L’architecture dite monumentale a-t-elle encore un rôle symbolique à jouer au sein de nos sociétés actuelles, par leur nature, ou par effet de balancier historique, l’égalitarisme est de rigueur? Par monumentale, je pense ici à une spatialité qui dépasse l’ordinaire. Celle qui affecte d’une manière ou d’une autre notre sens de la perception et modifie les codes de notre vécu.
Il fut une époque lointaine où les efforts des architectes pour monumentaliser l’espace étaient concomitants avec la notion de spiritualité. Toute l’histoire de la grande architecture en atteste. Comme premier exemple, viennent à l’esprit les quarante-trois mètres de la demi-sphère du Panthéon d’Hadrien. Ouverte sur le cosmos par son incroyable oculus sommital, la grandeur de la coupole n’aspirait à rien d’autre que de démontrer la toute puissance de l’Empire romain – et son cortège de divinités païennes –, face aux balbutiements d’un christianisme naissant. Cette dernière religion, reprenant à son compte ce modèle, n’a fait que repousser les limites de la conception structurelle afin d’affirmer l’hégémonie divine à travers un espace sacré de plus en plus gigantesque, où le fidèle devait y reconnaître un signe fort « d’en haut ».
Sécularisation du monument. A la fin du siècle des Lumières, les émeutiers de la Bastille ayant décapité toute velléité de continuité d’une monarchie de droit divin, les thèmes convoqués par le discours monumentaliste se sont alors tournés vers d’autres contenus dont on peut retenir : les cinq cent cinquante mètres du Crystal Palace de Sir Joseph Paxton qui abritaient dans sa nef d’acier et de verre les surfaces de l’exposition universelle de 1851 ; les neuf magistrales coupoles de la Salle des Imprimés – ancienne bibliothèque nationale – d’Henri Labrouste qui recouvrent de leurs fines arcades ciselées en acier tout le savoir de l’humanité ; l’immense salle de l’opéra Garnier renvoyant à la face du monde la virtuosité des répertoires classiques ou encore les visions piranèsiennes du palais de justice de Bruxelles, affirmant avec emphase l’indépendance du pouvoir judiciaire.
Avec l’avénement de la démocratie, la spatialité monumentale est devenue, au cours des années, une expérience physique d’une plus grande rareté. En Suisse, pays où la modestie et la mesure priment sur la production de très grands volumes, les exemples construits au vingtième siècle se comptent sur les doigts de la main, le dernier en date étant peut-être la grande salle du Kultur- und Kongresszentrum Luzern (KKL) conçue par l’architecte Jean Nouvel.
Contraste saisissant. C’est dans cette région que vient d’être achevée la nouvelle centrale énergétique de Perlen. Adossée à la fabrique de papier du même nom, l’énorme structure s’installe dans une verdoyante contrée du nord-est de Lucerne, dans une plaine aux coteaux typiques de la Suisse centrale, où flotte comme un parfum originel et nostalgique de fondation confédérale. Ici s’est donc échouée cette espèce de porte-avions de béton et d’acier, ce gigantesque vaisseau interstellaire strié verticalement, cette machine sortie tout droit de l’imaginaire des Marvel. Ancré au bord du Reusskanal, cet immense radiateur – la métaphore n’est ici pas abusive – va transformer par le feu les surplus de notre humanité hypermoderne qui cherche, presque désespérément, une issue acceptable à son consumérisme effréné.
Là au cœur de cette tranquille campagne, tout est hors norme : tout d’abord la halle en béton qui accueille le ballet incessant des camions déversant les rebuts de la région ; puis les deux silos d’accumulation où une pince d’acier vient agripper les déchets pour les jeter dans les fourneaux ; enfin des kilomètres de galeries en acier zingué lancées dans les nefs industrielles où courent les tuyaux porteurs de la vapeur produite. La sentence biblique « poussière tu fus, et poussière tu redeviendras » se transforme en un nouvel axiome qui postule que « tout ce qui est produit par l’énergie redeviendra énergie ».
A Rost, le feu est omniprésent. Ce n’est plus le feu de l’enfer, craint par le pénitent pénétrant les nefs gothiques magistrales, mais celui, volé pour les hommes sur le mont Olympe, et qui alimente les entrailles de ce temple dressé en hommage à un Prométhée des « Temps modernes » que le grand Chaplin ne renierait pas. A Rost, le géant produit annuellement l’équivalent énergétique de toute la ville de Lucerne, fournit de l’électricité pour trente-huit mille habitants, épargne la consommation de quarante millions de litres de carburant et réduit de nonante mille tonnes les rejets de CO2 dans l’atmosphère. Les chiffres sont titanesques, à l’image de cette centrale.
Une des principales questions que cette incroyable réalisation soulève, relève autant de l’architecture, de l’ingénierie ou des sciences de l’environnement que des statistiques. En effet, la boucle incessante de la production, de la consommation et de l’évacuation qui aboutit à ce type de recyclage, est-elle écologiquement équilibrée et se pose-t-elle comme une des composantes alternatives possibles à notre sortie programmée du nucléaire?
+ d’infos
Deon Architekten AG, Lucerne
www.deonag.ch/objekte/96-kva/
www.renergia.ch/
PS: ce blog a été publié la première fois sur la plateforme de l’hebdo.ch