En cet hiver 2022-2023, je revisite le patrimoine bâti genevois des années 1980 en collaboration avec la revue Interface. Grâce au relevé photographique de Paola Corsini, un petit retour dans le temps permet de prendre conscience de ce court moment charnière pour l’architecture du XXe siècle où l’histoire vient questionner la modernité qui s’achève.
Sur les hauteurs du quartier des Grottes se dresse le désormais célèbre immeuble de logements collectifs dit des « Schtroumpfs » et ses deux extensions postérieures. Evoquant pour la presse d’alors à la fois les habitations des petits personnages bleus de Peyo, et l’univers onirique de l’architecte catalan Antonio Gaudi, la construction s’inscrit dans une tendance « pop » ou « kitsch » propre à cette période des années 1980. Son co-concepteur, Christian Hunziker est un ancien collaborateur de l’architecte genevois Marc-Joseph Saugey (1908-1963). Aux côtés de celui-ci il a participé activement à la réalisation de plusieurs projets majeurs de la modernité genevoise comme l’immeuble « Miremont-le-Crêt » à Champel (1953-1957) ou une villa à Pregny-Chambésy au bord du lac (1960-1962). Pour cette dernière, l’approche organique du plan, avec sa rampe centrale et sa volumétrie très découpée (1), est peut-être un prémisse à la conception du bâtiment de la rue Louis-Favre.
Cette architecture organique, avec sa composante que l’on pourrait qualifier de populiste, parce qu’elle s’adresse presque sans codes complexes à tout un chacun, met en valeur une volumétrie dans laquelle l’angle droit disparaît. Ici, murs courbes en crépi, bow-window en métal coloré, poteaux en forme de spirales ou de champignons, fenêtres de formes diverses et variées, étage d’attique entièrement en charpente en bois sont les ingrédients du concept. Il s’agit d’une composition à la fois hors du temps, mais en fait bien ancrée dans son époque, celle qui rejeta le rationalisme vu comme une forme de diktat intellectuel. Cette penséeforte a fait dire à Robert Venturi, un des grands théoriciens du mouvement postmoderne : « Les architectes n’ont aucune raison de se laisser plus longtemps intimider par la morale et le langage puritain de l’architecture moderne orthodoxe » (2).
Une fois réalisé, la réception des constructions dans ce quartier historiquement populaire a été plutôt bonne. Cependant ce ne fut pas le cas de l’ensemble de la population genevoise dont une bonne partie y a vu une exubérance non calviniste ou une espèce de dérive par rapport à la ville traditionnelle. Par contre les immeubles ont assez rapidement attiré le tourisme, à tel point que le site de la confédération le mentionne encore toujours comme lieu à voir sur le territoire genevois (3).
Lors de leur mise en œuvre, les architectes avaient laissé aux ouvriers une certaine marge de manœuvre dans la pose des murs, dans l’assemblage des briques, des carrelages ou de la couleur : une forme de reconnaissance de la qualité de la main de l’artisan, formatrice de la spatialité. Il y a là encore une lointaine référence à l’artiste Gaudi quand il faisait construire les bancs du Parc Güell à Barcelone (1900-1914) à partir d’éclats de céramiques ré-assemblés par les constructeurs dans des formes organiques et animalières que l’auteur avait imaginées.
Au-delà des débats idéologiques, les bâtiments sont clairement le reflet d’un moment de l’histoire de l’architecture. Sans leur enlever une qualité formelle et sociale, ils demeurent cependant une exception dans la vision de la ville européenne, reconnue pour une construction de pensée où les rues et les places, les squares et les jardins hérités de la formation de la cité ancienne sont des points d’ancrage.
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1) Philippe Meier, « Villa SI Rives de Pregny » in Philippe Meier (éd.) Marc-Joseph Saugey architecte, édition FAS_Genève, Genève, 2012, pp. 48-49.
2) Robert Venturi, « De l’ambiguïté en architecture », 1966 (1980 pour la traduction française).
Architectes : Robert Frei, Christian Hunziker, Georges Berthoud, 1980-1984.
Voir aussi, Interface 36, « Les années 1980 à Genève », décembre 2022, avec des textes de David Hiler, Sabine Nemec-Piguet, Philippe Meier et Patrick Chiché, ainsi qu’une interview de Jacques Gubler.
En cet hiver 2022-2023, je revisite le patrimoine bâti genevois des années 1980 en collaboration avec la revue Interface. Grâce au relevé photographique de Paola Corsini, un petit retour dans le temps permet de prendre conscience de ce court moment charnière pour l’architecture du XXe siècle où l’histoire vient questionner la modernité qui s’achève.
L’enveloppe du bâtiment sis au 8 quai du Cheval-Blanc, à Carouge, face au lit de l’Arve, recourt à un emploi précis d’un préfabriqué en béton, type de mise en œuvre qui se met en place à cette époque et qui perdure de nos jours. Les pièces sont ici encore teintées, avec une conception qui sous-tend à la création de modénatures recherchant une légitimation historique. Par exemple, la colonne du rez-de-chaussée se dessine avec son « socle » et son « chapiteau », de manière simplifiée et stylisée, le béton moulé gris foncé remplaçant la pierre sculptée à laquelle il fait référence. Dans les étages, les éléments muraux porteurs sont traités avec des lignes dans la masse qui simulent la notion de pilastre et s’alignent à la colonnade du niveau d’entrée. Enfin les petits supports en consoles posés sous les balcons imitent les anciens encorbellements en molasses de la ceinture fazyste genevoise.
Le bâtiment est conçu par deux anciens associés de Jean-Marc Lamunière, Rino Brodbeck et Jacques Roulet, à qui on doit également un immeuble de logements à la rue du Grand-Bureau 28réalisé un peu au préalable (1978-1979). Le projet résout tout d’abord une question urbaine au milieu du quai : l’édifice par un subtil déhanchement permet de relier deux alignements bâtis préexistants de part et d’autre de la parcelle concernée par la nouvelle construction. C’est le dessin d’un grand bow-window central qui offre cette opportunité. Non seulement il devient l’emblème urbain de l’intervention mais il offre aussi aux habitants un espace lumineux à l’abri du vent face aux eaux agitées de la rivière. Le hall d’entrée, très généreux, est traversant ce qui permet une forme de porosité dans le quartier, bien qu’étant entièrement destiné à l’usage des locataires.
Parmi les autres caractéristiques du bâtiment qui le situent très clairement dans cette période, on retiendra la présence d’un socle au bossage recréé par la préfabrication, des pavés de verre dans la façade d’accès, une cage d’escalier de dessin circulaire – avec puits de lumière conique en verre qui renvoie au modèle classique du 19ème siècle – et une toiture en pente recouverte d’un revêtement en cuivre, en lieu et place de la toiture plate chère à la modernité.
