Robert Venturi (1925-2018)

Le 18 septembre 2018 Robert Venturi s’en est allé. Le célèbre architecte et théoricien américain, auréolé du Pritzker en 1991, est considéré comme un des piliers fondateur de la post-modernité en architecture. Ce courant de pensée qui a révolutionné les théories du second après-guerre postulait un regard très critique sur la modernité portée alors par ses grands maîtres, comme Le Corbusier ou Ludwig Mies van der Rohe. A son apogée les projets des tenants de ce mouvement s’affichent dans les dédales du pavillon de l’Arsenal à Venise en 1980, lors de la biennale dont le titre évocateur est :« La Presenza del Passato ». Dans ces années-là fleurissent sur les façades des édifices frontons et colonnes, les plans se symétrisent parfois jusqu’à une forme de caricature et la vision urbaine se veut un retour à une ville de jadis. La fin des années quatre-vingt marque l’aube d’un chant du cygne de cette approche jugée par d’aucuns comme trop hermétique car trop intellectuelle, et par d’autres comme étant trop kitch ou détachée de la réalité.

En 1989, le critique suisse Martin Steinmann déclare, probablement à juste titre que « le postmodernisme désigne une dissolution: un bâtiment est là tant qu’il se réfère à une chose qui, elle, n’est pas là; l’objet présente un autre objet, représente un autre objet. […] Il s’agit là d’un phénomène général de notre époque, que Jean Baudrillard a décrit avec une grande acuité: la dissolution de la réalité ». Cette analyse répond à ce qu’était devenue la production architecturale  de l’époque à savoir une espèce de fuite en avant, une forme de posture pour ne surtout pas être moderne. Mais un quart de siècle plus tôt, lorsque Robert Venturi publie « Complexity and contradiction in architecture » en 1966, texte essentiel et pionnier d’un nouveau regard sur le monde du bâti, il n’est pas encore question de cette dérive formelle vers laquelle cette école de pensée a assez rapidement penché et l’a finalement conduite à une mort presqu’annoncée.

Il faut impérativement relire les pages de ce premier ouvrage de Venturi pour prendre la mesure de son apport à une période où la reconstruction de l’Europe applique sans nuance les préceptes urbains d’une ville soit disant « verte » composée de barres posées, presqu’à l’infini, sur un sol meurtri par le conflit mondial et où les façades en verre de l’International style conquièrent le territoire des Etats-Unis. Lors de son premier voyage dans l’ancien monde en 1948, l’étudiant en architecture qu’il est encore, découvre une culture architecturale qui va le marquer à jamais. Quelque temps plus tard, en 1954, fort d’une bourse d’étude, il s’installe pour deux ans à Rome où il complète sa « formation européenne ». De ces expériences, il retient que la cité ancienne et son tissu « désordonné » offre une richesse et une complexité, dont il va faire le support de sa pensée : « un bâtiment sans rien d’imparfait peut n’avoir rien de parfait, parce que c’est le contraste qui est le support de la signification ».

Au-delà des thèmes anti-modernistes qu’il développe dans les chapitres de son traité, il faut tout d’abord retenir sa capacité à déceler dans des constructions aussi bien reconnues qu’anonymes, des qualités jusque là insoupçonnées. Les notions de complexité, d’ambiguïté, mais aussi son regard sur la composition architecturale imparfaite empreinte de fausses symétries, la reconnaissance de la qualité d’ouvrages à plusieurs niveaux de perception plutôt que le dogme de la perfection miessienne et son aphorisme « less is more », sont les apports théoriques qu’il lègue à la postérité. Il insistera également sur la question de la fonction d’un bâtiment dont la portée avait selon lui été réduite par une forme d’abstraction qui bannissait de la réflexion les réalités d’usage de la forme architecturale : « L’unité qu’elle doit incarner est celle qui tient compte de tout, même si c’est difficile, plutôt que celle qui exclut, bien que ce soit plus facile ».

Evoquer la personne de Robert Venturi, implique de mentionner son rapport avec un autre grand architecte d’Outre-Atlantique : Louis I. Kahn. Ce dernier qui a aussi fait le voyage en Europe à la fin des années vingt, assiste en tant que juré, à la défense du travail de master de son cadet, en 1950, à la fameuse université de Princeton. A cette occasion le jeune Venturi y présente des références historisantes, pas en vogue à l’époque, ce qui impressionne Kahn qui, quelques années après, le prendra sous son aile dans son agence pour quelques mois en 1956, puis l’engagera comme assistant dès 1957 à l’Université de Pennsylvanie à Philadelphie. L’influence de la pensée de l’un sur l’autre reste un des grands débats d’experts de ce milieu de siècle. C’est également à cette époque que Robert Venturi rencontre Denise Scott Brown celle avec qui il formera un couple à la ville comme à l’atelier avec dont l’influence sur son travail fut importante. Ensemble, et avec Steven Izenour, ils se lancent dans une recherche sur cette ville improbable qu’est Las Vegas, dont ils vont tirer un enseignement basé sur le versant plus populaire de la culture américaine (Pop Art) : « Learning from Las Vegas », en 1972. Dans cette cité issue du désert au dix-neuvième siècle, dans cette fournaise alimentée par l’énergie des eaux du Colorado, dans ce grand chaos qui mêle hôtels, casinos, parkings, enseignes, les auteurs y décèlent « une manifestation opposée à la théorie architecturale [où] l’ordre du Strip ‘inclut’; il inclut à tous les niveaux, depuis les mélanges d’utilisation du sol apparemment incongrus, jusqu’au mélanges de moyens publicitaires apparemment incongrus et même le système de motifs ornementaux ». Une leçon d’analyse, qui fut reçue à la mesure de sa posture à contre-courant des idéologies bien établies d’alors dans les milieux concernés, avec des avis très tranchés.

Guildhouse, Philadelphie, 1960-1963

A l’instar des grands théoriciens du siècle passé, Robert Venturi laisse derrière lui non seulement deux textes fondateurs, mais également une riche production architecturale. Comme Aldo Rossi, son alter ego italien, ce sont ses premières œuvres dont il faut principalement relever leur capacité à avoir fait évoluer la pensée architecturale des années soixante et septante. A commencer par la célèbre Guild House à Philadelphie (1960-1963), un ensemble de logements pour personnes âgées dans lequel Venturi brouille la lecture en mélangeant les langages et les niveaux de signification. Il y installe sur la toiture une antenne stylisée qui évoque métaphoriquement le quotidien des occupants installés devant le tube cathodique. Puis, son ouvrage certainement le plus remarquable, la maison pour sa mère qu’il conçoit en 1962 à Chestnut Hill au nord-ouest de la capitale pennsylvanienne. Il y revisite la notion de maison que le Mouvement moderne avait réduite à une sculpture blanche et sur pilotis. Ici, l’architecte réintroduit des thèmes resurgis de la tradition : la toiture en pente, la cheminée, la couleur, la décoration intérieure. D’une composition très savante, riche en références multiples, cette villa est une déclaration forte, en écho à ses écrits, qui encourage « les architectes [à n’avoir] aucune raison de se laisser plus longtemps intimider par la morale et le langage puritain de l’architecture moderne orthodoxe ».

