Inauguré il y a presque deux ans déjà, le « Léman Express » offre à la région genevoise une infrastructure ferroviaire qui se met au diapason d’une géographie humaine de près d’un million d’habitants et dépasse les frontières politiques. Cette liaison de transport public dont l’origine remonte à plus d’un siècle, permet de mettre 80% des habitations et 86% des lieux de travail à moins de 1.5 km (le fameux last mile) d’une gare et offre une opportunité pour aborder la révolution de la mobilité que notre planète réclame.
Ici, l’unité temporelle du parcours est combinée à l’unité spatiale conçue par l’architecte Jean Nouvel dans une vision pour une fois globalisante dans le dessin des stations. En effet, trop souvent la régie fédérale des transports pense chacune des gares de ses nombreuses lignes comme un projet isolé. à Genève, cet élan créatif qui, conjuguant un thème architectural rassembleur, ne va pas sans évoquer les délicieuses volutes parisiennes en fer forgé d’un Hector Guimard ou les interventions géométriques d’un Alvaro Siza et d’un Eduardo Souto de Moura pour le récent métro de Porto.
Au début des années 80’, Jean Nouvel avait illuminé la production architecturale d’alors, souvent empreinte d’un historicisme parfois rébarbatif, par ses projets que je qualifierais d’high tech poétique. Je pense ici à l’Institut du Monde Arabe (IMA) (1981-1987) ou les deux immeubles « Nemausus » à Nîmes (1985-1987), où la nature des matériaux rimait avec dimension, rigueur et spatialité. C’est à l’aune de ce triptyque conceptuel qu’ont été imaginées les cinq gares qui bornent le tracé du CEVA (Cornavin – Eaux-Vives – Annemasse) et que l’auteur décrit comme étant « un désir de clarté, de netteté, donc de la relation de la lumière à la matière, de la simplicité d’une structure qui puisse caractériser la traversée urbaine et paysagère ».
A Genève on retrouve l’âme du début de sa brillante carrière, avec une forme d’onirisme au service d’une œuvre concrète par excellence que sont les chemins de fer : la lumière y est omniprésente, entre attente et mouvement, entre silence et rumeur, entre ligne droite et courbe. Dans les stations les plus profondes, lorsque les rayons solaires n’arrivent pas à descendre le long des escaliers roulants, le relais est pris par des milliers de néons qui confèrent aux quais une ambiance caractérisante et qui s’adaptent aux configurations particulières de chaque station. Pour appuyer cette idée que la lumière devient un « questionnement poétique », l’architecte assigne à l’objet modal une métrique d’une rigueur mentale presque obsessionnelle, puisque 1’500 panneaux de verre identiques de 260 x 540 cm. composent la spatialité des gares, et ceci dans les trois dimensions : sols, murs et plafonds.
Il ne reste plus qu’à souhaiter qu’une réalité sociale et modale s’installe durablement, avec des quais bondés et des escaliers qui déversent leur flot de travailleurs pressés, de citoyens rêveurs ou de touristes émerveillés. Le voyage, celui qui transporte les êtres et leurs pensées intimes, se verra alors conjugué avec la précision de ces grandes plaques vitrées qui accompagnent ou créent la lumière : celle de l’astre solaire et celles de tubes fluorescents qui l’accompagnent, ou le remplacent. En quelque sorte, l’hommage de la technologie du vingt-et-unième siècle à l’éternité du cycle d’Helios.
Il y a quelques semaines le prestigieux prix Pritzker a été attribué au duo français Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal. Enfin, serait-on tenter de penser. Cette distinction s’inscrit dans une tendance qui, prenant ses distances des « stars architectes », tend à récompenser des approches plus contemporaines parmi lesquelles celles du chilien Alejandro Aravena (2016), des catalans de RCR (2017) ou des irlandaises Yvonne Farrell et Shelley McNamara (2020).
Un regard sur le domaine bâti qui, infléchissant sa portée par l’ajout d’une composante plus locale, renvoie peut-être à la notion de « régionalisme critique » définie par le théoricien Kenneth Frampton dans les années quatre-vingts, à laquelle on aurait rajouté des considérations sociales et environnementales. « Il fera beau demain », c’est le titre annonciateur d’une exposition que les architectes Lacaton & Vassal présentaient en 1995 à l’Institut français d’architecture. En lieu et place de l’habituelle préface, on lit avec plaisir une proclamation engagée qui convoque tour à tour, les pagodes africaines de Niamey, les odeurs florales des marchés antillais ou les containers des ports fluviaux. Dans ce déclaratif, le mot Habitations résonne comme un slogan. Ils y affirment :« Trop de confort. On se prive d’architectures extraordinaires à cause d’un peu trop de confort, bourgeois. […] Travailler la transparence, les filtres, bâtiments ouverts, perméables au climat. Inventer les maisons-machines, les maisons-fleurs ».
Au cœur de cette iconographie poétique, l’image de la serre émarge : elle deviendra le substrat indissociable de leur pensée, telle un fil d’Ariane où la transparence rivalise avec l’énergie et où l’économie rime avec la nécessité. C’est tout d’abord, en 1993, la maison Latapie, près de Bordeaux la ville où ils ont étudié ensemble à la fin des années septante. C’est une habitation improbable en pleine période du minimaliste chic, un volume presque trop évident dominé par un jardin d’hiver dont la construction (ou l’auto-construction) s’affiche. C’est une surface d’habitation de près de 200 mètres carrés pour moins de 60’000 € : une gageure. C’est un objet très simple prônant l’esthétique de l’évidence, où le beau se décline par le fait de créer le bonheur de l’utilisateur, dans un espace où le centre de la question architecturale est l’habitant.