On ne peut évoquer cet édifice sans parler de l’habitabilité qui y est offerte. Une année après sa livraison, l’historien Richard Quincérot écrivait : « Quinze grands appartements sont réalisés sur six étages et un attique. Leur première qualité est la quantité : la surface des pièces est en moyenne de 30 m2. La typologie est traversante, […] les séjours et les cuisines donnent sur de vrais bow-windows pleinement utilisables. Une porte vitrée intérieure sépare les halls des séjours, avec une simplicité presque japonaise » (1). A la lecture de ces lignes, il faut aussi se souvenir que les années 1980 rompent également avec la vision minimaliste de la dimension du logement que le mouvement moderne avait promu comme règle de l’économie de la construction destinée au plus grand nombre (2).
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1) Richard Quincerot, « La qualité du logement immeuble d’habitation, quai du Cheval-Blanc 8, à Carouge (GE) : Atelier d’architecture Rino Brodbeck et Jacques Roulet : une réalisation de la Ville de Genève », Habitation : revue trimestrielle de la section romande de l’Association Suisse pour l’Habitat, n° 61, 1988.
2) A Genève la question de la surface des appartements reste d’actualité, puisqu’un contrôle est appliqué dès la conception de toute opération dans la zone dite de développement. Il se fait au niveau de la pièce, et non au mètre carré comme cela est prévu dans le reste du territoire helvétique. La notion de qualité se trouve ainsi intimement liée à cette approche très genevoise qui demande de la part des mandataires une grande maitrise de la composition du plan et de ses dimensions.
Adresse de l’immeuble : quai du Cheval-Blanc 8.
Architectes : Brodbeck-Roulet, 1981-1987.
Voir aussi, Interface 36, « Les années 1980 à Genève », décembre 2022, avec des textes de David Hiler, Sabine Nemec-Piguet, Philippe Meier et Patrick Chiché, ainsi qu’une interview de Jacques Gubler.
En cet hiver 2022-2023, je revisite le patrimoine bâti genevois des années 1980 en collaboration avec la revue Interface. Grâce au relevé photographique de Paola Corsini, un petit retour dans le temps permet de prendre conscience de ce court moment charnière pour l’architecture du XXe siècle où l’histoire vient questionner la modernité qui s’achève.
L’église de la Sainte-Trinité s’inscrit dans une vaste opération foncière qui requalifie un îlot définit par les rues de Lausanne, du Valais, Ferrier et Rothschild. Le lieu ne commence à s’urbaniser qu’autour de la période de la première guerre mondiale avec tout d’abord la présence de petites bâtisses non contiguës. Avant celles-ci ce n’était que champs et terres sans affectations. Paradoxalement la rue de Lausanne, une des plus anciennes traces de voiries reliant le centre de la ville de Calvin à ses voisines d’une Suisse plus orientale, n’était bâtie à cet endroit que sur son côté sud.
Ce n’est qu’à la fin des années 1980 que l’architecte Ugo Brunoni se voit mandaté pour réaliser un ensemble urbain comprenant principalement des logements s’implantant autour d’une cour allongée. A l’angle nord de l’opération, s’implante un édifice cultuel sous la forme d’une sphère pure surmontée d’un cube et d’une verrière. Cette dernière est divisée en quatre prismes transparents indépendants recouverts de toits en verre à quatre pans. Au centre de ceux-ci s’érige la croix chrétienne en métal. Peu de concepteurs ont eu l’opportunité d’être confrontés à ce type de mandat qui touche à la religion. L’architecte annonce donc clairement ses références pour aborder le thème du sacré : le cercle, le carré, le chiffre « 4 », etc., des emprunts qui renvoient aussi aux formes platoniciennes.
La sphère comme élément géométrique a rarement été utilisés dans l’histoire de l’architecture (1). Le premier exemple qui vient à l’esprit est celui du célèbre « Cénotaphe à Newton », projet non réalisé d’Etienne-Louis Boullée (1784) dont nous sont parvenus seulement trois dessins : une élévation et des coupes. L’objectif du grand architecte dit « révolutionnaire » était de concevoir un espace intérieur de forme sphérique absolue pour rendre hommage aux découvertes fondamentales de l’illustre savant anglais du 17ème siècle. Ce ce fait le volume de la sphère est enchâssé dans un socle qui permet l’accès de manière souterraine pour déboucher à la base de l’espace. Cependant, il est juste de rappeler que son confrère et contemporain Claude-Nicolas Ledoux avait dessiné quelques années auparavant le projet pour la maison des gardes agricoles du parc de Mauperthuis (1763-1767). Là encore une seule planche montrant l’objet sphérique, exprimé de manière complète et posé dans un environnement construit en creux, est archivée à Paris. On y décèle la volonté de trouver un accès dans le premier tiers du volume.
Le projet d’Ugo Brunoni se caractérise, à l’instar de celui de Ledoux, par une division de l’espace sphérique en deux parties distinctes : dans le socle une maison de paroisse et par dessus l’église à proprement parlé dans laquelle on accède depuis la cour couverte. Si cette coupe fait perdre un peu de l’imaginaire que l’on se fait d’une forme platonicienne aussi pure, elle a le mérite d’offrir un lieu de culte de grande qualité avec sa douce lumière zénithale. Très récemment rénovée, on constate que le choix d’une spatialité simple avec des revêtements de couleur presque blanche en ont renforcé la perception.
On ne saurait conclure cette courte description sans évoquer le travail de la mise en forme du granit qui recouvre le volume en béton. Il s’agit d’une des premières expériences où le monde encore artisanal de la taille est associé à celui du numérique afin de polir en arrondi la roche naturelle dans les trois dimensions en usine avant la pose. En effet, chaque pierre est différente en fonction de la « latitude » qu’elle occupe sur la périphérie sphérique. Le travail a ainsi permis de rendre de manière très précise la volumétrie particulière de l’église.
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1) Dans l’architecture plus récente, on peut encore citer l’Atomium de Bruxelles, réalisé pour l’exposition universelle de 1958 par l’ingénieur André Waterkeyn. L’aménagement intérieur des 9 sphères a été confié aux architectes André et Jean Polak. Peu après, l’architecte américain Richard Buckminster Fuller conçoit une géode de 80 mètres de diamètre pour le pavillon des USA à Montréal lors de l’exposition universelle en 1967. On citera enfin la « Géode » d’Adrien Fainsilber et Gérard Chamayou, inaugurée en mai 1985 dans le cadre de la cité des Sciences et de l’Industrie du parc de la Vilette à Paris.
Adresse de l’église : rue Ferrier 16.
Architecte : Ugo Brunoni, 1987-1992.