Cette évocation ne saurait être complète sans rappeler la relation qu’il a eue avec la Suisse, et plus particulièrement avec Genève, où il a souvent résidé : tout d’abord par sa rencontre avec Jean-Marc Lamunière, à Philadelphie, où ce dernier enseignait depuis la fin des années soixante, puis avec l’architecte Jacques Roulet, lequel fit une partie de sa formation chez Robert Venturi. Pour ceux dont les yeux savent voir, les rues de la cité de Calvin peuvent dévoiler quelques objets redevables de son immense héritage culturel.

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Robert Venturi, De l’ambiguité en architecture, Bordas, Paris, 1976 (édition originale en 1966)

Robert Venturi, Denise Scott Brown, Steve Isenour, Learning from Las Vegas, Bordas, Paris, 1976 (édition originale en 1972)

 

Le grenier de Meinier

Aussi loin que ma mémoire peut remonter, j’ai dans la tête l’image de ce petit silo à maïs posé sur le sol de la campagne genevoise. Emergeant du fonds des circonvolutions synaptiques, j’entrevois très clairement sa longue et étroite silhouette diaphane, moi assis sur le siège arrière de la 4L de mes parents allant « aérer » le bambin que j’étais dans les bois de Jussy ou sur la terrasse de l’auberge de Presinge. Un demi-siècle plus tard cette vision m’émeut toujours. Pourquoi ce modeste assemblage de quelques poteaux en bois et de quelques bouts de ferraille de récupération recouverts d’un grillage tordu m’affecte-t-il encore? Serait-ce ma madeleine à moi? Dois-je me laisser bercer par cette impression enfantine ou tenter de l’analyser du haut de mes quelques années de vie?

Dans les années soixante, la population suisse franchit ce point limite de la fameuse courbe démographique qui comptabilise les origines rurales et citadines des habitants pour définitivement la faire basculer dans la préférence urbaine. A cette époque, je me souviens encore que les épis de maïs venaient remplir ce réceptacle de « bric et de broc » de leur présence colorée. C’était une sorte de grand baromètre, un indicateur des saisons qui passent lié au lent et presqu’éternel cycle des moissons. Puis le siècle a passé, la récolte de cette céréale a cessé, le silo est resté vide. Il l’est toujours. Une végétation sauvage l’entoure désormais de son feuillage protecteur comme pour le dissimuler au regard des automobilistes.

de bois et de fer ©phmeier

De contenant « vivant » d’une tradition agricole, il est devenu un signe dans le paysage. Du moins c’est ainsi que je le ressens : une sorte de sculpture posée devant les douze chênes qui marquent la transition du territoire communal de Meinier vers le hameau de Compois. Dressé devant ces troncs alignés, la main de l’homme en a façonné sa forme primitive : une espèce de panier à légumes, un grenier ouvert. Icône par excellence d’un vernaculaire disparu de notre univers manufacturé, oscillant entre le Land Art et le Vegetal Art, ce fragile objet est certainement amené à disparaître, entraînant dans son éradication plus que des pièces de bois, de métal et un grillage tordu. Elle marquera le passage d’une époque où les moissons avivaient la campagne du souffle des bêtes et de la sueur des hommes – « O fortunatos nimium sua si bona norint, agricolas »1 – à celui plus mécanique et prosaïque de la réalité d’une production agricole en mutation. Elle enterrera aussi une petite part de moi-même.

D’ici ce moment inéluctable que mon cœur tente d’éloigner de ma raison, sa tranquille présence m’émeut toujours.

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1 « Trop heureux les hommes des champs, s’ils connaissent leur bonheur ». (Virgile, Géorgiques, II,458-459)

vue du ciel ©sitg

L’étrange maison de Renens

Pas encore livrée à ses futurs habitants, la nouvelle construction de la rue de Verdeaux, attise déjà la rumeur populaire : l’autorité locale aurait laissé s’achever un immeuble « non fini », les services communaux aurait autorisé un « bloc de béton » au cœur d’un quartier bien sous tout rapport, le canton serait complice d’une injure à l’intégration urbaine. Un rapide regard non avisé pourrait se laisser séduire par cette vindicte, cependant elle ne résiste pas à l’aune de la docte raison et de la pensée complexe. Nous l’allons montrer dans les lignes.

Il était une fois une parcelle réputée inconstructible, sur laquelle pléthores d’architectes s’étaient brûlés les ailes face à une nécessaire rentabilité du foncier qui en adoubait la faisabilité. Les distances aux limites de la propriété imposaient une forme bâtie triangulaire de très petite dimension – environ cent-quarante mètres carrés au sol – écartant toute solution traditionnelle. Cette équation projectuelle tendant à l’impossible atterrit sur le bureau de deux jeunes architectes qui l’ont finalement résolue.

vue depuis la rue ©phmeier

Pour réussir ce tour de force, les auteurs ont dû inverser le paradigme de la distribution qu’ils ont extraite hors du cadre géométrique du volume et qu’ils ont accrochée à la façade à la manière d’un « petit Beaubourg ». La surface ainsi gagnée a rendu probable la conception de plans de logements dignes de ce nom. Mais le projet ne s’est pas contenté de cette unique manipulation typologique pour s’inscrire dans un processus plus notoirement contemporain.

En effet, ce modeste édifice locatif de huit appartements présente une intégration contextuelle assez évidente, presque littérale, par son clin d’œil à ce qu’on nomme, de manière générique, la culture du « dix-neuvième ». Or il ne faut pas oublier qu’au début du vingtième siècle la périphérie de l’ouest lausannois s’était déjà préalablement bâtie cette même identité à connotation bourgeoise. Les architectes s’inscrivent donc dans cette continuité analogique, par la déclinaison subtile et codifiée des thèmes afférents à cette période. Elle s’effectue cependant avec toute la distance historique nécessaire dans une attitude à la fois savante mais détachée de toute idéologie référentielle comme celle qui a émaillé la pensée post-moderne des années septante et quatre-vingt.

A Renens les façades sont porteuses à la manière des anciens, mais affichées en béton brut, le couronnement évoque la toiture à la Mansard mais offre une matérialité identique à celle des murs verticaux, les ouvertures sont traitées « à la française », mais sont désalignées d’un étage sur l’autre, les fenêtres sont en plastique bardée d’une fine pellicule d’acier inox, quand le bois noble était la règle, enfin les barrières revêtent un humble grillage industriel en opposition au dessin soigné de la ferronnerie traditionnelle, forgée par l’artisanat local, qui ornait les balcons.