Depuis cette réalisation très médiatisée, les deux architectes enchaînent les projets et les expériences, toujours avec cette forme de décontraction raisonnée qui interroge les lieux et les programmes. En 2002, c’est le Palais de Tokyo où le patrimoine de l’Exposition internationale de 1937, issu d’une modernité incertaine, parfois décrépie, est mise à nu dans sa verticalité structurelle. En 2003, c’est le concours lauréat pour l’école d’architecture de Nantes avec sa structure banale en poteaux-dalles, oscillant entre un principe Dom’Ino corbuséen géant et un parking un peu trop soigné, laissant ouverts tous les possibles pour l’enseignement.
En 2011, c’est la transformation de la Tour Bois le Prêtre, un de ces innombrables immeubles de logements des trente glorieuses, voué à la démolition. Avec sa façade d’une fausse banalité, mise en couleurs comme pour en atténuer sa mélancolie, derrière ces panneaux de béton éteints, Lacaton & Vassal, avec Frédéric Druot, détectent une vie, toute précaire soit-elle, qui engage des relations, du voisinage, en résumé de l’humanité. Sa déconstruction aurait engendré un effondrement social, disent-ils. Avec précision, avec modestie, mais avec une intelligence conceptuelle, ils redessinent la silhouette massive en une sobre valse de verres coulissants et de rideaux ondulants. A partir de la substance, ici réelle et non patrimoniale, ils offrent des espaces en plus, des mètres carrés ouverts sur le skyline parisien. Une réussite indéniable, une réponse magistrale à une question d’actualité, récompensée en 2011 par l’Equerre d’argent, prix national d’architecture.
Quelques années plus tard la même démarche responsable est appliquée à Bordeaux dans l’opération du « Grand parc », où un demi-millier de logements bénéficient du même type de traitement. Ici un travail d’ethnologie urbaine est entrepris avec une documentation photographique impressionnante démontrant « l’avant-après », révélant les univers tellement différents des habitants où les vieux canapés élimés côtoient le béton, le verre et l’aluminum, reflet sociologique de cette communauté habitante que les architectes scrutent méticuleusement pour en tirer leur substantifique inspiration. L’opération est couronnée par le Prix européen Mies van der Rohe en 2019.
Au-dessus de la nouvelle gare du Léman-Express, conçue par un ancien lauréat du fameux prix, Jean Nouvel, Genève accueille le dernier né de la prolifique carrière de Lacaton & Vassal sous la forme de la « Tour Opale » qui dresse son élégante volumétrie de soixante mètres dans le paysage de cette périphérie en manque de repères urbains.
Luigi Snozzi fut avec Mario Botta (1943), Aurelio Galfetti (1936) et Livio Vacchini (1933-2007), le quatrième représentant emblématique de la « Tendenza tessinoise ». Ce groupe d’architectes fut révélé par l’exposition zurichoise « Tendenzen – Neuere Architektur im Tessin » organisée par les critiques Thomas Bogga et Martin Steinmann en 1975. Pour prendre la mesure de l’importance de leur apport dans le débat idéologique de l’époque, il faut se remémorer que cette période est celle qui voit « le postmodernisme s’épandre sans entraves, [et au milieu desquelles] les projets tessinois manifestent aussi une confiance en certains idéaux de l’architecture moderne, dans une révérence faites à plusieurs grands maîtres » (1). Si l’on ne peut pas parler d’« école tessinoise », on doit certainement affirmer la notion d’une «école de tendance», selon la locution de Pierre-Alain Croset (2).
A la différence de la plupart des protagonistes de la mouvance culturelle de la postmodernité en architecture qui s’intéressent à la question linguistique du domaine, Luigi Snozzi va suivre, de manière radicale, un chemin qui recentre la réflexion sur l’urbain et sur le territoire. Bien qu’influencé à ses débuts par les recherches des théoriciens italiens des années soixante, il va poser son regard affuté sur le monde bâti du premier choc pétrolier en analysant de manière très personnelle les tenants et aboutissants de la densification de son canton d’origine. Au début de la décennie post « mai soixante-huit », il s’inscrit alors dans la droite ligne de pensée de l’ami Galfetti qui vient de livrer l’emblématique projet des bains de Bellinzona (1967-1970), géniale réflexion basée sur un programme de loisirs qui acquiert une dimension territoriale à l’usage de la communauté toute entière.
C’est sur ce territorio dell’architettura – auquel il apporte une vision plus pragmatique que celui de Vittorio Gregotti, l’inventeur de l’expression –, qu’il va développer son travail, à la fois professionnel, mais surtout académique, dispensant à plusieurs générations d’étudiants en architecture sa flamboyante parole. C’est encore à Zurich, au cœur de l’Ecole polytechnique fédérale, que vont se dessiner les prémisses de ce qui présidera au destin d’un changement de regard sur le territoire : Luigi Snozzi y est en effet invité entre 1973 et 1975, période pendant laquelle il croise Aldo Rossi, l’auteur du traité théorique L’architettura della città (1966), lui-même enseignant sous la célèbre coupole de Gottfried Semper de 1972 à 1974. Car comme son illustre aîné transalpin, Snozzi a toujours résolument défendu une vision d’architecte et non d’urbaniste. C’est le projet qui fait la ville disait-il, et il importe, dans l’approche du projet, de toujours « essayer quelque chose de différent [qui] peut être l’occasion de poser des questions, de solliciter une réaction dans des situations d’une grande banalité en essayant de leur donner une valeur urbaine. Mon objectif a toujours été la ville, même lorsque je conçois une petite maison »(3).
