Une tour végétale

Les communes de l’ouest lausannois ont actuellement le vent en poupe : prestigieux prix Wakker 2011 pour leur planification urbaine exemplaire, synergies multiples autour du pôle de savoir qu’est l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne et, depuis peu, la présentation du premier édifice vertical du vingt-et-unième siècle en Suisse romande : la « Tour des Cèdres », sise au cœur de la commune de Chavannes-près-Renens. Issu d’un concours international, suite au vote positif des concitoyens – à près de soixante pourcents – pour la réalisation d’une tour sur leur territoire, le projet a été révélé au public le 3 novembre 2015. Damant le pion à sa « concurrente » qui ne verra jamais le jour sur le site de Beaulieu, la désormais abandonnée « Tour Taoua », celle qui va s’édifier le long de l’avenue du Tir fédéral, en rive du futur quartier des « Cèdres », aborde un thème conceptuel typique de la modernité : l’immeuble-villas, ici associé à la notion de grande hauteur.

En 1978, l’architecte et théoricien hollandais Rem Koohlaas, révèle dans son ouvrage Delirious New York, un ancien document appelé le « Théorème de 1909 » qui illustre une utopie où apparaissent des maisons individuelles posées sur les étages d’une grande structure en acier, héritées de la conception des premiers gratte-ciel de Chicago. Si ce dessin permet à l’auteur de développer des intentions théoriques qui lui sont propres – l’indépendance programmatique –, il est aussi révélateur d’une volonté persistante chez l’être humain de posséder à tout prix son « lopin de terre », fusse-t-il dans les nuages.

Les premiers concepts. Dès 1922, Le Corbusier proposait sa propre version de l’immeuble-villas, à travers des dessins désormais célèbres, où l’architecte conjuguait des appartements en duplex à de grandes loggias dans lesquelles la végétation pouvait se développer et donner l’illusion de presqu’habiter dans la nature. Si la conception urbaine est restée sous la forme de papier, le grand penseur du Mouvement moderne en réalisera néanmoins une version partielle, sous la forme du « Pavillon de L’Esprit nouveau » présenté lors de l’Exposition internationale des Arts décoratifs en 1924 à Paris.

La thématique de l’immeuble végétalisé prend plus tard encore une autre voie conceptuelle sous la plume de l’artiste Friedensreich Hundertwasser qui, dès les années cinquante, se pose en partisan d’une vision humaniste et écologique de la ville. Atteint en son fort intérieur par les affres de la deuxième guerre mondiale et ses conséquences dramatiques – la blessure de l’atomisation japonaise et la reconstruction massive « en angle droit » –, il en vient à développer une vision où la courbe, la nature, l’architecture et l’homme forment un tout harmonieux. A ses yeux, l’intégration de l’arbre est le symbole d’une « guérison » possible de l’architecture (titre d’un célèbre tableau de 1972). Il en concrétisera plusieurs versions construites dans les années quatre-vingt, dont sa propre maison à Vienne.

La French green touch. C’est enfin en France que s’effectuent les dernières recherches sur cette thématique à la fin du vingtième siècle sous l’impulsion de précurseurs comme Patrick Blanc – inventeur du « mur végétal » –, François Roche – architecte théoricien iconoclaste en marge de la production – ou Edouard François, considéré comme un des premiers architectes écologistes. Ce dernier réalise au début des années deux mille, la « Tower Flower », bâtiment étrange, sorte d’étagère à pots de fleurs géants, tout droit sortis de l’univers de l’artiste Jean-Pierre Raynaud, et qui a également bénéficié des conseils de Patrick Blanc. Conçu pour des appartements en accession à la propriété, le projet offre une version très radicale de l’immeuble-villas, sans doubles hauteurs, mais avec un effet saisissant, quand on le place dans le monde du logement à la française.

La future « Tour des Cèdres », due à l’architecte milanais Stefano Boeri, s’inscrit dans la continuité de pensée de cette vision initiée au siècle précédent. A Chavannes-près-Renens, le thème végétal est ici introduit dans les façades d’un immeuble vertical, faisant comme un écho centenaire aux propos du « Théorème de 1909 ». Il conjuguera près de trois mille mètres carrés de plantes en bacs avec environ quatre-vingt cèdres plantés en pleine terre et se développant en porte-à-faux de l’enveloppe.

L’écologie à l’italienne. L’architecte n’en n’est pas à son coup d’essai, puisqu’il vient de livrer deux immeubles de logements à Milan qui explorent ce principe de faire subsister des arbres à plus de cent mètres de hauteur. Ce projet, le « Bosco verticale » – la forêt verticale –, reprend à son compte les expériences précédemment décrites : introduction du végétal comme présence et élément de filtre entre l’habitat et le vide, jeu plastique et volumétrique permettant de libérer des espaces en double ou triple hauteur pour offrir de la place au développement des végétaux, maîtrise des composants biologiques pour la plantation en « jardinières ». A cela s’ajoute des technologies propres à notre époque qui exige le risque zéro, et donc d’être conforté par la science botanique – avec l’apport indispensable de la paysagiste Laura Gatti – et d’être confronté à un passage obligé en soufflerie pour contrôler la tenue des arbres face aux conditions météorologiques.

Forte de ce préalable déjà passablement médiatisé, la nouvelle tour qui prendra ses fondations dans les terres de la périphérie lausannoise, attise déjà toutes les espérances d’une architecture exploratrice et en accord avec son temps, celui de la « légèreté » décrite par le philosophe Gilles Lipovetski, dans son dernier ouvrage. En effet, les illustrations présentées dans les planches du concours sont une invitation à habiter à plusieurs dizaines de mètres au-dessus du sol, dans une attitude de bien-être, ou de « zénitude » – propre à notre époque –, face au lac et aux Alpes, avec comme premier plan un cèdre du Liban, planté en pleine terre au niveau de la terrasse : de quoi fasciner une tranche de la population en quête de nouveaux modes d’habiter.

Au delà de cette adéquation à l’air du temps, les auteurs du projet ont donc pour mission de matérialiser ce séduisant concept et d’ancrer cette tour dans le paysage de l’arc lémanique, afin d’éviter l’écueil de proposer une déclinaison trop littérale de celle érigée au sud des Alpes. C’est sous cette condition, certes ambitieuse – mais le principe même d’une tour dans ce lieu n’en est-elle la prémisse ? –, que le projet atteindra son objectif. Une finalité qui, depuis l’aube de l’humanité, confère à l’architecture le dessein de ne pas être un produit, mais bien une réflexion majeure pour un site, pour une région et pour les générations futures.

+ d’infos

http://lescedres.chavannes.ch

Sophie Nivet, Le Corbusier et l’immeuble-villas, Mardaga, Wavre, 2011

PS: ce blog a été publié la première fois sur la plateforme de l’hebdo.ch

Publié par

Philippe Meier

Né à Genève, Philippe Meier est architecte, ancien architecte naval, enseignant, rédacteur et critique. Depuis plus de trente-cinq ans, il exerce sa profession à Genève comme indépendant, principalement au sein de l’agence meier + associés architectes. Actuellement professeur de théorie d’architecture à l’Hepia-Genève, il a également enseigné durant de nombreuses années à l’EPFL ainsi que dans plusieurs universités françaises. Ses travaux et ses écrits sont exposés ou publiés en Europe et en Asie.

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