Le projet démontre par quelques détails le dépassement d’une approche qu’on pourrait aisément qualifier de pure opposition à un cadre bien pensant. On se trouve ici devant une conception qui parle de détournements, thématique qu’avait admirablement initiée dans les années nonante, les architectes Herzog & de Meuron. Le marquage des encadrements de fenêtres – thème dix-neuvième par excellence – par un simple sablage du béton, le subtil élargissement des paliers d’escalier pour un usage approprié par le locataire, ou encore la typologie innovante autour d’un noyau de services, sont autant de signes d’une intervention très actuelle.

détail de la toiture ©phmeier

Et si la mise en œuvre est ici plus que minimale, elle ne l’est pas au sens du mouvement qui a fait les beaux jours de l’architecture suisse, à travers la fameuse « Swiss magic box » ou à travers des exemples tendant presqu’à l’art brut comme l’ambassade de Suisse à Berlin ou la maison pour sculptures « La Cogiunta » à Giornico. Elle l’est au sens d’une pensée économique où la pesée de chaque élément constitutif de l’acte de bâtir a rendu financièrement possible cette opération. Elle en devient l’un des facteurs essentiels qui, au final, en a aussi déterminé le langage architectural adopté. Elle a permis en fin de compte – n’est-ce pas la mission première du concepteur ? –, la mise sur le marché de logements de grande qualité. Cette attitude très contemporaine, et très cultivée, rompt avec tout dogmatisme pré-établi et se présente comme une belle leçon d’architecture.

 

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Architectes : dreier frenzel, architecture et communication

Ambassade suisse de Berlin : Diener & Diener, 1995-2000

« La Cogiunta », Giornico, Val Leventina, Tessin, Peter Märkli, 1990-1992

vue d’un séjour ©phmeier

Ordos, l’exception a-culturelle

D’instinct on peut penser que l’évocation du mot « Ordos » appelle une étymologie émergeant de profondes racines hellénistiques. Après moult recherches aussi bien dans les étagères ployant sous le savoir ancestral, que dans les circonvolutions numériques de la toile, il faut se rendre à l’évidence, l’instinct de la formation classique est trompeur. Ordos est un vocable unique, issu de l’ancien turc, qui ne recouvre que le nom d’une ethnie originaire des grands plateaux turco-mongoles et qui a donné son nom à une ville chinoise située en Mongolie-Intérieure. Cette dernière présente la particularité d’être considérée comme la plus grande ville fantôme au monde et offre l’opportunité de se pencher sur ces dérives de la planification urbaine, bien éloignée de celles qui président au destin de nos contrées occidentales.

C’est donc au tournant du siècle que les autorités locales de l’empire du Milieu décident de bâtir cette ville nouvelle, le « nouvel Ordos », sis dans le district de Kang Bashi, une cité prête à recevoir le potentiel, inimaginable pour nous européens, d’un million d’habitants. La richesse de la province aurait dû généré un afflux d’habitants permettant de la peupler. Or il se trouve que les centaines d’immeubles érigés sur une décision politique, à l’évidence infondée, sont aujourd’hui abandonnés sur un sol de terre rouge conférant encore plus de dramaturgie visuelle au lieu. Somme toute assez fascinante, cette vision de fin du monde ne va pas sans rappeler certaines séquences de la quadrilogie de Georges Miller : « Mad Max ».

Cet avatar raté des préceptes modernes dits de la tabula rasa offre l’occasion de remettre en perspective, près de cent ans après, l’actualité présente avec ce qui a été conçu dans les années vingt sous l’impulsion des urbanistes de l’époque, à savoir : installer la population dans de très grands bâtiments pour densifier le territoire, séparer le logement des édifices publics, ou des monuments, innerver le tout de voies rapides pour les véhicules, en résumé éradiquer ce qui a constitué la substance de la ville traditionnelle. Ces principes ont été les clés de cette planification radicale issue de la pensée forte. Au vingtième siècle, les ravages de la deuxième guerre mondiale ont fourni les éléments historiques à la mise en pratique de ces visions théoriques dont les grandes métropoles soignent encore aujourd’hui les plaies sociales. Malgré ce constat, la Chine fut certainement, dans les années 2000, le dernier pays à avoir investi des milliards dans des infrastructures immobilières. Cette décision fut tout d’abord prise pour anticiper une croissance galopante, puis fut poursuivie en partie sous le prétexte de pallier à la crise de 2008, ceci pour plus vite y retomber.

Le Céleste-Empire montre une fois de plus un paysage culturel dichotomique entre tradition et modernité, entre les préoccupations d’intégration subtile de l’architecte Wang Shu, récent lauréat du prix Pritzker, et ce désastre d’urbanisme dont on peine à comprendre, vu d’ici, les tenants et aboutissants. Sentinelles muettes d’un exode urbain avorté, les tours d’Ordos sont les témoins du passage dans la contemporanéité d’une nation millénaire à la recherche de nouveaux repères.

D’un point de vue critique, le contraste entre l’architecture domestique locale et l’écriture des immeubles de la ville nouvelle, qui ne parvient pas à trouver de lien historique avec son passé, est flagrant. Toitures rouges, arcs plein cintre, fausses colonnes aux angles ou corniches évoquant un succédané de Renaissance italienne, balcons ou loggias relient plus ces constructions à l’image d’un village de vacances occidental implanté dans un paradis perdu du quart monde qu’une ville contemporaine de la deuxième puissance mondiale. Ils sont autant d’indices quant au manque de de repères et de valeurs de l’architecture chinoise. Au cœur de ces gigantesques quartiers de logements, sont disséminés quelques bâtiment publics qui sont un florilège inepte détaché du contexte et sorti des pages de revues occidentales en papier glacé.

Aujourd’hui les immenses squelettes de béton et de brique crépie émergeant de la steppe mongole offrent des images surprenantes que le photographe genevois Adrien Golinelli a su saisir avec talent. La consultation de son livre permet de prendre la mesure de l’ampleur du désastre à la fois environnemental – ou comment un paysage naturel a été remplacé par cette masse bâtie – et social – ou comment les gens interrogés évoquent leur désarroi face à cette ville sans repères où règne parfois une violence à l’image de la démesure de ce lieu.

post scriptum Le cinéma, encore, a rappelé le 3 mars dernier à la cinémathèque suisse que l’Iran possédait aussi ses démons urbains. En effet, lors de la projection du film de Daniel Kötter « Hashti Tehran », on a pu voir des images d’alignement de tours à peine finies sur un sol sablonneux qui ne vont pas sans rappeler son équivalent chinois. La situation est cependant différente à l’est de Téhéran. En effet, cette ville nouvelle de Pardis a été érigée sous l’égide de l’ancien président Ahmadinejad et a trouvé maintenant des preneurs dont la plupart se sont portés acquéreurs à des fins spéculatifs. Comme ailleurs, les infrastructures publiques font défaut, maintenant un caractère très fantomatique du lieu.