Suite à cette première expérience pédagogique, il est invité, puis nommé, à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (1982-1997) où il achèvera sa carrière d’enseignant en Suisse, pour la poursuivre plus au sud, en Italie, là où le couperet de l’âge de la retraite ne tombe pas de manière aussi drastique qu’au nord des Alpes. Pendant toutes ces années, Luigi Snozzi a investi toute son énergie et sa passion pour former de nombreuses volées d’architectes, dont il espérait qu’ils fussent capables de formuler une réponse intelligible à un lieu et à un programme, et de manière générale, à projeter précisément dans un territoire en mutation permanente. Aujourd’hui encore, au tournant de ce millénaire où certains paradigmes sont mis en crise, cette aptitude demeure un atout majeur pour affronter les diverses transitions auxquelles il nous appartient de fournir des réponses. Son apport didactique demeure tangible et sa mémoire est un guide pour tous ceux qui explorent l’environnement bâti pour tenter de constamment en améliorer les contours.
Monte Carasso : la source de tout
Bien qu’il fut souvent appelé à se pencher sur des thématiques urbaines de grande échelle, il est révélant de penser que c’est une petite bourgade aux portes de Bellinzone, chef lieu du canton du Tessin, qui le révèle aux yeux d’un public plus élargi. C’est en effet à Monte Carasso, dans ce tissu bâti quelque peu décousu, à l’image de toutes les périphéries européennes, qu’il va patiemment, pendant près de quarante ans, construire le futur de cette modeste commune. Grâce à la compréhension, puis à l’appui indéfectible d’un maire éclairé, il va façonner le développement du centre du village. Par petites touches, par des interventions minimalistes, étape après étape le cœur de Monte-Carasso se modifie jusqu’à acquérir une identité dont elle n’a jamais bénéficié auparavant. à partir d’une approche très locale, Luigi Snozzi a été capable de développer une démarche qui se révèle applicable à une échelle mondiale. à l’image d’un Willem Dudok à Hilversum, ou d’un Ernst May à Francfort, son apport en tant qu’architecte de ville a marqué l’histoire de l’architecture. En parallèle de ses réalisations, il met sur pied le « Séminaire de Monte Carasso » qu’il a dirigé pendant plusieurs décennies et qui a été repris depuis peu de temps par quelques uns de ses plus fidèles élèves : Mario Ferrari, Giacomo Guidotti, Michele Gaggetta et Stefano Moor.
Luigi Snozzi fut un brillant enseignant. On peut encore rappeler ici toute son implication, toujours un crayon à la main, trainant tardivement dans les ateliers au contact des étudiants pour les accompagner, plus que les diriger dans leur recherche, manifestant une forme de doute positif, à l’image de l’intuitif par nature qu’il était. Ce doute l’habitait encore plus lorsqu’il devait concevoir ses propres bâtiments. D’anciens collaborateurs racontent sa difficulté, parfois sur de nombreuses semaines, à prendre une décision pour une question d’angle, de proportion ou de raccord au sol. Il appartient à cette catégorie d’« architectes de parti » comme je les qualifie (4), pour lesquels la question du langage architectural n’est pas une priorité. Pour lui, « l’enjeu principal a toujours été la justesse typologique de la solution à la fois à une macro et une micro échelle, plutôt que l’affirmation d’une syntaxe personnelle » (5).
Architecte modeste, il ne fut pas porté sur le devant de la scène internationale comme ses illustres confrères Mario Botta, Herzog & de Meuron (Pritzker 2000) ou Peter Zumthor (Pritzker 2010). Mais il a conservé tout au long de sa longue trajectoire intellectuelle la soif de transmettre son savoir, à tel point qu’à passé 80 ans, il donnait encore des conférences à travers l’Europe devant des parterres d’étudiants toujours charmés par sa manière si unique de raconter, souvent avec malice, les affres de son parcours atypique. Son corps, fatigué depuis de nombreuses années, n’aura pas résisté à la maladie, à quelques heures du passage à l’an 2021. Son âme bienveillante et sa pensée engagée resteront à jamais dans la mémoire collective d’une profession aujourd’hui en manque de grandes figures tutélaires.
+ d’infos
1) Jacques Lucan « Le Tessin, vingt ans après », in Matière d’art – Architecture contemporaine en Suisse, édition Birkhäuser, Bâle, 2001.
2) Pierre-Alain Croset (sous la direction de), Pour une architecture de tendance – Mélanges offerts à Luigi Snozzi, PPUR, Lausanne, 1999.
3) Luigi Snozzi, « ‘Avanzare piano, ma sempre’, Stefano Moor in Conversazione con Luigi Snozzi », Grand prix suisse d’art, Prix Meret Oppenheim, Office fédéral de la culture, Berne, 2018, p. 122.
4) Philippe Meier, « Architecte de langage ou architecte de parti », in Matières n° 16, EPFL Press, Lausanne, 2020.
5) Kenneth Frampton, « La pratique critique de Luigi Snozzi », in Pierre-Alain Croset (sous la direction de), Pour une architecture de tendance – Mélanges offerts à Luigi Snozzi, PPUR, Lausanne, 1999, p. 120.
Photographie de Monte Carasso (extrait, courtesy of Archivio del Moderno, Fondo Luigi Snozzi).
