Le 28 août 2022, dans le verdoyant parc Lullin à Genthod près de Genève, s’achevait l’exposition « Open House ». Elle a habilement mêlé d’éphémères interventions artistiques contextuelles et des pavillons historiques installés dans un grand champ s’ouvrant sur la rade genevoise ou dans les hautes futaies d’un petit bosquet en aval. Le propos de cette manifestation convoque à son chevet quelques thèmes de société que le vingt-et-unième siècle interroge : habiter provisoirement, survivre dans le dénuement que la migration engendre, déplacer son abri pour vivre dans un ailleurs.
La notion de nomadisme est sous-jacente à la présentation de plusieurs installations. Que ce soit la célèbre « bulle pirate » de Marcel Lachat qui pouvait coloniser la ville de sa structure polymorphe en polyester au milieu des années 1970 ; la caravane minimaliste d’Eduard Böhtlingk qui déploie ses ailes de plastique pour mieux générer du volume sans encombrer l’espace de la route ; la réinterprétation en toile polymère de la tente bédouine par l’entreprise Freeform qui démontre par son modèle Manta que la mémoire du désert peut resurgir pour sauver des vies que l’exil forcé a mises en péril ; ou plus trivialement les RHU (Relief Housing Unit), sortes d’abris de fortune en kit qui ont été déployés dans le monde à plus de 68’000 exemplaires.
Toutes ces constructions légères renvoient à la notion de temporalité pour laquelle une forme particulière d’utilitarisme dans la fonction d’habiter est ainsi prégnante dans une grande partie de l’exposition. Celle-ci invite donc à se pencher sur les racines de l’approche théorique en architecture qui a été initiée au premier siècle avant notre ère par la célèbre la trilogie vitruvienne : elle postulait qu’Utilitas, Firmitas et Venustas (1) en étaient les trois piliers. Le premier Utilitas, indiquait déjà cette place essentielle que l’homme prenait dans le domaine de la formalisation de l’abri primitif qui devint un jour architecture.
Cependant « Open house » se veut avant tout une exposition d’art, offrant aussi l’opportunité d’interroger la notion de Venustas et, par une digression quelque peu rhétorique, d’aborder la relation ambiguë entre l’art et l’architecture. Il est couramment admis qu’il y a d’un côté les « arts libres » et de l’autre les « arts appliqués », dont l’architecture fait partie, ainsi nommée par le fait que l’auteur délègue sa création intellectuelle à d’autres acteurs. A l’origine des arts, à savoir dans l’Antiquité grecque, les neufs muses qui apparaissent dans la Théogonie du poète Hésiode (VIIIe siècle avant notre ère), le concept artistique d’architecture n’existe pas encore et n’est donc pas personnifié par les gracieuses filles de Zeus.
C’est au XVIIIe siècle qu’on commence à développer un système pouvant comparer les différents arts dépassant la simple liste employée jusqu’alors. Le philosophe Emmanuel Kant (1724-1804) est le premier à identifier trois catégories : premièrement, les bildenden Künste (2), comprenant la sculpture et l’architecture (die Plastik) ainsi que la peinture (Malerei) ; deuxièmement, les redenden Künste, comprenant l’éloquence et la poésie ; troisièmement, le Kunst des schönen Spiels der Empfindungen, comprenant la musique et l’art des couleurs.
À sa suite, Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), le philosophe qui a obstinément cherché à construire un système ordonné de toutes les connaissances de l’humanité, va distinguer cinq arts. Dans ses cours d’esthétique donnés entre 1818 et 1829 (3), il va établir un classement en fonction de deux critères : l’expressivité et la matérialité. Cette méthode lui permet d’organiser une double échelle allant de l’art le moins expressif mais plus matériel à l’art le plus expressif mais le moins matériel, aboutissant à l’ordre suivant : 1. l’architecture ; 2. la sculpture ; 3. la peinture ; 4. la musique ; 5. la poésie.
Sans entrer dans ce débat sans fin sur la place de l’architecture dans la classification des arts, l’exposition « Open House » lui fait néanmoins une belle part : chacun des objets présentés permet de tisser des liens entre les différents domaines artistiques confirmant ainsi une nécessaire interdépendance permettant de dépasser les canons esthétiques du « déjà-vu ». Au premier abord, jaillit sur fond de skyline de la Genève internationale, le pavillon« Futuro » (1968), sorte d’ovni en plastique jaune posé sur l’herbe comme sur un sol lunaire que ne renierait pas Hergé. Le projet du finlandais Matti Suuronen, héritier des recherches des années 1960 sur les formes organiques modulaires, nous emmène dans un univers proche des images oniriques de « 2001 Odyssée de l’espace » (1968), avec ses couchettes positionnées concentriquement. Elle rappelle de manière lointaine celles que Stanley Kubrick met en scène pour les occupants de fiction du Discovery One, David Bowman et Frank Poole.
Au lieu-dit les Bains de Saugy, s’installe une sculpture utilitaire composée de milliers de lambourdes de bois assemblées par les étudiants en architecture du laboratoire Alice de l’EPFL, sous la direction de Dieter Dietz et Daniel Zamarbide. La conception de l’élégant pavillon s’inscrit dans un cycle d’enseignement de l’école polytechnique appelée « Becoming Leman », en proposant un accès au lac – thème on ne peut plus actuel par rapport aux réflexions en cours sur les contours de la rade. Au-delà de cette approche territoriale pertinente, le projet évoque quelques principes de la construction traditionnelle japonaise, mais aussi l’imaginaire scriptural cunéiforme ou certaines compositions très graphiques de Joseph Albers des années 1920.
Enfin on ne peut conclure cette courte relation sans distinguer la « Drop hammer house » de l’Atelier van Lieshout. Sur la prairie, quelques volumes cylindriques en acier de récupération sont soudés à des tubes qui les relient pour créer une forme d’habitat organique que ne renierait pas Annette Tison et Talus Taylor (4). Ils sont surmontés d’une tour. Cette dernière est en fait une « fabrique » qui permet par un « lâcher de poids » de recomposer des matériaux recyclés. Les auteurs abordent la question du détournement, ici des chaudières ou des citernes dont l’assemblage presque ludique crée un événement spatial et plastique. Il y a dans la démarche collective de l’artiste un questionnement profond sur la matière transformée, principalement le métal. Il se dégage de cette œuvre à la fois hétéroclite, mais unifiée par la présence de l’acier gris, une beauté presque surannée sur laquelle plane l’ombre bienveillante de Marcel Duchamp.
+ d’infos
1) Pour l’auteur de l’Antiquité, «Firmitas» équivaut à la solidité, ou la robustesse, «Utilitas», la commoditié, ou l’utilité, «Venustas», la beauté, ou volupté.
2) Les bildenden Künste (dérivé du substantif Bild, signifiant « image », et du verbe bilden, qui signifie « former »), soit « les arts de l’expression des Idées dans l’intuition des sens » », comprenant la sculpture et l’architecture (die Plastik).
3) Georg Wilhelm Friedrich Hegel Esthétique ou philosophie de l’art (cours 1818-1829, publiés 1835-1837).
4) Annette Tison et Talus Taylor sont les deux créateurs des livres pour enfants « Barbapapa » au printemps 1970 à Paris. Annette Tison est architecte de formation.
Voir le catalogue de l’exposition : Simon Lamunière (sous la dir.), Open House, concevoir des espaces à vivre, Scheidegger & Spiess, Zurich, 2022.