Voir aussi, Interface 36, « Les années 1980 à Genève », décembre 2022, avec des textes de David Hiler, Sabine Nemec-Piguet, Philippe Meier et Patrick Chiché, ainsi qu’une interview de Jacques Gubler.
En cet hiver 2022-2023, je revisite le patrimoine bâti genevois des années 1980 en collaboration avec la revue Interface. Grâce au relevé photographique de Paola Corsini, un petit retour dans le temps permet de prendre conscience de ce court moment charnière pour l’architecture du XXe siècle où l’histoire vient questionner la modernité qui s’achève.
L’immeuble de logements implanté au quai Gustave-Ador 64 définit un point précis de la topographie bâtie genevoise en concluant la rade sur sa rive sud. Prenant la place d’une ancienne maison patricienne, il prolonge un bâtiment conçu par Marc-Joseph Saugey entre 1951 et 1953. Ce dernier avait imaginé une opération en deux étapes, « la deuxième partie de l’immeuble aurait dû être construite en continuité par rapport au mur en attente afin de laisser la vue sur le lac aux appartements […]. Il n’a jamais pu réaliser la seconde étape, le foncier lui ayant échappé. » (1) C’est donc à Jean-Marc Lamunière que revient la difficile tâche d’achever le front bâti lacustre. Son projet déroge donc à l’image directrice de Saugey en incluant un retournement de la forme urbaine pour offrir une façade clairement ouverte sur le paysage lacustre et terminer le quai par une proportion plus verticale. La conservation de l’ancien enceinte de la villa, marquée par un muret en pierre ainsi que sa barrière en ferronnerie, démontre l’intérêt du concepteur pour l’histoire du lieu, thématique très présente dans les années 1980.
Oeuvre tardive de l’architecte genevois, elle révèle son attachement à l’enseignement d’Auguste Perret (1874-1954) qu’il aborde lorsqu’il travaille à Mulhouse en 1952 pour Daniel Girardet, architecte suisse et élève du maître français du béton armé. Entre le Parc de la Grange et la rade, Lamunière établit une différentiation entre l’expression de la structure, revêtue d’un placage en béton préfabriqué et celle du remplissage non porteur, marqué par la présence d’une pierre naturelle ou de vitrages toute hauteur. L’immeuble révèle des qualités plastiques typiques de la période où les vérandas sont en arc de cercle et les angles à 45° retrouvent droit de citer, à l’instar de bow-window d’édifices cossus que l’on repère aux alentours. Le dessin de certaines loggias, avec cette ouverture en « T » caractéristique, est un hommage à l’architecte américain Louis I. Kahn qu’il rencontre à la fin des années 1960 à Philadelphie.
Le présence et le rythme de la structure est très clair sur la façade le long de la rue des Eaux-Vives. Elle se perd un peu dans les autres parties du bâtiment. Comme le faisait remarquer l’historien Jaques Gubler lors d’un récent passage à Genève, le dessin précis du joint n’était pas l’affaire de Lamunière : il le laissait régler à ses collaborateurs. On le constate en analysant les assemblages des pièces en béton dont la rencontre ne reflète pas une image très aboutie du squelette structurel qu’elles représentent. De même, le quadrillage des panneaux en pierre ne cherche pas de correspondances avec la partition des fenêtres comme on peut en trouver la trace chez Perret.
Par rapport aux esquisses d’origine, le traitement des angles du volume principal ouvert sur le lac a perdu de sa subtilité par l’emploi de menuiseries métalliques très épaisses qui revêtent presqu’entièrement les deux faces en diagonale. Ces dernières ne devaient couvrir que quatre niveaux et s’apparenter à des jardins d’hiver avec des profils métalliques très fins. Les esquisses d’origine renseignent sur les intentions de base de l’auteur. Une de celles-ci laisse à penser qu’il n’y aurait dû avoir que des éléments en creux. Malheureusement la promotion ayant voulu valoriser au maximum la rentabilité des surfaces, ces espaces extérieurs sont devenus un prolongement de la grande pièce de jour. L’essence même du projet a été dissolu dans une expression peu amène. Il n’en reste pas moins la présence d’un immeuble aux proportions élégantes qui articule la fin de la rade construite et le début des grands parcs.
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1) Philippe Meier, « Immeuble Gustave-Ador 62 » in Philippe Meier (éd.) Marc-Joseph Saugey architecte, édition FAS_Genève, Genève, 2012, pp. 32-33
Voir aussi, Interface 36, « Les années 1980 à Genève », décembre 2022, avec des textes de David Hiler, Sabine Nemec-Piguet, Philippe Meier et Patrick Chiché, ainsi qu’une interview de Jacques Gubler.
En cet hiver 2022-2023, je revisite le patrimoine bâti genevois des années 1980 en collaboration avec la revue Interface. Grâce au relevé photographique de Paola Corsini, un petit retour dans le temps permet de prendre conscience de ce court moment charnière pour l’architecture du XXe siècle où l’histoire vient questionner la modernité qui s’achève.
L’immeuble d’habitation et commercial sis à l’angle de la rue de la Pélisserie et de la rue Frank-Martin est une intervention typique de cette période qui re-questionne l’histoire. Dans un lieu fortement marqué par la trace encore visible des anciennes fortifications, une rare « dent creuse » de la ville ancienne se présente à l’endroit précis de la fin des murailles de défense de la cité de Calvin. Les architectes Janos Farago et Joseph Cerutti prennent alors le prétexte de cette filiation géographique et historique pour développer un projet qui évoque l’archaïsme tout en restant foncièrement contemporain.
Accueilli par la critique comme étant « l’un des premiers exemples genevois d’architecture ’contextualisée’ » (1), le bâtiment affiche dans son socle une expression qui rend hommage à la notion de modénature, ici inscrite dans une matière coulée, celle d’un béton texturé et teinté. La réinterprétation du mur lourd et de la meurtrière, comme ouverture verticale étroite dans la masse, devient le support à une composition de façade très abstraite dans son graphisme, et très concrète dans l’assemblage des pièces réalisées en atelier de préfabrication. Le dessin de la façade du socle est inspirant en jouant de la thématique du biais, celui de la rue en pente, celui des stries dans le béton ou des tablettes de fenêtres en diagonale. La mixité des traitements de surface de béton, voire de pierre naturelle, est une des premières expériences locales de sortir de l’image de cette préfabrication considérée jusqu’alors comme étant juste un moyen efficace pour répondre à la demande croissante de logements ou d’édifices scolaires.
Là dans la ville haute, le mur devient une « lame de béton » qui forme un joint en creux avec le bâtiment existant sur la rue de la Pélisserie et crée l’accès à une petite galerie commerciale. Cette dernière, composée d’un jeu d’escaliers roulants et d’un petit atrium intérieur, accueillait un espace public dont l’incivilité latente de la société contemporaine a eu raison et provoqué sa fermeture. Des décorations et des murs très colorés renvoyaient à un univers un peu kitsch que défendait à l’époque le théoricien américain Robert Venturi dans son ouvrage « De l’ambiguïté en architecture » (1966).