Voir aussi :
Gran Ticino, Faces numéro 74, automne 2018, .
Thomas Bogga (éd.), Martin Steinmann (éd.), Tendenzen – Neuere Architektur im Tessin, édition Birkhäuser, Bâle, 2010.
Dinard, plage de l’Ecluse, depuis la nuit des temps.
La Bretagne nord reste à jamais le théâtre vivant de l’influence cosmique immortalisée par une pomme tombée par hasard au cœur du dix-septième siècle sur un sol du Lincolnshire et qui a révélé ce qui demeure certainement la plus grande découverte de l’humanité. Par l’entremise du même phénomène physique qui nous attache à la terre, le flux et reflux des marées compose des paysages changeants comme nulle part ailleurs sur la planète. Là, en période de vives eaux, l’eau se transforme en roche et vice-versa. En quelques heures plusieurs hectares de terre se découvrent à marée basse, pour se réduire à quelques dizaines de mètres carrés à marée haute. Quand le soleil irise les bancs de sable au large, ce coin du Nord n’a rien à envier aux îles lointaines qu’un commerce avide tente de faire passer pour de l’exotisme.
Dinard, plage de l’Ecluse, 15 août 1866.
Comme pour toutes les villes du littoral, la proximité conjuguée des astres métropolitains parisien et londonien en a fait un lieu de détente recherché par une certaine élite. Malgré son orientation unique face au septentrion, malgré la présence quasi quotidienne d’un « ciel si bas », les aristocrates du dix-neuvième ont révélé cette plage au monde entier pour son sable fin et pour sa situation en cirque naturel, face aux remparts de Saint-Malo. En ce jour de fin d’été breton, la ville inaugure son premier casino. Elle en construira six entre 1866 et 1928. Ce qui s’appelait encore la grève de l’Ecluse se transforme en un lieu où se croisent les grands d’un monde d’alors dont une rare iconographie permet encore aujourd’hui d’appréhender les privilèges. En effet, on ira jusqu’à louer des « cabines roulantes », transportées par la force équestre jusqu’au bord de l’eau, permettant aux mondains de se changer en toute intimité et de prendre leur bain sans effort : le luxe n’a pas d’époque.
Dinard, plage de l’Ecluse, août 1944.
Deux mois après le D-Day, c’est au tour de la ville corsaire, au nord de la plage, d’être le centre du déferlement militaire de la puissance alliée. Sur le sable, la villégiature d’antan et le paysage reposant sont de lointains souvenirs. Pendant deux semaines, la ville de Saint-Malo flambe sous le déversement de bombes aéroportées, le clocher de la cathédrale s’effondre et retire à la cité fortifiée la seule verticale de son élégante silhouette.
A l’ouest, au large des eaux devenues sombres, la topographie de la petite île retranchée de Cézembre se transforme littéralement sous le déluge des bombes incendiaires, premiers tests en grandeur nature sur le front européen de ce futur napalm, dévastateur de la jungle asiatique trois décennies plus tard. Dans leur bunker aux murs de béton de plusieurs mètres, les allemands résistent jusqu’aux derniers pour protéger coûte que coûte un couloir de tir stratégique. Un demi-siècle plus tard, il n’est pas rare d’apprendre qu’on a encore découvert un reste explosif au cœur même de ce qui est devenu un des sanctuaires aviaires les plus reconnus.
Dinard, plage de l’Ecluse, août 2020.
Qu’importe, pourvu qu’ici résonnent, encore et toujours, les cris des enfants qui découvrent les prémisses de la construction éphémère que des vagues assassines détruisent sans relâche ; que demeurent les premiers effrois provoqués par l’apparition d’un carcinus maenas – modeste crabe vert – devant les yeux ébahis d’un bambin et qui se transforment en l’apprentissage précoce de la préhistoire ; que perdurent les expressions faciales de parents, rendus frileux par un confort occidental, à cause d’un embrun rafraîchissant qui les a surpris dans leurs joyeuses escapades balnéaires.
+ d’infos
Le premier casino de Dinard aurait dû être réalisé en deux mois, ce qui peut être considéré comme étant une prouesse technique à l’époque, pour une ouverture estivale. Il a pris un mois de retard et fut inauguré le 15 août 1866. Il était dû à la plume de l’architecte Alexandre Leroyer, qui a réalisé un Pont-roulant à Saint-Malo considéré comme étant une œuvre remarquable. Conçu à moitié en moellons, et à moitié en bois, il sera remplacé par d’autres casinos au siècle suivant.
Dans l’après-grande-guerre, la ville acquiert des dénominations des plus attractives, comme « La Reine des plages », « La Monaco des étrangers », « La perle de la Côte d’Émeraude », « La Nice du Nord », pour attirer une clientèle qui a commencé à se tourner vers la Méditerranée.
C’était il y a plus de trois ans, dans un chantier qui s’achevait avec son lot d’ouvriers qui fourmillaient pour finaliser les dernières retouches que la perfection helvétique requiert. J’avais alors visité en compagnie de son auteur l’« immeuble de paille », surnom un peu désuet qu’une presse locale en perpétuelle recherche de slogan avait jugé bon de l’affubler. C’était à l’hiver 2017, lors d’une journée de janvier dont un ciel bas avait bien voulu saupoudrer le sol encore boueux d’un voile blanc.