 

 

une ville de nulle part © adrien golinelli
un semblant de paysage © adrien golinelli
des tours sans contexte © adrien golinelli
une ville en chantier © adrien golinelli
des « monuments » sans références locales © adrien golinelli

+ d’infos

Adrien Golinelli et altr., « Ordos », Kehrer Verlag Heidelberg, Berlin, 2016, http://adriengolinelli.ch/

Wang Shu Interview: Architecture is a Job for God, https://vimeo.com/209715574

A propos de « Hashti Tehran », voir https://www.espazium.ch/hashti-tehran et https://vimeo.com/213513653

Vagues de béton

On dit qu’il est apparu sous sa forme actuelle au tournant des années cinquante dans une Californie qui pratique déjà son corollaire aquatique depuis près d’un demi-siècle. Le « roll-surf », qui devient rapidement le « skateboard », se met à la fois au diapason de la culture alternative qui va secouer la planète d’une déferlante « peace and love » tout en explorant très vite les possibilités acrobatiques de sa pratique. C’est cette dernière qui a été mise en scène vingt-et-un jours durant sur la Plaine de Plainpalais à Genève. Sous une halle en bois provisoire, des performances hautes en couleurs et en défis à la gravité ont fait le bonheur des spectateurs attirés par cette promotion d’une activité ludique et sportive qui a trouvé un second souffle et un ancrage durable dans le vingt-et-unième siècle.

En effet, une fois démontées les immenses pièces de charpente en sapin blanc qui le couvrait sur sa demi superficie, le skatepark retrouve sa définition originale, à savoir une immense piscine dont un démiurge-maçon aurait figé les vagues dans une topographie de béton. Cette dernière s’installe au cœur du revêtement en sable rouge qui a redessiné le losange historique de cette ancienne plaine marécageuse destinée jadis à la maîtrise de la scansion des pas cadencés de la soldatesque locale.

« rouler » ©phmeier

La conception de cet espace dévolu au roulement de toutes sortes de cycles – trottinettes, BMX, vélos ou skateboards – explore une spatialité paradoxalement assez nouvelle. Il s’agit tout d’abord d’une construction en négatif, un élément « enlevé » à la surface très horizontale léguée à la collectivité par l’antique présence aquatique. Puis, c’est à un monde organique qu’elle se réfère, mais contrairement à une des tendances contemporaines qui recherchent dans la fluidité formelle une voie pour l’architecture – on pense ici aux œuvres de la regrettée Zaha Hadid et de ses disciples – la réponse n’a rien d’une approche esthétisante. En effet, il est ici tenu compte d’un cahier des charges très précis, presque une logique fonctionnaliste où les tracés virtuels dans les trois dimensions deviennent le générateur de la forme. Aujourd’hui seuls quelques spécialistes dans le monde en maîtrisent le dessin à la manière de ceux qui tracent, dans les déserts ou les villes de la planète, les circuits de Formule 1.

Pour en saisir toute la joyeuse frénésie, il faut s’y rendre aux heures chaudes d’une fin de journée estivale, aux moments où se croisent et se frôlent, au centimètre près, tous les jeunes passionnés de glisse qui répètent leurs gammes, encore et encore, pour tenter d’atteindre à la perfection d’une figure aérienne. Pour en saisir toute la poésie, c’est alors à l’aube rosissante qu’il faut s’inviter discrètement, quand la ville s’éveille, et déambuler d’un pas curieux à l’intérieur de ces grisâtres canyons en haut desquels le skyline des arbres et des façades des avenues nous confirme le caractère profondément urbain de cette discipline.

vue aérienne ©constructo

+ d’infos

https://www.letemps.ch/culture/2017/09/21/plainpalais-zup-electrise-skatepark

Plaine de Plainpalais :

Architectes : ADR, Genève

Skatepark : Constructo, Marseille

Il faut sauver le cinéma Plaza (2)

Il y a deux ans je m’élevais contre la possible démolition d’un chef d’œuvre de l’architecture genevoise, celui qui est aujourd’hui enfermé derrière des panneaux de bois qui l’ont muré dans un assourdissant silence d’indifférences, à savoir la salle du cinéma « Le Plaza ». Deux ans plus tard, à quinze jours de la clôture de la récolte des signatures pour sa sauvegarde –initiative cantonale genevoise «  le Plaza ne doit pas mourir » –, il est indispensable de rappeler encore une fois toute l’importance de cet ouvrage majeur de la modernité inséré dans le tissu urbain et culturel de la ville de Calvin.

Inauguré à la fin de l’année 1952, il y a donc près de soixante-cinq ans, cet écrin d’un rouge vermillon – la couleur de ses 1250 sièges – fut le premier des trois cinémas que le célèbre architecte Marc-Joseph Saugey (1908-1971) a réalisé dans sa ville natale. Il fut le premier à pouvoir projeter des films dans le nouveau format de l’époque, le fameux Cinemascope. En ce temps là, l’avenir semblait radieux, les consciences ne rêvaient que de paix et de loisirs, dans une société qui voulait effacer de sa mémoire les années du désastre de la dernière guerre. Le grand panneau blanc qui dominait le croisement des rues du Mont-Blanc et de Chantepoulet conférait à Genève un petit air de Times Square, où les noms de Clark Gable, John Wayne, Marlon Brando, Grace Kelly ou Simone Signoret s’écrivaient en majuscule sous la grande enseigne à la typographie d’une rare élégance.

Plus que des mots, revoyons ci-dessous les photographies d’époque. Tout d’abord pour se souvenir d’une ambiance qui, plus que de la nostalgie, évoque une avant-garde dont notre début de siècle aurait tord de se priver. Mais aussi pour se convaincre de la nécessaire prise de conscience morale dans une action citoyenne qui pourrait le sauver de la disparition.

Photographe A. Kern

Photographe A. Kern

Photographe Gustave Klemm, ©documentation photographique Ville de Genève
Photographe Gustave Klemm, ©documentation photographique Ville de Genève
Photographe de Jongh
Photographe de Jongh
Photographe Franz Villiger

d’infos

Initiative populaire « Le Plaza ne doit pas mourir », à signer jusqu’au 15 septembre 2017 https://www.fichier-pdf.fr/2017/05/24/initiative-populaire-cantonale-lEgislative-formulEe-plaza/

FAS section Genève https://www.bsa-fas.ch/fr/sections/fas-geneve/

Alerte n° 141, Patrimoine Suisse, Articles de Catherine Courtiau (historienne de l’architecture) et Robert Cramer (directeur Patrimoine suisse et ancien conseiller d’Etat genevois)

Voir également https://blogs.letemps.ch/philippe-meier/2015/04/13/il-faut-sauver-le-cinema-plaza/

Les nouveaux totems du skyline new-yorkais (3)

Depuis deux ans elle fait débat. Depuis deux ans son improbable finesse défie les lois de la statique. Depuis deux ans son sommet dépasse celui de la la Freedom tower de quelques mètres, devenant la plus haute tour new yorkaise – sans les antennes – et l’un des immeubles de logements les plus élevés au monde.

Le gratte-ciel dans son contexte ©phmeier

La question qui hante l’esprit des habitants est la suivante : devait-on autoriser un tel dépassement de gabarit par rapport au skyline actuel? Les new-yorkais sont partagés, mais globalement plutôt hostiles. Certains y voient une forme d’arrogance, celle que l’argent de la promotion immobilière effrénée a autorisée au mépris de l’harmonie du paysage urbain, principalement celle observée depuis Central Park. D’autres acceptent l’exploit, celui annonciateur du surpassement par la technique de la vision iconique d’une ville en pleine mutation.