Complexe par sa nature foncière, l’opération intègre un immeuble de la cité ancienne dans sa composition urbaine. La partie supérieure du volume neuf est d’une matérialité beaucoup plus simple, avec un crépi taloché de couleur brune. Les ouvertures proposent cependant des dessins variés, avec des verticales, des horizontales et deux fenêtres en « L ». Une petite tourelle carrée avec son toit en tuile surmonté d’un épi de faîtage évoque le langage architectural que développent à la même période certains architectes issus du mouvement italien de la Tendenza, comme Aldo Rossi.
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1) Jean-Marc Lamunière, L’architecture à Genève 1976-2000, In Folio éditions, 2007.
Adresse de l’immeuble : rue de la Pélisserie 16-18.
Architectes : Janos Farago & Joseph Cerutti, 1975-1983.
Voir aussi, Interface 36, « Les années 1980 à Genève », décembre 2022, avec des textes de David Hiler, Sabine Nemec-Piguet, Philippe Meier et Patrick Chiché, ainsi qu’une interview de Jacques Gubler.
Le 28 août 2022, dans le verdoyant parc Lullin à Genthod près de Genève, s’achevait l’exposition « Open House ». Elle a habilement mêlé d’éphémères interventions artistiques contextuelles et des pavillons historiques installés dans un grand champ s’ouvrant sur la rade genevoise ou dans les hautes futaies d’un petit bosquet en aval. Le propos de cette manifestation convoque à son chevet quelques thèmes de société que le vingt-et-unième siècle interroge : habiter provisoirement, survivre dans le dénuement que la migration engendre, déplacer son abri pour vivre dans un ailleurs.
La notion de nomadisme est sous-jacente à la présentation de plusieurs installations. Que ce soit la célèbre « bulle pirate » de Marcel Lachat qui pouvait coloniser la ville de sa structure polymorphe en polyester au milieu des années 1970 ; la caravane minimaliste d’Eduard Böhtlingk qui déploie ses ailes de plastique pour mieux générer du volume sans encombrer l’espace de la route ; la réinterprétation en toile polymère de la tente bédouine par l’entreprise Freeform qui démontre par son modèle Manta que la mémoire du désert peut resurgir pour sauver des vies que l’exil forcé a mises en péril ; ou plus trivialement les RHU (Relief Housing Unit), sortes d’abris de fortune en kit qui ont été déployés dans le monde à plus de 68’000 exemplaires.
Toutes ces constructions légères renvoient à la notion de temporalité pour laquelle une forme particulière d’utilitarisme dans la fonction d’habiter est ainsi prégnante dans une grande partie de l’exposition. Celle-ci invite donc à se pencher sur les racines de l’approche théorique en architecture qui a été initiée au premier siècle avant notre ère par la célèbre la trilogie vitruvienne : elle postulait qu’Utilitas, Firmitas et Venustas (1) en étaient les trois piliers. Le premier Utilitas, indiquait déjà cette place essentielle que l’homme prenait dans le domaine de la formalisation de l’abri primitif qui devint un jour architecture.
Cependant « Open house » se veut avant tout une exposition d’art, offrant aussi l’opportunité d’interroger la notion de Venustas et, par une digression quelque peu rhétorique, d’aborder la relation ambiguë entre l’art et l’architecture. Il est couramment admis qu’il y a d’un côté les « arts libres » et de l’autre les « arts appliqués », dont l’architecture fait partie, ainsi nommée par le fait que l’auteur délègue sa création intellectuelle à d’autres acteurs. A l’origine des arts, à savoir dans l’Antiquité grecque, les neufs muses qui apparaissent dans la Théogonie du poète Hésiode (VIIIe siècle avant notre ère), le concept artistique d’architecture n’existe pas encore et n’est donc pas personnifié par les gracieuses filles de Zeus.
C’est au XVIIIe siècle qu’on commence à développer un système pouvant comparer les différents arts dépassant la simple liste employée jusqu’alors. Le philosophe Emmanuel Kant (1724-1804) est le premier à identifier trois catégories : premièrement, les bildenden Künste (2), comprenant la sculpture et l’architecture (die Plastik) ainsi que la peinture (Malerei) ; deuxièmement, les redenden Künste, comprenant l’éloquence et la poésie ; troisièmement, le Kunst des schönen Spiels der Empfindungen, comprenant la musique et l’art des couleurs.
À sa suite, Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), le philosophe qui a obstinément cherché à construire un système ordonné de toutes les connaissances de l’humanité, va distinguer cinq arts. Dans ses cours d’esthétique donnés entre 1818 et 1829 (3), il va établir un classement en fonction de deux critères : l’expressivité et la matérialité. Cette méthode lui permet d’organiser une double échelle allant de l’art le moins expressif mais plus matériel à l’art le plus expressif mais le moins matériel, aboutissant à l’ordre suivant : 1. l’architecture ; 2. la sculpture ; 3. la peinture ; 4. la musique ; 5. la poésie.
Sans entrer dans ce débat sans fin sur la place de l’architecture dans la classification des arts, l’exposition « Open House » lui fait néanmoins une belle part : chacun des objets présentés permet de tisser des liens entre les différents domaines artistiques confirmant ainsi une nécessaire interdépendance permettant de dépasser les canons esthétiques du « déjà-vu ». Au premier abord, jaillit sur fond de skyline de la Genève internationale, le pavillon« Futuro » (1968), sorte d’ovni en plastique jaune posé sur l’herbe comme sur un sol lunaire que ne renierait pas Hergé. Le projet du finlandais Matti Suuronen, héritier des recherches des années 1960 sur les formes organiques modulaires, nous emmène dans un univers proche des images oniriques de « 2001 Odyssée de l’espace » (1968), avec ses couchettes positionnées concentriquement. Elle rappelle de manière lointaine celles que Stanley Kubrick met en scène pour les occupants de fiction du Discovery One, David Bowman et Frank Poole.
Au lieu-dit les Bains de Saugy, s’installe une sculpture utilitaire composée de milliers de lambourdes de bois assemblées par les étudiants en architecture du laboratoire Alice de l’EPFL, sous la direction de Dieter Dietz et Daniel Zamarbide. La conception de l’élégant pavillon s’inscrit dans un cycle d’enseignement de l’école polytechnique appelée « Becoming Leman », en proposant un accès au lac – thème on ne peut plus actuel par rapport aux réflexions en cours sur les contours de la rade. Au-delà de cette approche territoriale pertinente, le projet évoque quelques principes de la construction traditionnelle japonaise, mais aussi l’imaginaire scriptural cunéiforme ou certaines compositions très graphiques de Joseph Albers des années 1920.