Porté par deux sociétés coopératives actives sur le territoire genevois, le projet véhiculait son lot de postures anti-conformistes dans un canton où tout est contrôlé par des offices étatiques dont la vision normative est porteuse de désillusions castratrices pour qui n’a pas d’intentions conceptuelles fortes. L’ambition commune du client et du mandataire, celle affichée dès les prémisses de l’opération, était la participation. Il ne s’agissait pas ici de la prise de température – parfois démagogique – de la pensée citoyenne du moment, mais bien de co-opération active et de future co-habitation engagée. Une approche qui impliquait de ne pas seulement émettre un avis distant, mais de donner de sa personne dans une pratique d’auto-construction rarissime dans nos contrées aisées.
Les nombreuses tâches auxquelles les futurs occupants ont dû s’astreindre font prendre tout son sens à la locution « vivre ensemble » souvent absente de la terminologie du logement collectif. Dans un de ses moments de rare sagesse, Voltaire avait prédit que « le travail éloigne de nous trois grand mots : l’ennui, le vice et le besoin ». Au lieu-dit de Soubeyran, les résidents se sont peut-être parfois retrouvés dans cette sentence à la morale puritaine quand ils ont dû se partager la difficile mission de tout décider ensemble, dans des assemblées où la minorité accepte les risques et les choix des plus nombreux ; lorsque chacune des familles a dû passer près de deux semaines à isoler la façade nord avec cette fameuse paille qui a ainsi dénommé leur logis ; et quand, plus tard, les soixante personnes qui concrétisent de leur présence cette collectivité habitante ont dû se partager au quotidien les six véhicules « communautarisés ».
Dans cette vision d’une écologie alternative, mais assurément plus concrète que les grands discours, les concepteurs ont lutté pied à pied contre les diktat d’un plan localisé de quartier qui exigeait le double de places de parking que ce qui a été effectivement réalisé, face aux montants plafonds imposés pour la construction de logement à « bon marché » en réussissant à ajouter, dans la même enveloppe financière, des chambres d’amis à partager et enfin à imposer un système de sanitaire sans eau courante quand le « taxateur cantonal à l’égout » s’est retrouvé perdu, sans repaires, lors de l’établissement de sa facture.
Cet été 2020, de retour sur les lieux de cette belle découverte, je constate que la prise de possession a parfaitement fonctionné et rend hommage aux idées premières qu
i l’ont générées : les vélos colonisent joyeusement les entrées ; les plantes grimpent sur les structures des balcons ; la dichotomie linguistique entre le nord – une façade assez banale en crépi – et le sud – une grille en béton animée de doubles niveaux – conforte un principe typologique où chaque appartement est entièrement traversant ; le grand jardin collectif est habité.
Au cœur de ce quartier à l’écart des grands axes, c’est bien un îlot de sociabilité en dehors de toute l’urbanité environnante qui s’est installé. Malgré, ou peut-être grâce à l’effort hors norme qu’il a fallu déployer pour arriver à ces fins, le projet recèle en lui une forme d’optimisme sur la forme que pourrait prendre, à l’avenir, une part des logements en ville. Un optimisme où même un Candide – encore Voltaire –, admettrait que, dans la vie, outre que de « cultiver son jardin », il faudrait avant tout cultiver son rapport à l’autre.
La villa conçue par l’architecte Maurice Braillard entre 1927 et 1932, au bord du Léman, est un des exemples manifestes de la maison moderne lacustre. Ce projet caractérise le rapport intime de l’objet construit à l’eau que Le Corbusier avait magistralement initié dans la désormais célèbre « petite maison » pour sa mère à Corseaux (1923-1924). Là, grâce à la présence d’une des toutes premières fenêtres en longueur de l’histoire de l’architecture, le chantre du Mouvement moderne capte, à l’intérieur de la grande pièce de vie, le paysage alpin grandiose qui s’étend et se reflète au pied de la villa comme une offrande céleste. La modeste intervention dessine la rive en projetant le regard sur cette étendue aquatique qu’ont rêvé les grands maîtres de la peinture naturaliste, de Calame à Hodler. C’était bien avant que la réglementation fédérale ne repousse à plus de trente mètres toute construction en limite des berges naturelles.
La villa Gallay représente moins une vision d’avant-garde, qu’une manière d’habiter un lieu exceptionnel, avec son implantation les pieds dans l’eau. À cette période l’architecte genevois explore les tenants et aboutissants d’un fonctionnalisme, certes moins dogmatique que celui prôné par l’intelligentsia européenne, en introduisant dans sa production d’alors une intense réflexion sur la question typologique du logement collectif et une inclinaison à la préséance d’un artisanat décoratif dans la définition spatiale de son architecture. Mais cette maison privée le confronte avant tout à une « gestion » de son client et à un long processus qui s’étendra sur deux décennies. C’est une histoire où se mêle les envies pygmalienne d’un maître d’ouvrage qui fait fortune et celle d’un créateur qui tente d’imposer sa vision de la modernité dans ce contexte particulier. C’est aussi l’histoire de tout projet d’architecture et, en cela, il demeure emblématique.
Un processus révélateur. Au départ, il y a Francis Gallay, un industriel en réussite professionnelle qui acquiert une parcelle au bord de l’eau à proximité du château de Bellerive et sur laquelle se dresse un vieille « maison de pêcheur » du XIXème siècle. Souhaitant l’agrandir pour y installer sa famille, il s’adresse alors à Maurice Braillard, la figure tutélaire de la scène architecturale genevoise des années vingt, sans se douter des vicissitudes à venir. Les archives de la Fondation Braillard Architectes recèlent plus de sept cents pièces dessinées qui démontrent toute la difficulté qu’a eue le grand architecte pour parvenir à distiller ses idées et toute la peine qu’il a dû ressentir face aux demandes de modifications incessantes d’un client qui, s’enrichissant un peu à contre courant d’années qui furent sombres pour le reste du monde, se prend au jeu projectuel sans en mesurer les incidences sur le processus d’altération de l’objet architectural.
