Dans toutes les professions, et encore plus dans celles liées à l’art ou l’artisanat, la notion de maître est présente dans la formation: compagnons des métiers d’art, maîtres d’atelier de peinture, de sculpture ou d’architecture, grands réalisateurs du septième art, ils ont tous, par leur savoir, leur comportement ou leur personnalité, eu un impact profond sur le cursus des plus jeunes. Dans le monde de la sculpture, chacun a en mémoire le parcours de Camille Claudel dans sa relation tourmentée avec son maître Auguste Rodin qui dira d’elle : « Je lui ai montré où trouver de l’or, mais l’or qu’elle trouve est bien à elle» (2). Dans le monde du cinéma, l’influence de Jean-Luc Godard n’est plus à rappeler tant elle fut grande sur des metteurs en scène majeurs comme Scorsese, Tarantino ou Jarmush, que ce soit par ses films, ses écrits ou ses déclarations publiques. En architecture, les grands professeurs de l’époque Beaux-Arts étaient capables d’envolées lyriques devant une assistance souvent fascinée par la figure tutélaire du maître. Certains se souviennent d’Eugène Beaudouin, directeur des études d’architecture à l’École d’architecture de l’Université de Genève (EAUG), auteur de «brillantes critiques [quand il s’agissait] davantage d’un cours magistral que d’un échange ou d’un dialogue entre enseignant et enseignés (3) ». À l’école polytechnique fédérale de Zurich, dans les années 1960, le professeur Werner Œsli passait avec sa cour d’assistants devant les centaines de projets d’étudiants de première année souvent sans un commentaire, mais soudain s’arrêtait pour une critique remarquable si le projet l’intéressait, ou était capable de railler avec humour certaines propositions jugées ineptes, marquant les esprits (4). Dans ces mêmes années, on citera encore brièvement : les célèbres paroles, accompagnées des croquis au tableau noir de Louis I. Kahn lors de sa conférence « Silence and Light » à l’Auditorium maximum de l’École polytechnique de Zurich en 1969, qui ont marqué une génération d’étudiants (5) ; les aphorismes de Luigi Snozzi dont la pertinence résonne encore aujourd’hui aux oreilles de ceux qui les ont bien assimilés ; plus récemment, les esquisses sur des mètres de calque déroulé qu’effectuait Patrick Berger à l’EPFL dans un silence de cathédrale avant qu’elles ne soient affichées puis commentées par le professeur pour le grand bonheur de l’assemblée.
La scène finale du film The Fabelmans, lorsque John Ford, génialement incarné par le réalisateur David Lynch, dit au jeune Samuel, double cinématographique de Steven Spielberg (6), « quand l’horizon est au milieu c’est ennuyeux à mourir » (7), explicite à merveille ce moment magique de transmission de connaissance, celui qui jalonne les par- cours de tous ceux qui sont réceptifs aux paroles de leurs aînés. Le montage montre de manière ô combien subtile le comportement un peu naïf et perdu de l’un, la dureté feinte de l’autre, le remerciement du jeune et la tendresse du vieux maître qui lâche finalement un «my pleasure» à son cadet.
Les biographies des grands artistes, anciens ou modernes, sont émaillées de ces moments sublimes où une parole, un acte, un dessin marquent à jamais la pensée de celui qui va peut-être devenir lui-même formateur d’une future vocation. Les Vite de Giorgio Vasari furent un des premiers réceptacles de la grande histoire de l’art (8). Parmi les anecdotes les plus célèbres, celle de Giotto ayant peint une mouche sur un portrait commencé par son maître Cimabue, lequel reprenant le pinceau essaie de chasser de la main ce qu’il prend pour un réel insecte. À l’aune d’une période où l’omniprésence numérique envahit des écrans sans âmes, puissent se poursuivre encore longtemps ces contacts uniques empreints de grâce culturelle entre deux êtres humains, quand l’instant devient un jalon mémoriel tant l’émotion est puissante.
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Le présent article n’a eu aucun recours à l’« intelligence artificielle » ou tout autre moyen d’aide à la rédaction.
Notes
1) «Now remember this: when the horizon is in the bottom, it’s interesting; when the horizon is at the top, it’s interesting ; when the horizon is in the middle, it’s boring as shit ! » (Réplique de John Ford interprété par David Lynch au cours de la dernière scène du film The Fabelmans, de Steven Spielberg, 2022.)
2) Monique Laurent, Rodin, Chêne/Hachette, Paris, 1988, p. 76.
3) Jacques-Xavier Aymon, «Enseignements des domaines du bâti et de l’environnement », Interface n° 37, FAI, Genève, 2022, p. 8.
4) Souvenirs de Patrick Mestelan, architecte et professeur à l’EPFL (1990-2012), ancien étudiant de Werner Œsli à l’EPFZ, recueillis par l’auteur le 1er septembre 2023.
5) Voir à ce sujet, Patrick Mestelan, Louis I. Kahn, Silence and Light: actualité d’une pensée, Cahiers de théorie, no 2-3, 2000.
6) Dans une interview de 2011, Steven Spielberg relate à John Favreau sa propre rencontre avec la légende du cinéma américain. Voir https://www.youtube.com/watch?v=hHHB- dKUqj6U (consulté le 15.01.2024).
7) Voir la note 1.
8) Giorgio Vasari, Les Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes (Le Vite de più eccellenti pittori, scultori e architettori), première édition en 1550 par Torrentini. Parfois fausses, les anecdotes relatées dans l’ouvrage de Vasari reflètent néanmoins une certaine forme de réalité, parfois emphasée par l’auteur.
Ce texte a préalablement été publié dans une forme légèrement différente dans l’ouvrage : François Joss, « OMBRES & LUMIÈRES – Un regard croisé entre le cinéma et l’architecture », EPFL Press, Lausanne, 2024.