Enfin on ne peut conclure cette courte relation sans distinguer la « Drop hammer house » de l’Atelier van Lieshout. Sur la prairie, quelques volumes cylindriques en acier de récupération sont soudés à des tubes qui les relient pour créer une forme d’habitat organique que ne renierait pas Annette Tison et Talus Taylor (4). Ils sont surmontés d’une tour. Cette dernière est en fait une « fabrique » qui permet par un « lâcher de poids » de recomposer des matériaux recyclés. Les auteurs abordent la question du détournement, ici des chaudières ou des citernes dont l’assemblage presque ludique crée un événement spatial et plastique. Il y a dans la démarche collective de l’artiste un questionnement profond sur la matière transformée, principalement le métal. Il se dégage de cette œuvre à la fois hétéroclite, mais unifiée par la présence de l’acier gris, une beauté presque surannée sur laquelle plane l’ombre bienveillante de Marcel Duchamp.
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1) Pour l’auteur de l’Antiquité, «Firmitas» équivaut à la solidité, ou la robustesse, «Utilitas», la commoditié, ou l’utilité, «Venustas», la beauté, ou volupté.
2) Les bildenden Künste (dérivé du substantif Bild, signifiant « image », et du verbe bilden, qui signifie « former »), soit « les arts de l’expression des Idées dans l’intuition des sens » », comprenant la sculpture et l’architecture (die Plastik).
3) Georg Wilhelm Friedrich Hegel Esthétique ou philosophie de l’art (cours 1818-1829, publiés 1835-1837).
4) Annette Tison et Talus Taylor sont les deux créateurs des livres pour enfants « Barbapapa » au printemps 1970 à Paris. Annette Tison est architecte de formation.
Voir le catalogue de l’exposition : Simon Lamunière (sous la dir.), Open House, concevoir des espaces à vivre, Scheidegger & Spiess, Zurich, 2022.
Le nouveau Learning Center de la célèbre université suisse de Saint-Gall a ouvert ses portes il y a quelques mois. Dans les vertes contrées orientales du pays, l’architecte japonais Sou Fujimoto expérimente encore une fois le sujet de l’empilement qui lui est cher. L’auteur s’empare du thème de la connaissance pour en faire une « accumulation » de cubes, comme autant de savoirs, ou d’échanges, s’agrégeant en une forme qui se veut à la fois pyramidale tout en restant organique. Cette approche s’inscrit en droite ligne avec sa pensée qui avait été révélée au grand public suisse lors d’une exposition de ses projets au pavillon Sicli de Genève, en juin 2013. Là, devant un large parterre de maquettes, les visiteurs avaient déjà pu admirer une forme de virtuosité dans la manière de composer librement et plastiquement les programmes les plus divers.
Le passage d’une brillante idéalité de carton ou de plastique à la finitude de la construction n’est pas toujours aisé et nombre d’architectes s’y sont brûlés les doigts, leur réalisation n’étant qu’une pâle retranscription d’un parti qui se voulait évocateur. Ici le concept se matérialise sous la forme d’une grille spatiale faite de colonnes et de poutres en béton qui renvoie à la fois à une vision très rationnelle – on pense au projet de la bibliothèque de l’université Washington à Saint-Louis, 1956, de Louis I. Kahn –, mais avec cette touche de spontanéité formelle caractéristique de l’œuvre de Fujimoto. Le bâtiment contient néanmoins en lui une idée de l’infini, celui du savoir qui continue de croître. Cette métaphore rappelle celle de l’hexaèdre métallique au développement inexorable que l’« urbatecte » Eugen Robick découvre sur sa table dans l’ouvrage de François Schuiten et Benoît Peeters, La fièvre d’Urbicande (1).
Très généreux dans toute sa partition programmatique et très riche dans sa spatialité grâce au principe des modules empilés, le projet convainc par sa lisibilité conceptuelle et par l’ambiance estudiantine qui se dégage à l’intérieur. Sur les tables des galeries les uns ont les yeux rivés sur leur écran, sur les sofas des recoins les autres débattent du dernier cours ex cathedra, ou dans les grandes pièces en périphérie les derniers se réunissent autour d’intervenants. La lumière est partout présente, diffusée par une façade très lisse et minimaliste en détails constructifs. Au cœur de l’édifice un jeu de panneaux mobiles ou de parois translucides la prolonge dans les espaces de de conférence, de présentation ou d’examen.
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1. François Schuiten, Benoît Peeters, Les cités obscures – La fièvre d’Urbicande, Casterman, Bruxelles, 1985. L’ouvrage reçoit le Prix du Meilleur Album de bande dessinée à Angoulême en 1985.
Les années soixante ont consacré la colonisation de la montagne comme terrain de loisirs avec toutes les conséquences que cela a pu avoir sur le paysage. Il y a quelque temps, dans cette rubrique, j’évoquais la cohérence qui se dégage de la station moderne de Flaine en Haute-Savoie voisine pour son approche conceptuelle en phase avec la consommation de l’or blanc qui s’engage rapidement dans ces années-là.
C’est à cette même période qu’apparaît l’invention du « Jumbo-chalet », ce type d’immeuble de logements qui tente maladroitement de se dissimuler sous l’apparence de la vernacularité. On constate que ces grosses masses bâties ne sont souvent pas capables de proposer une densité suffisante et ne réussissent jamais à faire croire à une quelconque référence aux anciens mazots – et l’imaginaire qu’ils véhiculent –, ni à l’affirmation brutale de la modernité. Mais comme dans toute règle il y a des exceptions : la résidence des « Mischabels », à Montana en est une remarquable.
Edifié sur une parcelle face à la vue sur le Val d’Anniviers et la chaine des Alpes, le projet s’implante parallèlement à la vallée du Rhône dans une pente gauche pour offrir ce panorama majestueux à ses 65 appartements. Ces derniers s’adressent à une clientèle plutôt aisée à la recherche d’une qualité d’habitat à la montagne. Sa genèse, comme celle de tous les projets de qualité, mérite qu’on s’y attarde.
Le « village résidentiel de la noble contrée » fut l’intitulé de la société anonyme choisi par les promoteurs d’alors pour développer le site. C’est sous ce nom poétique, évoquant les recherches toponymiques d’un J. R. R. Tolkien, que le projet vit le jour avec la mise en place de quatre immeubles de logements, d’un hôtel, d’un manège, d’une piscine couverte et de courts de tennis. Cette première version qui ne verra jamais le jour, est à plus d’un titre remarquable dans cette vision moderne de la séparation des activités sur un territoire. Dans le dessin des immeubles de logements, elle démontre aussi l’engagement des architectes (1) pour proposer une approche typologique devant laquelle on reste admiratif. La référence architecturale des auteurs est sans nul doute afférente à celle des compostions de Frank Lloyd Wright et ses dernières « prairie houses » conçues sur la base du triangle équilatéral comme module de base (2) mais appliquée avec justesse au loisir en altitude.
