfant et Jeanneret. […] Bien que Le Corbusier ait dû approuver cette disposition, […] il se brouilla avec Ozenfant sur la question de la densité de l’accrochage. Cette dispute […] marque le moment, dans la carrière de Le Corbusier, où il décida, tout en continuant à pratiquer infatigablement la peinture, de donner la priorité à l’architecture et aux valeurs architecturales sur celles de la peinture »15.

Enfin on doit évoquer la pérennité de cette œuvre architecturale conservée dans un état proche de l’original pendant très longtemps avant la rénovation de 2008 à 2015, après celles de 1970 lors de l’installation de la Fondation. Benton nous dit que « La Roche paya régulièrement et généreusement pour garder sa maison dans un état satisfaisant. Entre 1929 et 1938, des sommes qui s’élevaient en moyenne à 10 000 francs par an furent dépensées pour réparer des fenêtres […]. En vieillissant, La Roche souffrit cruellement d’arthrite et l’humidité et le froid de la maison en hiver le forcèrent à la quitter pour sa retraite, et à retourner en Suisse. Mais payant tribut à son vœu de vivre dans une maison de Le Corbusier, il a laissé la mieux entretenue et la mieux conservée des villas des années vingt »16.
Pour conclure cette brève plongée historique marquant un siècle complet, il est intéressant d’établir quelques comparaisons chronologiques avec ce qui se passait dans nos régions lémaniques. Cette année 1925 fut celle de la naissance de deux des architectes genevois ayant façonné les villes et les campagnes de Suisse Romande, à savoir Jean-Marc Lamunière17 et François Maurice18. De cette période, la littérature recensant l’architecture domestique produite dans les années 1920 montre le grand écart entre cette villa et la production locale en terme de maisons individuelles. À Genève, seule la villa Ruf de Francis Quétant, achevée en 1929, soit quatre années après, introduit les « principes de l’architecture au début des années trente »19 avec sa structure en squelette métallique et ses fenêtres en longueur issue des cinq points. Sur le canton de Vaud ne sont créditées que la « petite maison » du même Le Corbusier à Corseaux (1923-1925)20 et, plus tard, en 1930, la villa Kenwin à la Tour-de-Peilz, des architectes berlinois Alexander Ferenczy et Hermann Henselmann qui tente de rivaliser avec le modèle parisien21. Enfin en Valais, il n’y a pas trace de constructions dignes d’intérêt avant la villa du pasteur Morand d’Alberto Sartoris à Saillon (1933-1936)22, mais dont le langage est en retrait par rapport à l’avant-gardisme qui inonde alors l’Europe.


+ d’infos
Voir aussi https://architextuel.ch/le-corbusier-une-exposition/.
Notes :
1) Coll. d’auteurs, Le Corbusier à Genève 1922-1932 Projets et réalisations, Éditions Payot, Lausanne, 1987.
2) « La construction commença en mars et la maison fut inaugurée, sinon entièrement achevée, le 13 mars 1925. Le permis de construire ne fut en réalité obtenu des autorités que le 19 juillet 1924, bien que la construction fût largement commencée à cette date ». Tim Benton, « Villa La Roche Jeanneret », in Les villas de Le Corbusier 1920-1930, Édition Philippe Sers, Paris, 1984, p. 65.
3) Extrait de la description faite par la Fondation Le Corbusier, https://www.fondationlecorbusier.fr/visite/maison-la-roche-paris/, consulté le 25 octobre 2025.
4) Le Corbusier, « Deux hôtels particuliers à Auteuil », W. Boesiger, O. Storonov (dir.), œuvres complètes 1910-1929, Zurich, Les Éditions d’architecture (Artemis), 1984 [1964], p. 60.
5) Le Corbusier, Pierre Jeanneret, Les cinq points pour une architecture nouvelle ont été théorisés en 1927 et publiés dans W. Boesiger, O. Storonov (dir.), op. cit., pp. 128-129. Ils comprennent : 1. les pilotis, 2. les toits-jardins, 3. le plan libre, 4. les fenêtres en longueur et 5. la façade libre.
6) « À cette occasion, Le Corbusier publie pour la première fois, une plaquette en allemand exposant les grands principes de ses travaux, dont les ’cinq points d’une architecture nouvelle’ ». Extrait de https://www.fondationlecorbusier.fr/oeuvre-architecture/realisations-maisons-de-la-weissenhof-siedlung-stuttgart-allemagne-1927/, consulté le 26 décembre 2025.
7) Le Corbusier, Pierre Jeanneret, « Les 5 points d’une architecture nouvelle », W. Boesiger, O. Storonov (dir.), op. cit., p. 128.
8) Ibidem
9) Ibidem
10) Le Corbusier, Précisions sur un état de l’architecture et de l’urbanisme, Éditions Crès, Collection de « L’Esprit Nouveau », Paris, 1930, p. 134.
11) Tim Benton, op. cit., pp. 44-75.
12) Ibidem, p. 45.
13) Ibidem, pp. 53-54.
14) Ibidem, p. 61.
15) Ibidem, p. 70.
16) Ibidem, p. 73.
17) Voir aussi https://architextuel.ch/jean-marc-lamuniere-1925-2015/.
18) Voir aussi https://architextuel.ch/francois-maurice-1925-2019/.
19) Isabelle Charollais, Jean-Marc Lamunière, Michel Nemec, « L’architecture à Genève 1919-1975 », (2 volumes) », édition Payot, Lausanne, 1999. p. 69. Voir aussi, l’article d’Arthur Ruegg, « La villa Ruf 1928-1929 », Faces n°17, Genève, pp. 45-54, où l’on apprend que la genèse linguistique de cet ouvrage vient des contacts entre Le Corbusier, Pierre Jeanneret et l’entrepreneur genevois Edmond Wanner, qui réalisera l’immeuble Clarté en 1932. Pierre Jeanneret aurait réalisé les premières esquisses sur la base des maisons Citrohan. Puis Francis Quétant reprit le projet en s’inspirant du plan de la villa « Le Lac » à Corseaux.
20) Bruno Marchand (sous la dir.), Architecture du canton de Vaud 1920-1975, PPUR, Lausanne, 2012, p. 174.
21) Ibidem, p. 175.
22) Coll. d’auteurs, L’architecture du 20e siècle en Valais 1920-1975, Infolio éditions, Gollion, 2014 p. 200.