L’analyse des diverses études révèle tout d’abord une vaine tentative, presque vouée à l’échec, celle de conserver l’ancien bâti vernaculaire et de l’étendre avec un volume prismatique s’inscrivant perpendiculairement au lac pour avancer les pièces de jour sur le paysage. Puis, patiemment, Braillard tend vers un redessin des façades de l’existant pour conduire le projet vers sa forme définitive. Le client en est finalement convaincu et la conception plastique de la maison qui s’érige ne va pas sans rappeler des articulations volumétriques proches de composition qui ont habité l’âme créatrice d’un Robert Mallet-Stevens ou d’un Adolf Loos. Les ouvertures verticales font place à des fenêtres plus horizontales qui affirment la contemporanéité de l’intervention. En 1933, lors de son achèvement, l’opération démontre une intense capacité de persuasion qu’a réussi à installer Maurice Braillard pour transformer ce qui aurait pu n’être qu’un « bricolage » entre l’ancien et le moderne, en une forme architecturale unitaire et de son temps.
La villa qui se dresse dans cette année-là réussit le mariage de convictions profondes de Maurice Braillard avec la situation exceptionnelle que ce morceau de territoire renferme : d’un côté la modernité de l’angle ouvert à l’étage qui rappelle ceux de l’immeuble du square B à Montchoisy, de l’autre une forme de maniérisme linguistique qui se ressent par exemple dans l’étrange dessin de la façade d’entrée avec des modénatures tout droit sorties d’un imaginaire riche et complexe et, enfin, un attachement aux décors assemblés ou peints. Appliqués à cette petite échelle, on y retrouve à la fois la force expressive, pour ne pas dire expressionniste, qui se dégage de la fameuse perspective de l’opération urbaine des Eaux-Vives (1929) et, dans le même temps, le raffinement d’un plafond à caisson en bois qui s’affirme comme une réminiscence de certaines « prairies houses » de Frank Lloyd Wright. La ressemblance y est d’autant plus troublante que l’espace du salon de la villa Gallay est également très compressé, qualité qui, selon une légende urbaine, aurait été revendiquée par le maître américain. En effet, on lui attribue la déclaration comme quoi le déploiement d’un volume au-delà d’une proportion liée à sa propre taille, petite en l’occurence, était « a waste of space ». Maurice Braillard a dû quant à lui se résoudre à cet abaissement, non pour des raisons dogmatiques, mais en fonction du nécessaire alignement aux niveaux de la maison existante.
Cependant le déroulé de ce projet ne s’arrête pas là et devient révélateur de questions plus fondamentales quant à la durée de vie d’un processus de projet. A peine achevée, le client demande de surélever la proéminence de l’angle émergent pour y rajouter une chambre. Cela s’exécute les mois suivants la livraison. La belle harmonie que Braillard avait réussie à composer avec, rappelons-le, la préexistence d’un volume, s’en trouve perturbée. L’architecte travaille encore sur des adaptations programmatiques intérieures. En 1936, lorsqu’il accède à la lourde charge de Conseiller d’Etat du canton de Genève et s’éloigne de son atelier, il en confie la conduite à ses deux fils, Charles et Pierre. C’est le deuxième qui reprend le dossier. Il se confronte à un maître d’ouvrage qui prend alors de manière unilatérale les rennes de la commande. Dans les années quarante, le jeune architecte en subit la pression et ajoute la plus étrange des extensions imaginables, avec un patio latéral flanqué de colonnes aux chapiteaux stylisés qui confèrent à l’ouvrage une spécificité très particulière que l’on ne peut comprendre sans ce court survol historique. Cet assembla hétéroclite ne peut être perçu du promeneur solitaire, mais seulement du navigateur attentif.
Dans l’histoire de l’architecture moderne on compte quelques cas du même registre où l’auteur d’une réalisation se voit confronter la difficile tâche de se voir confier l’extension de sa propre œuvre. Souvent, une forme de détachement, ou une évolution dans sa pensée architecturale, le pousse à des collages dont la cohérence laisse parfois songeur. Seule une critique raisonnée permet d’en comprendre, sans forcément toujours l’apprécier, les raisons multiples qui aboutissent à ce type d’objet hybrides. La villa Gallay en est un des parangons démonstratifs de l’évolution temporelle d’un édifice.
+ d’infos
L’auteur remercie la Fondation Braillard Architectes (https://braillard.ch/), et Monsieur Paul Marti, pour la mise à disposition de documents iconographiques inédits et pour certains jamais publiés préalablement.
L’actualité de ce début de troisième décennie n’est pas à l’image de celle du siècle passé, enjouée et créative, caractérisée par ces « années folles » qui ont illuminé un entre-deux guerres dont la longévité fut aussi tenue que furent brutales ses bornes temporelles. Notre époque aussi est folle, mais dans une acception du terme plus dramatique si l’on se place sous l’angle de l’immigration massive qui cherche à atteindre ce nouvel eldorado que représente le vieux continent, cette conquête désespérée de l’ouest, encore et toujours. La terre promise se paie au prix fort de sa vie, de son identité et de sa dignité. L’auteur genevois Jean Ziegler s’en est récemment révolté dans un livre qui dénonce « la honte de l’Europe », celle qui consiste à ne pas ouvrir plus généreusement ses frontières.