Les « Mischabels » propose une étonnante agrégation de logements, sur un principe de parallélogrammes juxtaposés. Le caractère traversant du site est exploité au maximum, les cuisines étant souvent placées au nord, les séjours au sud, les chambres occupant l’une des deux orientations. La diversité dimensionnelle des appartements s’effectue soit dans la latéralité – en prenant un module de plus –, soit dans la verticalité – par la création de duplex. Les grands duplex sous le toit offre une spatialité exceptionnelle avec la prise en compte de l’oblique de la couverture alliée au biais de la géométrie de base.
Mais c’est dans l’exploitation des angles à 60° que l’écriture des logements fascine le plus : ici tout est dessiné dans cette logique implacable, mais avec une richesse infinie, du placard de la cuisine à la table du séjour, des penderies à la cheminée, de la loggia à l’escalier intérieur. Au niveau du langage architectural des façades on retrouve une envie de vernacularité par la présence de pierre naturelle et de bois, à la fois au nord et au sud. On aurait bien voulu voir se réaliser ces espaces assez exceptionnels dont les prémisses ont été heureusement bâties dans les demeures d’outre-atlantiques précédemment évoquées, et dont la transposition alpine aurait été une chance que les vicissitudes du processus de projet n’ont pas permise.
La résidence réalisée en 1965, est donc une seconde version de l’opération et elle se concentre sur un seul immeuble, la résidence des Mischabels. La vision urbaine du « village » a disparu. Par contre le nouveau plan dévoile au sixième niveau, celui de l’accès principal, une distribution horizontale qui évoque les avant-gardes modernes, qu’il s’agisse de la rue intérieure corbuséenne des « Unités d’habitations » des années 1950 ou les coursives tropéziennes de l’immeuble « Latitude 43 » (Georges-Henri Pingusson, 1933). Ce long parcours sur une moquette rouge est séquencé par la lumière en redents de la façade nord et de grands panneaux en béton avec leur bas-relief marquant les accès aux cages d’escaliers. Ces dernières présentent un dimensionnement minimal, mais grâce à la présence de garde-corps en verre, une belle spatialité reste de mise dans un univers de pierre naturelle et de bois.
La rigueur géométrique des logements affecte toute la volumétrie : au nord, de grandes piles en crépi texturé rythment la façade très habilement ; au sud, la séquence des loggias en biais par rapport au plan général des dalles offre un jeu d’ombres et de lumières très savant ; en toiture, une matérialité sobre et unique en béton blanc, avec des cheminées disposées précisément devenant une réponse claire au dessin de la cinquième façade souvent le parent pauvre de l’écriture architecturale des promotions avides de profits dans ces contrées alpines. Les auteurs vont pousser la perfection jusque dans la conception des garages individuels pour les voitures qui s’insèrent dans la pente pour disparaître sur la photographie satellite et pour s’écrire aussi une ligne brisée à l’image de celle qui animent la résidence.
La géométrie du parallélogramme fonde toujours la conception de chaque logement, mais les appartements réalisés n’ont plus la richesse et la complexité de la composition de ceux de la première version. Ils sont devenus plus orthogonaux, certainement pour des raisons économiques, et la typologie s’est quelque peu stratifiée, presque tous les séjours-cuisines étant placés au sud, face à la vue, et les chambres au nord, face à la pente. Celles-ci bénéficient d’une fenêtre à la française dans l’angle du redent. Cet apport de lumière qui surprend un peu à la lecture du plan se révèle très efficace en terme d’usage et de possibilité d’ameublement de la pièce. La distribution centrale par un hall dont la nature du sol est la même que celle du palier de l’escalier, est très efficiente. La figure compositive de la pièce de jour qui s’enroule autour de la loggia avec la vue sur les Alpes est remarquable. Cette approche que l’on trouve dans tous les logements contemporains du vingt-et-unième siècle est assez rare pour l’époque et démontre sa pertinence dans ce lieu remarquable.
Au delà de la qualité typologique, c’est à une nostalgie de ces années-là que le visiteur est immanquablement confronté. En effet, ce dernier se retrouve face une matérialité et une ambiance d’il y a plus d’un demi-siècle : marche d’escalier en terrazzo, parquet mosaïque carré, crépis aux murs, radiateurs à tube et alimentations apparentes, portes, fenêtres et lames en bois naturel des loggias. Dans les appartements, presque toutes les cuisines possèdent un passe-plat ouvert sur le séjour – précurseur de la cuisine ouverte « à l’américaine » –, elles offrent également des plans de travail en formica, qui génèrent la présence d’une grille métallique amovible pour les protéger de la chaleur des casseroles. Les salles de bains sont revêtues de carrelages de couleur avec des textures typiques de ces années-là. Enfin, lorsqu’on pénètre dans les appartements sous le grand toit, les mezzanines offrent des espaces en double hauteur de très belle facture. Le détail du brise-soleil orientable en bois, dont le mécanisme à manivelle fonctionne toujours 60 ans après, est fascinant.
Le tableau de répartition de 1964 exprime la générosité des surfaces, avec des appartements qui oscillent entre 100 mètres carrés pour ceux possédant deux chambres à coucher jusqu’à plus de 220 mètres carrés pour les grands duplex de cinq chambres. Le prospectus nous apprend que la commercialisation s’étend jusqu’aux Etats-Unis, puisqu’il est mis en vente dans une agence sur Park Avenue à New York City.
Contrairement à ces erzatz de chalets qui abondent sur les versants des stations avec leurs balcons à moitié en béton, à moitié en bois peint d’un marron foncé, avec leur fenêtres en métal ou plastique, les « Mischabels » font un usage très juste et subtil des matériaux. Tout d’abord on admire cette façade sud entièrement en pin d’Oregon, très bien dessinée dans ses détails, dans ses barrières en verre qui s’effacent pour laisser au bois sa juste place dominante dans la composition de l’élévation, et jusque dans les stores à rouleaux qui poursuivent le thème ligneux ; puis il y a la présence de la corniche en béton blanc qui découpe le volume sur le paysage – un ciel d’un bleu profond ou une neige immaculée qu’on trouve à cette altitude – à la manière d’une œuvre de James Turell ; enfin tous détails intérieurs décrits précédemment qui confèrent à l’ouvrage bâti cette unité de langage et de matière.