Toujours plus haut? Cette course à la hauteur, qui se déroule par pays interposés a-t-elle atteint ses limites? Si l’on se rapporte à l’infiniment petit qu’explorent les nanotechnologies, il est fort improbable que l’homme ne s’arrête là dans sa recherche de l’infiniment grand – celui de ses ouvrages défiant l’horizon terrestre. Cependant la vraie question que pose le gratte-ciel « 432 Park Avenue », est celle de sa proportion dans cette mégalopole qui s’est construite une identité, celle du fameux « bloc manhattannien » et de sa formalisation qui a déjà été évoquée dans ces chroniques architecturales.

Pour parvenir à construire cette nouvelle ode à la verticalité, il a fallu démolir une icône de la presqu’île : le fameux Drake Hotel dont les façades de briques des années vingt furent irrémédiablement grignotées en 2007 par les pinces des machines, emmenant avec elles, les fantômes des stars – Frank Sinatra, Judy Garland ou Jimmy Hendrix – qui en furent les visiteurs nocturnes éphémères. Le nouvel immeuble ne retient de l’ancien établissement que son adressage « 432 Park Avenue » – pour une entrée effective sur la 57ème rue – et une forme de rigueur du fenestrage que l’architecte du nouvel édifice, Rafael Viñoly, va pousser à son paroxysme : vingt-quatre fenêtres identiques par étage (de 10 pieds sur 10 pieds) réparties sur quatre-vingt-neuf étages, à savoir 2’136 fois le même module s’élevant sur les 424 mètres du gratte-ciel.

La répétition comme thème. Cette approche renvoie au projet de l’architecte allemand Ludwig Hilberseimer lors du célèbre concours pour le siège du journal « Chicago Tribune », en 1922. A l’image du premier concours pour le Palais des Nations de Genève, les intentions conceptuelles qui affluèrent

La même fenêtre du sol à la corniche ©phmeier

par dizaines restèrent couchées sur le papier, mais permirent à bon nombre d’architectes de s’y confronter dans des visions très antagonistes, qui affichèrent au grand jour la querelle des « anciens » contre les « modernes », alors de mise dans le monde culturel occidental de l’entre-deux-guerres.

L’idée principale que ce dessin devenu iconique dans l’histoire de l’architecture moderne véhicule, est celle d’une abstraction extrême générant une volumétrie très pure, annonciatrice d’un minimalisme en gestation, une sorte de « coquille vide », dont l’itération obsessive d’ouvertures identiques prendrait le pas sur une fonction devenue accessoire. Dans les années suivantes, la démarche a été de nombreuses fois formalisée jusqu’à celle aboutie par l’architecte Aldo Rossi pour le columbarium du cimetière de Modène : un cube parfait, perforé de 252 trous carrés s’ouvrant sur un atrium à ciel ouvert et dédié à la mémoire des défunts.

Un projet hors normes. A New York, l’offre programmatique ici proposée – des appartements de

Vue du 38e vers Central Park ©nschwable

surfaces hors normes – s’adresse à des millionnaires prêts à débourser des sommes indécentes en regard de la notion d’accès au logement collectif que l’on peut communément se faire. Un peu plus de cent appartements mis en vente aux plus offrants, avec un plan d’étage sans grande qualité typologique, à l’exception du seul double niveau avec piscine et autre activités communes qui ne vont pas sans évoquer la coupe du Downtown Athletic Club analysée de manière clairvoyante par Rem Koolhaas. Seule reste cette grille fascinante qui s’élève dans le ciel de la métropole, ce mirador pour nantis qui s’offrent la ville à leurs pieds.

Le paradoxe de ce gratte-ciel est qu’il a fallu attendre un architecte uruguayen, plus connu pour ses réalisations internationalisantes et « peu rationalistes », pour voir s’ériger au cœur de Manhattan un volume d’une radicalité que New-York n’avait plus connue depuis les célèbres « Twins ».

Les nouveaux totems du skyline new-yorkais (2)

Ground zero, quinzième année. Le public afflue dans le nouveau parc qui a figé dans un grand vide, l’éradication des deux célèbres « Twins ». L’herbe est rase, les arbres alignés au cordeau, les cheminements pavés de dalles en pierre rythment les pas des visiteurs. Les « private guards » font la circulation, empêchant toute déviation dans le parcours portant à se recueillir face aux deux excavations bordées des trois mille cent trente-deux noms des victimes : deux puits de granit noir à l’emplacement et la dimension exacts des deux tours de Minoru Yamasaki, et d’où jaillit une eau mémorielle. La charge symbolique est forte – trop forte? – et le sentiment d’appartenir à une terre consacrée est omniprésent.

Dans leur vision de la reconstruction du site du World Trade Center, les urbanistes ont donc décidé de remplacer le plein par le vide, comme si le devoir de mémoire ne pouvait s’effectuer que par une sorte de soustraction, ici urbaine, et que construire la ville sur la ville à cet endroit particulier avait été jugé inapproprié. Cette approche, à la fois louable et critiquable, fait surgir la question du remplacement de la silhouette inoubliable des deux tours qui avait marqué, d’une manière que l’on croyait inaltérable, le sud manhattannien pendant près de trente années.

Deux en un. A la gémellité parallèle des prismes purs des années soixante qui jouaient sur une tension interstitielle d’une très grande maîtrise, le vingt-et-unième siècle propose une série de six nouvelles tours aux formes globalement assez modestes – alors qu’on aurait pu s’attendre à une débauche formelle –, qui s’apprêtent à entourer le mémorial. La plus emblématique d’entre elles a déjà pris sa place dans le skyline new-yorkais : la Freedom Tower ou One World Trade Center. Dépassant de sept mètres l’altitude des anciennes « Twins » – hors antenne –, le bâtiment conçu par le groupe SOM (Skidmore, Orwell & Merill) affiche une volumétrie qui allie contemporanéité et efficacité. Une sorte de réinterprétation de la tour de bureau classique, à l’image de celles que les maîtres de la modernité ont érigées dans les années cinquante, et dont on aurait façonné les arrêtes afin de lui conférer une forme particulière.

La tour vue du parc ©phmeier

Cette habileté plastique s’inscrit dans une époque où la question de « pensée visuelle » de l’objet architectural est devenue essentielle. En le confrontant aux théories de la Gestalt, portées par les travaux de Rudolf Arnheim sur la question de la perception de l’œuvre d’art, et que le critique suisse Martin Steinmann a mis en évidence il y a quelques années, peut-on postuler que le bâtiment ne propose rien de plus qu’une belle et élégante déclinaison de l’International Style? La réponse est double. D’une part il y a la présence d’une façade lisse, en verre réfléchissant, tant de fois vue et revue dans l’univers nord américain de la tour de bureaux. Cette conformité n’a pas empêché, d’autre part, la rotation du plan d’étage (un carré qui se tourne de 45 degrés de sa base à son sommet) qui permet au volume de s’affiner visuellement – sans perdre un mètre carré de précieuse surface louée – et ainsi d’être perçu d’une manière assez subtile, faisant ainsi un lointain écho aux théories que Rem Koolhaas avaient développées dans son manifeste Delirious New York (1978).