A l’aube de notre ère, Tacite est un des premiers historiens à avoir mis un mot sur ce que la ville aux sept collines se représentait comme étant une impérieuse limite à sa démesure territoriale : le limes. Dans cette société d’alors où la démocratie fut débordée par l’ambition d’un triumvirat devenu un auguste potentat, cette caractéristique géopolitique ressemble à s’y méprendre à celle qui définit l’aire des vingt-cinq nations qui se renferment dans leurs confins, et paradoxalement issue du visionnaire « Traité de Rome ». C’est cette même cité qui a inventé ce terme, que les empereurs successifs se sont employés à construire, parfois physiquement, pour contenir ce qui à l’époque était considéré comme le monde barbare. De Trajan à Dioclétien, le limes arabicus a cherché à repousser les civilisations orientales au prétexte qu’elles ne parlaient ni latin, ni grec. Aujourd’hui c’est à Lesbos que se cristallise des drames humains peu avouables : l’histoire est malheureusement impitoyable de lucidité quand elle met en évidence les hasards des lieux : des recoupements géographiques qui déchirent nos âmes perdues.
L’exil exhorte l’asile.
A Genève, le centre d’hébergement collectif de Rigot qui a été mis en service récemment insuffle un espoir bienvenu et interpelle par son engagement social et environnemental. Construit entièrement en bois, il est conçu pour dresser sa silhouette gémellaire à quelques encablures du siège de l’ONU pour une durée limitée à une dizaine d’années. Démontable puis remontable dans un ailleurs qui annoncerait une heureuse intégration de ses occupants, il est admirablement mis en œuvre par ses modules en bois d’épicéa, sa façade en chêne genevois, issue d’une filière locale et jusqu’à ses fondations ligneuses qui évoquent les peuples lacustres qui ont colonisé la rade de l’ancienne cité du bout du Léman.
L’image que la cour évoque immédiatement les dessins aux couleurs chaudes des architectes des années soixante, ceux de la fameuse Tendenza italienne, qui se mobilisaient pour un retour à une forme d’essentialité à la fois expressive mais également théorique : une posture contre ce qui était jugé comme étant trop stérile dans la production moderne, déjà globalisante dans sa volonté d’imposer un International style. Dans ces années de remise en question de la pensée forte, on cherchait aussi un retour à une forme d’artisanat que Giorgio Grassi replaçait au centre du métier de l’architecte.
A l’extrémité du lac, c’est bien à une leçon de construction à laquelle on assiste, grâce à un retour aux fondamentaux de l’assemblage de la matière, celui enseigné à tous les étudiants en architecture. Mais aussi à une leçon d’humanité grâce à la dignité de l’objet accueillant ceux qui sont en situation de détresse. Ce modeste édifice surpasse de loin, par sa qualité tectonique, la plupart des logements de la périphérie de nos villes où le crépi et la fenêtre en plastique écœurent de leur vulgarité nos attentes, parfois vaines, d’un environnement meilleur. C’est enfin un exemple de réalisation respectueuse de la transition énergétique que notre planète réclame de ses vœux les plus profonds. La réponse à l’urgence humanitaire ouvre donc également une porte à un postulat sur le long terme quant à une possible voie pour une architecture durable.
C’est l’automne avec son vent septentrional balayant un ciel dont l’azur renvoie à la Côte homonyme. C’est la conclusion attendue d’une longue marche au cœur de la rocaille blanche et de la forêt maquisarde. C’est un vallon lumineux, mais reclus dans une topographie dominante, omniprésente et accidentée. C’est le dessein d’une quête spirituelle mille fois reconduite par croyants et séculiers. C’est Sénanque. Au-delà de la géographie, au delà de l’histoire, au-delà de la foi, il y a cette abbaye cistercienne, la plus pauvre des trois soeurs provençales, qui émerge des champs de lavande d’un vert profond et d’un violet liturgique.
Fascinante, encore et toujours.
Quelques volumes essentiels composent l’édifice selon les règles minimalistes de Saint-Benoit : une église, un dortoir, un scriptorium, un chapitre et un cloître. Les pierres, d’un calcaire aussi pâle que le visage d’un Christ en croix, ne sont ni sauvages (1), ni sacrées. Elles fondent l’espace en une unité aussi forte que celle de la religion qu’elles concélèbrent. L’assemblage des blocs est simple, cependant chaque décalage, chaque colonne, chaque fenêtre est important pour dire son appartenance à un tout que seule l’extrême conviction des moines du douzième siècle a pu porter, au sens propre et figuré, à ce niveau de consubstantialité.
La chaude lumière méditerranéenne, inonde le cloître de ses rayons jaillis de l’infini. Ce cœur de l’édifice est le lieu de la contemplation par excellence et par essence. Il dépasse le cadre religieux. La nature dans cet hortus conclusus invite à la méditation : une enceinte de colonnes qui scandent la lumière et l’ombre de manière exceptionnellement envoûtante. Il s’y dégage une émotion rarement atteinte par l’architecture qui a émerveillé des générations.
