En cet hiver 2022-2023, je revisite le patrimoine bâti genevois des années 1980 en collaboration avec la revue Interface. Grâce au relevé photographique de Paola Corsini, un petit retour dans le temps permet de prendre conscience de ce court moment charnière pour l’architecture du XXe siècle où l’histoire vient questionner la modernité qui s’achève.
L’immeuble de logements collectifs situé à l’angle du boulevard Carl-Vogt et de l’avenue Sainte-Clotilde se caractérise par un volume très articulé renvoyant à des emprunts stylistiques à la fois classiques et modernes. On y lit tout d’abord un principe de socle formalisé par un mur en béton brut de décoffrage dessiné avec de gros joints, à l’image des bossages de la Renaissance italienne. Puis s’installe un court portique sur deux niveaux qui enjambe le trottoir. Mais la référence qui vient immédiatement à l’esprit est le rapprochement que l’on fait avec les magasins Rudolf Petersdorff d’Erich Mendelsohn situés au centre historique de l’ancienne Breslau (1). Contrairement à son illustre confrère germanique qui met en place des fenêtres en longueur très expressionnistes, Chantal Scaler organise à Genève une façade sud avec de grands vitrages insérés dans une grille de poteaux-poutres. Sa conception de double peau habitable devient un écran de verre face à la nuisance sonore de la voirie.
Dans la composition de la façade sur le boulevard, deux silhouettes de « maisonnettes » s’inscrivent sur la peau vitrée. Il s’agit en fait de « la mémoire des deux anciens hangars à moutons » (2) présent sur le site avant la construction. Les deux éléments plaqués sont un clin d’œil à la production américaine qui cultive dans ces années-là le signe, parfois de manière « pop ». Ils renvoient aussi à l’idée d’habiter dans une maison, ce que les duplex, présents derrière ce décor métallique, évoquent clairement.
Dans cette situation d’angle très marquée, et grâce à sa grande richesse volumétrique faite d’articulations subtilement étudiées, le projet urbain se met au diapason d’une distribution interne de type coursive. Il est question ici d’un principe moderniste peu usité en Suisse romande. Cette approche induit un grand nombre de logements différenciés : sur la rue ou sur l’angle, traversant ou mono-orientés, simplex ou duplex.
En 1989, l’immeuble remporte à l’unanimité le prix Interassar, association professionnelle faitière, ancêtre de l’actuelle FAI (3). Dans le rapport du jury d’alors il est fait allusion au fait que « les distributions verticales se font à la lumière naturelle, non seulement par l’escalier, mais aussi par l’ascenseur vitré. […] Les loggias forment un espace tampon entre la rue et les appartements. La double façade et l’effet de serre sont un apport important au confort domestique et à l’économie d’énergie » (4). Ce dernier point est en parfait accord avec les réflexions qui sont initiées à l’époque sur la question de la thermique des bâtiments (5).
+ d’infos
1) Petersdorff Department Store, Erich Mendelsohn architectes, Wroclaw, Pologne, 1927-1928.
2) AS Architecture Suisse n° 83, juillet 1988, éditions Kraft, Lausanne, p. 83.25.
3) Fédération des associations d’architectes et d’ingénieurs de Genève créée à la suite de l’Interassar en 2003.
4) AS Architecture Suisse n° 90, décembre 1989, éditions Kraft, Lausanne, p. 90 F.I.
5) Voir Patrick Chiché, « Architecture et énergie : un nouveau paradigme », Interface 36, FAI, Genève, pp. 22-25.
Adresse de l’immeuble : boulevard Carl-Vogt 29.
Architectes : Chantal Scaler, 1984-1986.
Voir aussi, Interface 36, « Les années 1980 à Genève », décembre 2022, avec des textes de David Hiler, Sabine Nemec-Piguet, Philippe Meier et Patrick Chiché, ainsi qu’une interview de Jacques Gubler.
> https://www.fai-ge.ch/_files/ugd/cba177_251367fab3ef4103b1c361abda063b59.pdf