Au-delà de ces réflexions, on constate que sa silhouette « twistée » commence à pénétrer l’imaginaire collectif. Pour preuve, les séries policières que les chaînes payantes américaines diffusent en boucle sur les écrans, s’appuient sur sa spécificité pour marquer l’ancrage d’un scénario dont l’action se déroule dans la « Grosse Pomme ». Un début de reconnaissance populaire qui devra se confirmer dans celle que l’histoire de l’architecture pourrait lui accorder dans le futur.

+d’infos 

Minoru Yamasaki (1912-1986) a conçu et réalisé le World Trade Center entre 1965 et 1973 (voir également https://blogs.letemps.ch/philippe-meier/2014/09/11/qui-se-souvient-de-minoru-yamasaki/).

Les cinq autres projets du site :

Two World Trade Center (BIG), projet en attente

Three World Trade Center (Richard Rogers), projet en chantier

Four World Trade Center (Fumihiko Maki), construit

Five World Trade Center (Kohn Pedersen Fox Associates), projet en attente

Seven World Trade Center (SOM), construit

Les nouveaux totems du skyline new-yorkais (1)

Au 56 de la Leonard Street, à la croisée du Midpacking et de Financial District, les architectes suisses Jacques Herzog et Pierre de Meuron achèvent un bâtiment de logements dont la silhouette étrange émerge radicalement et énergiquement du tissu urbain.

A la manière d’un empilement de boîtes, comme sorties d’un jeu d’enfants, chaque logement construit le volume – ou le déconstruit selon le point de vue – et s’oriente sur des vues de plus en plus impressionnantes, celles qu’offre la situation presque en pointe de la ville et qui s’intensifient à mesure que l’on monte dans les étages. Le principe n’est pas nouveau pour le duo bâlois qui, de l’Actelion busyness center à Aalchwil au Vitrahaus de Weil-am-Rhein, ont pu expérimenter la composition par agrégation tridimensionnelle, cependant dans des proportions plus modestes que celles appliquées dans ce sud new-yorkais.

vue du gratte-ciel dans son contexte ©cléameier
Ici, au cœur de Tribeca, pas d’intégration au milieu environnant, comme ils ont pu le postuler à une époque, mais une opposition de matière et de forme. Face à la brique et à la pierre qui fondent la nature morphologique de cet ancien quartier industriel devenu chic et branché depuis les années nonante, l’assemblage décalé de verre et de béton semble venu d’ailleurs. La verticalité impressionne d’autant plus lorsqu’on s’éloigne et qu’on la perçoit en rapport avec le skyline de la cité. Les new-yorkais rencontrés s’interrogent sur cet objet et, de manière générale, ne lui vouent pas une grande admiration.

S’agit-il d’un malheureux télescopage? Les lauréats du Pritzker 2001 auraient-ils ignoré le contexte?

En partie oui. Mais ce serait faire injure aux concepteurs, d’imaginer que la pensée manhatannienne était absente de leur démarche. En effet, si l’on se réfère aux propos théoriques de Rem Koolhaas, dans son livre Delirious New York, une des définitions du manhatannisme implique une volumétrie de gratte-ciel avec des formes qui s’affinent en s’élevant. Parmi les travaux qui en font la démonstration, le néerlandais cite les incroyables dessins au fusain d’Hugh Ferriss (1899-1962). Cet architecte, formé au diapason de l’enseignement « Beaux-Ats » dans sa ville natale de Saint-Louis, s’est ensuite déplacé à New York et s’est rapidement orienté vers une carrière de delineator, soit un perspectiviste qui se met aux services de confrères. Dès 1922, il a contribué par son talent d’illustrateur à la mise en place des nouvelles règles devant définir la volumétrie des gratte-ciel sous la direction d’Harvey Wiley Corbett (1873-1954), l’architecte théoricien des années trente qui s’intéressa à l’interprétation de la législation en cours à l’époque. Ces magnifiques vues d’un New York qui annoncent la sombre Gotham City de Kane et Finger, évoquent, sous le crayon de Ferriss, des paysages verticaux, que Koohlaas a appelé les « montagnes ferrissiennes ».

vue du socle © phmeier

Les questions abordées par ce dernier sur les origines conceptuelles et formelles de la « Big Apple » s’appliquaient plus à l’îlot classique, celui entre avenues et rues, qu’aux quartiers comme Greenwich Village ou Tribeca. En quoi Herzog & de Meuron ont-ils partiellement transféré un modèle ferrissien? Sans citer cette référence, les architectes font allusion, dans leur texte de présentation, à l’attention qu’ils ont portée au dessin du pied et du sommet de la tour. C’est effectivement à ces intersections de la coupe générale que se nichent les quelques éléments qui peuvent faire penser que le projet joue habilement avec son contexte. L’épaississement de la base de l’édifice se sert du thème de cette agrégation des volumes aléatoires que sont les appartements pour la raccorder à l’urbain, sans perdre la vison du tout. De même les penthouse des derniers niveaux parachèvent le sommet en déhanchant et affinant la silhouette pour la mettre en rapport avec le ciel. Deux subtiles allusions qui ne doivent pas faire oublier que la proportion du gratte-ciel est ici d’une finesse remarquable, en complète dichotomie visuelle avec les proportions de ses prédécesseurs.

Le second intérêt du projet est son positionnement clairement antinomique par rapport aux volumes prismatiques – anonymes et ennuyeux, selon les théoriciens des années soixante comme Robert Venturi –, comme le furent les tours de bureaux de l’International style dont certains projets de logements verticaux reprirent le caractère puriste. A l’angle de la Leonard Street et de Church Street, la volonté de marquer chaque unité de vie, comme des villas portées aux nues du ciel new yorkais, renvoie à un autre théorème dévoilé par Delirious New York, le « Théorème de 1909 », incroyable manifeste du début du vingtième siècle représentant une partie de structure abstraite avec une maison différente à chacun des étages d’un gratte-ciel imaginaire. De cette vision prémonitoire, Koolhaas en a tiré des leçons pour l’architecture contemporaine. Au 56 de la Leonard Street, à la croisée du Meatpacking et de Financial District, Herzog & de Meuron tentent d’en réinterpréter une énième et peut-être ultime variation.

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PS: ce blog a été publié la première fois sur la plateforme de l’hebdo.ch

A titre posthume

Il y a une année déjà, le 11 janvier 2016, la planète hyper connectée apprenait la disparition de David « Lazarus » Bowie, androgyne polyforme des années septante, artiste complet, personnalité sensible et en accord avec son époque. Il avait planifié à travers la sortie de Blackstar, son ultime et digne révérence musicale, la conclusion d’une carrière hors norme. Clap de fin? Pas vraiment. Quelques deux mois plus tard, le magazine Newsweek informe que des morceaux inédits existent et évoque une possible édition à titre posthume d’ici fin 2017.