A Montana, la modernité démontre sa capacité à inventer encore un mode de vie en rapport avec le paysage, dans une relation apaisée loin des avant-gardes que La Suisse a toujours regardés avec une certaine retenue, concentrée qu’elle fut sur une application rigoureuse des principes, mais sans en faire une démonstration. Cette œuvre majeure en montagne ne doit pas faire oublier une autre qui fut détruite en 1979, par une promotion sans scrupules : le chalet « Le Framar », sis à quelques centaines de mètres sur la commune de Crans-sur-Sierre, érigé pour son propre usage par l’architecte et professeur à l’EPFL, Jacques Favre, entre 1957et 1958. A propos de ces deux ouvrages remarquables, on ne peut que se reporter aux mots qui ouvraient l’exposition consacrée à Favre en 1981 : « [Ici se] révèle la maîtrise de l’architecture par la manière dont les espaces intérieurs se développent, par la magie du détail et par le jeu des matériaux naturels, par la rigueur du système structurel et constructif qui sous-tendent l’ouvrage et lui donnent sa force et sa cohésion » (3).
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1) Les architectes associés pour la résidence des Mischabels furent :
Maurice Caillé (1918-1987), d’origine vaudoise, il étudie à Genève sous la direction d’Eugène Beaudoin. Son œuvre construite est très liée à celle d’André Gaillard avec lequel il réalise de nombreux ensembles d’habitations à Genève et sa périphérie dont l’exceptionnel « Morillon-Parc » au Grand-Saconnex. Il est à noté que Gaillard conçoit également les tours d’Aminona, à quelques encablures de Montana (1960-1978).
Pierre Merminod (1926-2013), aussi d’origine vaudoise, après des études à l’Ecole d’architecture de l’université de Genève (EAUG), rejoint des agences prestigieuses de l’époque comme Georges Addor, Arnold Hœchel, ou encore Georges Brera et Paul Waltenspühl. Sa carrière va s’orienter plutôt vers l’enseignement puisqu’il devient doyen de l’ETS puis codirecteur de l’EAUG. C’est dans cette école qu’il sera nommé professeur de construction.
Dans la plaquette de vente des Mischabels, version allemande datée de 1964, les noms de Jean Ellenberger (il s’agirait en faite de Jean-Marie Ellenberger, très actif à Crans-Montana à cette époque) et d’André Gaillard sont crédités comme co-architectes. Dans la littérature connue à ce jour, ces deux derniers noms ne sont jamais évoqués comme faisant partie de l’équipe de concepteurs.
2). En 1932 l’architecte américain Frank Lloyd Wright commence une période qu’il nomme lui-même par le néologisme « Usonia », ce dernier étant déduit de l’acronyme « Usona » issu des premières lettres de « United States of North America ». Pendant près de trente années, il va réaliser une soixantaine de villas assez économiques, dont il vend les plans très détaillés aux propriétaires, ces derniers les réalisant avec les artisans locaux, où la tradition constructive nord américaine en faisait le socle narratif associé à la modernité. Une des plus célèbres est la « First Herbert Jacobs House », à Westmoreland Madison dans le Wisconsin (1936-1937). Dans les années 1950, sur le même principe que le tatami japonais – qu’il admirait tant, et qui le fascina des décennies durant –, le grand maître américain a développé une trame sur la base du triangle équilatéral et a réalisé par exemple la maison Russell Kraus (1951) ou le cottage Jorgine Boomer (1953).
Voir aussi : Collectif d’auteurs, L’architecture du 20e siècle en Valais 1920-1975, Infolio éditions, Gollion, 2014, p. 135.
Monique Keller, Roman Kallweit, « Crans-Montana – Une cité à la montagne », Patrimoine Suisse, 2010.
L’auteur remercie chaleureusement M. Ewout Gysels, l’architecte qui a restauré très habilement l’ouvrage entre 2012 et 2020, pour sa disponibilité et sa précieuse aide dans la recherche afférente à ce texte.
Le théoricien et critique d’architecture suisse Martin Steinmann vient de nous quitter. Son nom ne résonne peut-être pas aux oreilles du grand public comme celui de Mario Botta, de Jacques Herzog et Pierre de Meuron ou de Peter Zumthor. Et pourtant sans sa culture immense, sans son regard pointu, et sans son analyse éclairée de leurs œuvres respectives, leurs carrières n’auraient certainement pas suivi la même trajectoire.
Il est difficile de résumer en quelques lignes la carrière et l’œuvre écrite de Martin Steinmann : on ne peut qu’en esquisser les contours. Après ses études à l’EPFZ – qui s’achèvent avec l’obtention d’un doctorat en 1978 consacré aux Congrès Internationaux d’Architecture Moderne CIAM – il est révélé aux yeux du monde académique et professionnel en 1975 par l’exposition et la publication de Tendenzen – Neuere Architektur im Tessin (1) qu’il co-signe avec Thomas Boga. Dans cet ouvrage fondateur sur le travail des jeunes architectes tessinois, au rang desquels vont émerger les figures tutélaires de Mario Botta, Luigi Snozzi, Livio Vacchini et Aurelio Galfetti, il démontre sa capacité d’analyse et de synthèse de la production bâtie contemporaine, puis son talent d’élever leurs œuvres comme support à la théorie d’architecture.
En 1991, Martin Steinmann publie dans la revue genevoise Faces – Journal d’architectures, dont il fait partie du comité de rédaction, un texte qui va changer la perception de l’architecture contemporaine : « La forme forte – vers une architecture en deçà des signes ». A travers ses propos on comprend alors que la période dite « postmoderne » s’achève et qu’un changement profond s’opère. Sensible aux travaux du théoricien de l’art allemand Rudolf Arnheim sur la phénoménologie, il affirme alors : « L’être humain a besoin de simplicité et de clarté pour s’orienter, d’unité pour fonctionner correctement, et de diversité pour être stimulé. […] Les proportions en architecture nous fournissent des exemples simples. […] ces formes ‘premières’ sont elles aussi soumises aux règles de la simplicité et de la normalité (qui sont des notions apparentées dans les domaines de la perception et de l’expérience) » (2). Cette analyse très érudite de la production de la fin des années 1980 révèle une approche de la pensée architecturale qui va au-delà de la tendance minimaliste qui se met alors en place et ouvre un champ théorique insoupçonné jusqu’alors.
En 2001 paraît le catalogue de l’exposition Matière d’Art : Architecture contemporaine en Suisse (3), un livre essentiel pour comprendre la place de l’architecture suisse sur la scène internationale. Complice de ses collègues enseignants Jacques Lucan et Bruno Marchand, Steinmann propose un regard croisé avec Lucan dans un entretien devenu célèbre sur les tendances de l’architecture helvétique.
On ne peut évoquer le souvenir de Martin Steinmann sans parler de sa carrière d’enseignant au Département d’Architecture de l’EPF de Lausanne. Nommé en 1987 il va former, deux décennies durant, un nombre important d’étudiants sur un thème qui lui est cher, celui du logement collectif. Son approche de la typologie comme celle du vécu et de la perception des espaces domestiques, l’amènera à développer la notion de « Stimmung » dans sa conception personnelle de l’habitat et ses pratiques.