Avec le temps, le bois originel qui habillait certains mur a disparu pour laisser place à la pierre. Elle est présente dans les trois dimensions : sol, mur et plafond. Seules peut-être certaines galeries des carrières de Carare peuvent rendre cette impression d’habiter une minéralité absolue. Ce ne sont les obscènes tablettes numériques que les touristes agitent avec des mouvements absurdes à 360° dans un sourire béat qui peuvent prétendre redonner vie à ces espaces et retrouver l’esprit du lieu. Ce dernier n’est pas inscrit dans la froideur des écrans, mais dans ces pierres d’une pâle douceur qui accueillent comme une bénédiction la chaleur des rayons d’un Helios nostalgique de la sonorité très lointaine des sabots des moines ayant dédiés leur vie à ce lieu emprunt d’une magie éternelle.
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1) Référence à l’ouvrage de l’architecte Fernand Pouillon, Les pierres sauvages, publié en 1964 aux éditions du Seuil à Paris et qui conte la construction au XXIème siècle, de l’abbaye du Thoronet.
Dans l’histoire récente de l’architecture suisse Franz Füeg tenait une place à part. De sa personne on retiendra la discrétion, la soif de connaître liée à son parcours d’autodidacte et la recherche de la cohérence. Celui qui vient de nous quitter à l’âge de 98 ans, avait commencé sa carrière au milieu des années cinquante par de modestes maisons particulières, où son souci du détail constructif apparaissait déjà. C’est en 1961 qu’il remporte le concours pour l’église catholique de St. Pius à Meggen, près de Lucerne, projet qui lui conférera une notoriété nationale jamais démentie. Aujourd’hui reconnu comme un chef d’œuvre intemporel, ce bâtiment, qui mêle le langage de la halle industrielle moderne et une matérialité d’une grande spiritualité, le marbre blanc translucide, aborde de façon magistrale la question de la lumière et de sa transcendance.
Je l’avais rencontré en 2005, pour un portrait publié dans une revue d’architecture. Plus qu’octogénaire, il s’était déjà reconverti dès la fin des années quatre-vingts dans une vaste recherche sur la numismatique moyen-âgeuse, avec le même intérêt qu’il avait pour son métier d’architecte qu’il décide de clore en 1999, pour se consacrer à cette nouvelle quête intellectuelle. Je retiens de cette rencontre la mémoire d’un homme apaisé, rare dans notre profession, qui appartenait à cette catégorie d’architectes qui pensaient « avoir fait le tour de la problématique et qui ont la capacité de s’arrêter »(1). Il m’avait aussi surpris en m’apprenant qu’il avait failli ne pas remettre les dessins du concours de cette désormais fameuse église, car il n’était pas encore satisfait du résultat. Cette approche absolutiste qui lui a fait renoncer parfois à rendre certains projet, se traduit dans son oeuvre, somme toute assez modeste en terme de quantité de bâtiments, par une écriture architecturale très soignée, héritée de ses maîtres à penser que furent principalement Auguste Perret et Ludwig Mies van der Rohe.
Sa carrière ne pourrait se résumer à ces quelques lignes sans évoquer son passage au Département d’architecture de l’EPFL où il fut engagé comme professeur ordinaire de 1971 à 1987, presque contre son gré, sa modestie l’empêchant de postuler. Il fut un enseignant précis et recherchant avant tout à transmettre à ses étudiants la complétude du domaine, lui qui affirmait qu’un jeune « devrait au moins une fois avoir fait à l’école le tour du problème, sous tous ses aspects » (2).
C’est donc un des derniers, si ce n’est le derniers des « modernes suisses » qui part, laissant derrière lui une œuvre construite et écrite de grande qualité dont l’antienne serait l’humanisme. En effet, à l’image de certains grands maîtres du Mouvement moderne, il a su conjuguer le progrès et la sagesse.Dans une récente interview à la Neue Zürcher Zeitung, quelques semaines avant sa disparition, il résumait ainsi son engagement architectural dans la société : « Le sens de l’architecture est d’offrir un service à l’être humain, et cette idée est importante aussi pour notre façon d’envisager la modernité ».
+d’infos
1). Philippe Meier, « Franz Fueg », in AS – Architecture Suisse n°158, éditions Anthony Krafft, Pully, 2005
2). Franz Füeg « Enseigner et apprendre », Les Bienfaits du temps. Essais sur l’architecture et le travail de l’architecte, PPUR, Lausanne, 1985.
3) Neue Zürcher Zeitung, 31.10.2019, interview de Sabine von Fischer
En traversant les paysages horizontaux des contrées céréalières, les mois d’été offrent des regards sur le monde agricole qui peuvent parfois s’apparenter à des expositions de Land Art ou à des alignements mégalithiques. En effet, qui n’a pas été émerveillé par la vision de ces cylindres blonds sur une terre vallonnée, de la même couleur, rappelant la fin du cycle des moissons.
Cette représentation idyllique et champêtre n’empêche pas de déceler quelques ironiques paradoxes, comme le fait que ces forme cylindriques qui ne demanderaient qu’à rouler sur ces douces pentes, s’immobilisent et se pétrifient dans une poétique posture d’attente. Avec légèreté, on peut aussi se mettre à douter du caractère aléatoire de la disposition de ces balles rondes de paille. En effet, à la lumière de la rentable évolution mécanistique de l’agriculture contemporaine, la question suivante se pose : en imaginant que chaque saison le paysan débute la récolte par le même angle de sa parcelle, que son caractère économe fait en sorte qu’il ne superpose pas le tracé des sillons de sa moissonneuse, et que ladite moissonneuse dépose mécaniquement la même quantité de paille, peut-on alors raisonnablement dire que les ballots de paille sont déposés, année après année, à quelques mètres près au même endroit?