Le 21 avril 2016, c’est au tour de l’icône de la pop funk, « Prince » Rogers Nelson, de rendre l’âme dans un dernier souffle opiacé. Moins de deux jours après sa disparition, le journal Le Monde, annonce la présence de plus de cinq cents titres et se pose la question éthique de leur diffusion post mortem. En effet, conclut le journaliste, on ne peut intellectuellement pas « applaudir la vision intransigeante d’un artiste pour finalement la diluer après sa mort ».[1]

N’en a-t-il pas toujours été ainsi?

Le monde de la culture se perd parfois en conjecture sur l’attitude « juste » à adopter lorsqu’un artiste disparaît, laissant derrière lui une œuvre parfois considérée comme étant inachevée. Combien d’esquisses froissées ou de dessins abandonnés dans les cartons défraîchis par des créateurs fatigués n’ont-ils pas été reproduits par la rotative quadrichromique sans l’approbation du défunt? Combien de brouillons de manuscrits perdus dans les recoins de caves ou de galetas poussiéreux n’ont-ils pas fait les beaux jours des éditeurs en peine de pouvoir se renouveler? Combien de personnages de fiction célèbres n’ont-ils pas été exhumés des sépultures de leur auteur d’origine pour en poursuivre de « nouvelles » aventures de papier afin de garantir un rentable tirage?

Poursuivre à tout prix. Le domaine de la bande dessinée est peut-être celui qui, aujourd’hui, s’est le plus clairement positionné face à cette problématique d’ordre éthique qui consiste à poursuivre ou non une série à succès. Les aventures d’un célèbre héros doivent-elles en rester là où les a laissées un auteur désormais parti à jamais pour écrire d’autres histoires dans les limbes de l’inconnu? D’un côté se placent ceux pour qui la mort devient une acceptation sine die du terme de l’œuvre. Ici se range l’arrêt définitif des reportages de Tintin, au lendemain de la mort de Georges Rémy – que l’on nuancera néanmoins par la parution en 1986 des esquisse réunies dans le vingt-quatrième et ultime album : « Tintin et l’Alph’art ». De l’autre, s’affichent les poursuiveurs d’icônes du huitième art, qui sous couvert d’une pseudo-fidélité au lectorat, exploitent la « franchise » d’un personnage, dont la silhouette familière permet d’alimenter les comptes bancaires d’héritiers en mal de reconnaissance. Grâce aux tenants de cette deuxième approche, aujourd’hui la plus répandue, certains héros (cow-boy solitaire, groom hyperactif ou ancien capitaine de la RAF) ont survécu à leur géniteur par l’habile trait de crayon de jeunes imitateurs talentueux qui s’approprient et recyclent un modèle appartenant autant à l’imaginaire collectif qu’à la maison d’édition.

Qu’en est-il du monde de l’architecture?

Le récent achèvement du mémorial Franklin D. Roosevelt, qui plonge sa poupe de granit blanc dans les eaux grises de l’East River, quarante ans après la mort de son auteur, Louis I. Kahn, offre l’opportunité de s’intéresser au débat.

Précisons tout d’abord que les enjeux et les investissements des communautés de la plume, du crayon ou du vinyl permettent de prendre certains risques financiers, autres que ceux engendrés par une construction immobilière. Remarquons ensuite que le septième art, impliquant des productions parfois plus élevées que celles du domaine bâti, a récemment franchi un pas en faisant fi de la présence humaine, grâce à la numérisation hyperréaliste permettant de remplacer un acteur disparu par son double virtuel. Le dernier opus de la saga Star Wars, « Rogue one » sorti en décembre 2016, l’ayant admirablement démontré avec la reprise du personnage, le Grand Moff Tarkin, son acteur Peter Cushing qui l’avait créé en 1977 ayant disparu en 1994. Une pierre de plus à l’édifice de cette réflexion quant à la nécessaire présence physique, et donc vivante, de l’auteur d’un projet culturel.

Acte de bâtir. Un préalable est cependant nécessaire pour mieux appréhender la question fondamentale de la genèse de la production architecturale de la fin du vingtième et du début du vingt-et-unième siècle. Contrairement à l’écrivain, au dessinateur, au peintre ou au sculpteur, la particularité du domaine architectural est caractérisée par la dissolution de l’acte créatif à travers différents intervenants. L’aboutissement en est un volume construit qui émerge à la fin d’un long processus, ce dernier lui conférant, sur ce plan, une similitude avec le septième art. En effet, si l’espace – terme au combien indéfinissable et abstrait – se conçoit au départ très intellectuellement et très abstraitement, sa concrétisation nécessite de nombreux intermédiaires qui impliquent des dessins, des calculs et surtout des artisans qui en matérialisent les contours. Vu sous cet angle très séquentiel, il pourrait paraître simple de conclure que la disparition de l’architecte – un des maillons de cette longue chaîne opérationnelle – ne devrait pas poser trop de problème pour réaliser, de manière temporellement décalée, un travail imaginé en amont.

Or il n’en n’est rien et l’appréhension de cette thématique est somme toute assez complexe car elle renvoie presque toujours à la figure de l’architecte concepteur.

Pour corroborer ces interrogations, deux exemples viennent immédiatement à l’esprit : ce sont les reconstructions de deux bâtiments éphémères ayant marqué durablement l’histoire de l’architecture. Tout d’abord le Pavillon de l’Esprit nouveau (Le Corbusier et Pierre Jeanneret) réalisé pour l’exposition des Arts décoratifs à Paris en 1925, qui fut refait à l’identique en 1977 à Bologne par José Oubrerie et Giuliano Gresleri. Son presqu’alter ego, celui de l’exposition universelle de Barcelone de 1929, le fameux Pavillon de Barcelone, dû à Ludwig Mies van der Rohe a été rebâti entre 1983 et 1986, par Cristian Cirici, Fernando Ramos et Ignasi de Solà-Morales sur un emplacement légèrement décalé par rapport à celui original. Dans les deux cas, il s’est agi de reconstruire un objet ayant déjà préalablement existé. Dans les deux cas les « nouveaux » architectes ont passé un nombre incalculable d’heures en analyse de plans et de photographies de l’époque pour ne pas trahir l’essence du projet originel. Dans les deux cas un des membres de l’équipe a été un historien de l’architecture démontrant que, malgré la pré-existence bâtie, la pertinence de la juste adéquation à la conception première a été recherchée.