Sa carrière d’enseignant à peine achevée, il remporte le concours de l’agrandissement du Musée de la ville d’Aarau (2007-2015) avec son ami Roger Diener. En choisissant une aire d’implantation différente de celle prévue par le cahier des charges, il inscrit de manière très subtile cette extension en complément de l’ancienne tour médiévale, tout en proposant la clôture d’un vide urbain pré-existant. Avec sa façade comprenant 134 personnages sculptés par l’artiste Josef Felix Müller dans le bois d’un arbre abattu et moulés dans les plaques de béton clair, le bâtiment acquiert une posture très calme et impose un respect, voire un silence que la disparition de son auteur ne fait que renforcer.
Alors que la période n’est plus à une architecture de tendance, mais à des tendances d’architectures, le monde de la théorie et de la critique,déjà peu disert en influence sur celui de la profession, est aujourd’hui vraiment orphelin.
+ d’infos
1) Martin Steinmann, Thomas Boga, Tendenzen – Neuere Architektur im Tessin, ETH Zürich, Institut für Geschichte und Theorie der Architektur (gta), Zurich, 1975.
2) Martin Steinmann, « La forme forte – Vers une architecture en deçà des signes », Faces – Journal d’architectures n° 19, Genève, 1991.
3) Jacques Lucan, Bruno Marchand, avec Martin Steinmann, 2001 : Matière d’Art : Architecture contemporaine en Suisse, Centre Culturel Suisse à Paris / ITHA Institut de Théorie et d’Histoire de l’Architecture de Lausanne, Birkhäuser, Bâle, 2001.
L’architecture moderne et contemporaine n’est intervenue que rarement dans le monde rural, celui qui a nourri nos civilisations des siècles durant. A une époque retirée où les villes n’étaient que des embryons encore insalubres ou des prémisses à une densification territoriale en gestation, les réflexions fonctionnelles, constructives et climatiques étaient à la base d’une production très locale de bâtiments. Les écuries de la vallée de Joux, les granges à tabac du plateau, les fermes viticoles du Lavaux, les chalets à foin du Pays-d’Enhaut ou les bergeries tessinoises de la Maggia sont autant d’exemples connus pour leur intégration paysagère et leur force évocatrice d’un temps où l’effort humain rimait avec une forme d’hostilité de la nature. Ce qu’on appelle aujourd’hui l’architecture vernaculaire, celle qui « vient des gens », celle « sans architectes », a permis d’ériger des chefs d’œuvre dont la Suisse a rassemblé, à Balenberg, quelques-uns des plus beaux modèles dans le célèbre site muséal en plein air. à la fin des années 1970, ce domaine particulier de l’architecture commence à intéresser les universités, comme le Département d’architecture de l’EPFL qui l’enseigne pendant trois décennies en première année, et fait l’objet de recherches ou de thèses de doctorat.
La campagne en tant que territoire de projet échapperait-elle alors complètement à la plume des grands légataires de la pensée architecturale ?La réponse ne peut être que nuancée, car il faut admettre que la rareté des exemples est la règle. Les plus doctes ont en mémoire les constructions patriciennes d’un Andrea Palladio qui confie à la géométrie précise de ses compositions, le soin de gérer le territoire agraire de la Vénétie, et invente alors le mot « paesaggio » ; les plus savants avancent avec prudence le fameux exemple de la Saline royale de Chaux, érigée pour le compte de Louis XV par Claude-Nicolas Ledoux, immense complexe d’où l’on tire le sel, denrée rare et nécessaire à la conservation des produits de la ferme ; les plus érudits se rappellent le projet de la ferme à « logique organique » qu’Hugo Häring réalise à Lubeck en 1926, espèce de prototype hyperfonctionnel des années 1920 où le flux des animaux confère sa forme à la volumétrie.
La campagne helvétique du vingt-et-unième siècle est une image de la nature, une nature que l’homme a entièrement colonisée, façonnée, asservie et exploitée : les champs sont ré-générés, les rivières sont re-naturées, les arbres sont re-plantés, les animaux sont ré-introduits. Dans ces contrées souvent verdoyantes que le citoyen en perte de repères et d’histoire cherche souvent à idéaliser, la construction est rare parce que limitée par des lois fédérales et cantonales.
Aujourd’hui, alors que le Valais déplore la « gentrification » de ses historiques raccards, que Genève voit sa zone agricole devenir un enjeu politique avant d’être celui d’une attention paysagère, la question de la construction au sein des terres agricoles est souvent absente du débat théorique. C’est à l’orée du millénaire que de jeunes architectes formés à l’EPFL remportent plusieurs distinctions nationales pour leur projet pour une modeste étable pour trente vaches dans le littoral neuchâtelois. Signe de la raréfaction de l’investissement architectural dans le domaine de la ruralité, le bâtiment va être publié dans le monde entier pour la qualité de son approche contemporaine d’un sujet ancestral. Les auteurs réussissent ici à détourner le paupérisme des anonymes et tristes halles montées à la hâte et qui colonisent les vallées d’une Helvétie où la subvention va au produit de la ferme avant d’aller à la ferme elle-même. Il se pose en alternative crédible au vernaculaire dont il reprend les fondements philosophiques pour engager une vision durable de la mise en œuvre.
Plus récemment encore, un foyer pour jeunes en difficulté d’insertion aborde la difficile équation de l’insertion d’un bâti au cœur des champs. Avec des moyens plus étendus, le projet articule deux volumes sur les hauteurs de la commune d’Anières dans la bassin agricole genevois. Ici c’est le choix d’une matière minéral dont la modénature très dessinée renvoie aux assemblages des revêtement en bois des anciens ruraux dont les ombres animent les surfaces face à l’horizontale des champs qui se déroulent sous la silhouette protectrice du Mont Salève.
Il est souhaitable qu’à l’avenir la question de l’architecture de campagne fasse l’objet de plus d’implication culturelle, que les pouvoirs publics prennent la mesure de la valeur de ce legs de la période vernaculaire. Il s’agira d’apporter à ces contrées verdoyante, dont on doit protéger l’aspect paysager, une pensée conceptuelle plus riche dans la conception du domaine bâti contemporain et futur qui l’accompagne inéluctablement.
+ d’infos
Etable pour 30 vaches, Lignières, Neuchâtel, réalisation 2005, maîtres de l’ouvrage : Fernand Cuche et Daniel Juan, architecte : Localarchitecture, Lausanne.
Centre d’hébergement et de formation, Anières, Genève, réalisation 2019-2020, maître de l’ouvrage : Foyer Astural, architecte : Lacroix Chessex, Genève.