Pour compléter cette première approche de réflexion, on peut citer deux autres réalisations célèbres qui étaient commencées mais en cours de chantier lors du décès de leurs auteurs respectifs : il s’agit de la « Sagrada Familia », l’organique et géante nef d’Antonio Gaudi, et de « Saint-Pierre de Firminy », la canonique et sculpturale église du même Le Corbusier, commencée cinq années après sa mort, sous la conduite de son ancien bras droit, le déjà cité José Oubrerie. Deux objets laissés au stade de « ruines vivantes », où malgré ce caractère inachevé, un substrat matériel partiel fut à disposition de ceux qui durent reprendre le flambeau afin d’offrir à la lumière un écrin bâti bien réel. Ici la genèse de l’œuvre était à la fois présente sur le site, mais également enfouie dans des dessins et des maquettes.

Four freedoms park. Pour revenir au projet new-yorkais, les données étaient encore différentes : le projet n’était pas complètement développé et n’était illustré que par quelques croquis et dessins, et par un testament oral demeuré célèbre sous la forme d’un texte énigmatique du maître américain : « J’avais en tête que ce mémorial devait être une chambre et un jardin » [2]. C’était en 1973, soit une année avant la disparition de l’architecte. Cette année-là le projet est officiellement annoncé par le maire de l’époque, John Lindsay, comme devant prendre place au milieu de l’East River, à la pointe sud de ce qui s’appelle désormais la Roosevelt Island. Le projet fut repris en 2005, à une époque où la figure kahnienne était médiatiquement mise en avant par le très bel hommage cinématographique de son fils Nathaniel (« My architect, A son’s journey », Oscar du meilleur documentaire en 2004). Le projet put renaître sous l’égide de Gina Pollara, qui fut en parallèle co-curatrice d’une grande exposition de dessins de Kahn, et de William van den Heuvel, ancien diplomate américain qui fut le catalyseur permettant la récolte des cinquante-trois millions de dollars nécessaires à sa réalisation. L’opération a duré sept années et n’a pas pu compter sur d’anciens collaborateurs du concepteur, ni sur des plans d’exécution au sens technique du terme. Cependant, les archives recelaient de nombreux détails de l’époque esquissés par le maître de Philadelphie. Dès l’origine, il s’agissait de bâtir un parc et un monument à la mémoire de l’ancien président américain, et plus particulièrement, à celle des paroles de sa fameuse allocution du 6 janvier 1941, prononcée lors du rituel discours sur l’Etat de l’Union, resté dans l’histoire sous le titre des « Four freedoms ».

Après près de quarante années d’une longue épopée, le site a été ouvert au public en octobre 2012.

Lorsqu’on aborde la critique de ce type de projet, un peu mythique, on doit se résoudre à ne pas s’abandonner à la contemplation d’un ouvrage rare dû à une des icônes de la pensée architecturale du vingtième siècle, mais bien de continuer à s’interroger sur le fond du débat. Fallait-il réaliser ce projet quand on sait qu’il ne figure que sur une seule page de la première grande monographie consacrée à Louis I.Kahn, publiée à Zurich en 1977 [3], et uniquement sous la forme de dessins déjà posthumes, puisque datés du 11 avril 1975? Et si oui, l’a-t-il été dans l’esprit de sa conception des années septante? A ces deux légitimes questions, on peut aujourd’hui répondre par l’affirmative. Tout d’abord, parce que le programme, à l’image des deux pavillons précités, peut se résumer à une pure spatialité, dont la présence s’affiche au delà des modes, des évolutions sociétales ou des progrès technologiques. Ensuite parce que la réalisation est exemplaire : d’abord parce que les américains savent souvent très bien construire, principalement sur le plan culturel, et ensuite parce qu’elle s’appuie fidèlement sur les précieux documents archivés dans le fonds dédié à Louis I. Kahn à l’université de Pennsylvanie.

Le monument se présente sous la forme d’un immense cénotaphe à ciel ouvert, une architecture de sol, où les géométries élémentaires, chères à l’architecte, s’inscrivent dans ce morceau de territoire que l’on pourrait qualifier de « bout du monde ». Le jardin en légère pente s’inscrit dans un triangle bordé symétriquement par deux fois soixante Tilia cordata (tilleuls à petites feuilles) de presque vingt ans d’âge. La « chambre » – « the room » – qui achève la composition et la séquence architecturale est composée de cent-nonante blocs de granit, dont certains atteignent les trente-six tonnes. Ils ont été déplacés de la même manière que le firent les égyptiens de la haute Antiquité, à savoir dans de grandes fosses de sable où ils purent être être tournés lentement sans endommager les angles. Cette mise en œuvre aurait plu à son concepteur, lui qui, lors de son voyage en Europe entre 1928 et 1929, a rempli ses carnets de croquis de monuments antiques qu’il admirait tant et qui furent la source d’inspiration d’une grande partie de sa pensée et de son œuvre.

Au-delà de ces aspects techniques, c’est bien l’esprit de Kahn qui affleure dans chacun des détails reproduits avec un soin presque dévotif, caractéristique de nos cousins d’Outre-Atlantique lorsqu’ils ont décidé de rendre hommage à un de leurs pères. Les proportions de ces « colonnes » en pierre sont admirables et le joint d’un pouce – 2.54 centimètres – laissé entre elles confèrent à la « chambre » un caractère typiquement kahnien quand on connaît son obsession pour cet espace qui était pour lui « le commencement de l’architecture […] le lieu de l’esprit ». Enfin le cube parfait faisant office de porte d’entrée au mémorial, renvoie à des notions de formes platoniciennes qui furent à la base des réflexions de Louis I. Kahn sur la composition architecturale. Sur la face sud de cet objet en hommage à la géométrie élémentaire grecque est gravé, à la main, le texte intégral de Franklin D. Roosevelt. Il s’offre symboliquement au monde, puisque la « chambre » est ouverte sur la rivière, et sur son au-delà qu’est l’océan. Cependant le symbole est encore plus puissant, car le discours s’adresse en fait directement aux peuples du monde. En effet la tour du siège de l’ONU  – dont Le Corbusier avait esquissé les principes volumétriques et qui domine placidement le chef d’œuvre posthume de cet autre grand génie du vingtième siècle – crée le lien métaphorique entre la parole du président des Etats-Unis d’Amérique, et sa possible réception par les cent-nonante-trois états membres de l’institution.

+ d’infos

[1] http://www.lemonde.fr/musiques/article/2016/04/23/mort-de-prince-est-il-ethique-de-publier-des-inedits-posthumes_4907455_1654986.html#f2KuX3kSw2kbkjqq.99

[2] Texte complet et original de Louis I. Kahn lors d’une conférence au Prat Institute en 1973 : « I had this thought that a memorial should be a room and a garden. That’s all I had. Why did I want a room and a garden? I just chose it to be the point of departure. The garden is somehow a personal nature, a personal kind of control of nature, a gathering of nature. And the room was the beginning of architecture. I had this sense, you see, and the room wasn’t just architecture, but was an extension of self ».

[3] Heinz Rohner, Sharad Jhaveri, Alessandro Vasella, Louis I. Kahn Complete work 1935-1974, Institute for History and Theory of Architecture, EPFZ, Zurich, 1977.

 PS: ce blog a été publié la première fois sur la plateforme de l’hebdo.ch