Les années soixante ont consacré la colonisation de la montagne comme terrain de loisirs avec toutes les conséquences que cela a pu avoir sur le paysage. Il y a quelque temps, dans cette rubrique, j’évoquais la cohérence qui se dégage de la station moderne de Flaine en Haute-Savoie voisine pour son approche conceptuelle en phase avec la consommation de l’or blanc qui s’engage rapidement dans ces années-là.
C’est à cette même période qu’apparaît l’invention du « Jumbo-chalet », ce type d’immeuble de logements qui tente maladroitement de se dissimuler sous l’apparence de la vernacularité. On constate que ces grosses masses bâties ne sont souvent pas capables de proposer une densité suffisante et ne réussissent jamais à faire croire à une quelconque référence aux anciens mazots – et l’imaginaire qu’ils véhiculent –, ni à l’affirmation brutale de la modernité. Mais comme dans toute règle il y a des exceptions : la résidence des « Mischabels », à Montana en est une remarquable.
Edifié sur une parcelle face à la vue sur le Val d’Anniviers et la chaine des Alpes, le projet s’implante parallèlement à la vallée du Rhône dans une pente gauche pour offrir ce panorama majestueux à ses 65 appartements. Ces derniers s’adressent à une clientèle plutôt aisée à la recherche d’une qualité d’habitat à la montagne. Sa genèse, comme celle de tous les projets de qualité, mérite qu’on s’y attarde.

Le « village résidentiel de la noble contrée » fut l’intitulé de la société anonyme choisi par les promoteurs d’alors pour développer le site. C’est sous ce nom poétique, évoquant les recherches toponymiques d’un J. R. R. Tolkien, que le projet vit le jour avec la mise en place de quatre immeubles de logements, d’un hôtel, d’un manège, d’une piscine couverte et de courts de tennis. Cette première version qui ne verra jamais le jour, est à plus d’un titre remarquable dans cette vision moderne de la séparation des activités sur un territoire. Dans le dessin des immeubles de logements, elle démontre aussi l’engagement des architectes (1) pour proposer une approche typologique devant laquelle on reste admiratif. La référence architecturale des auteurs est sans nul doute afférente à celle des compostions de Frank Lloyd Wright et ses dernières « prairie houses » conçues sur la base du triangle équilatéral comme module de base (2) mais appliquée avec justesse au loisir en altitude.
Les « Mischabels » propose une étonnante agrégation de logements, sur un principe de parallélogrammes juxtaposés. Le caractère traversant du site est exploité au maximum, les cuisines étant souvent placées au nord, les séjours au sud, les chambres occupant l’une des deux orientations. La diversité dimensionnelle des appartements s’effectue soit dans la latéralité – en prenant un module de plus –, soit dans la verticalité – par la création de duplex. Les grands duplex sous le toit offre une spatialité exceptionnelle avec la prise en compte de l’oblique de la couverture alliée au biais de la géométrie de base.

Mais c’est dans l’exploitation des angles à 60° que l’écriture des logements fascine le plus : ici tout est dessiné dans cette logique implacable, mais avec une richesse infinie, du placard de la cuisine à la table du séjour, des penderies à la cheminée, de la loggia à l’escalier intérieur. Au niveau du langage architectural des façades on retrouve une envie de vernacularité par la présence de pierre naturelle et de bois, à la fois au nord et au sud. On aurait bien voulu voir se réaliser ces espaces assez exceptionnels dont les prémisses ont été heureusement bâties dans les demeures d’outre-atlantiques précédemment évoquées, et dont la transposition alpine aurait été une chance que les vicissitudes du processus de projet n’ont pas permise.
La résidence réalisée en 1965, est donc une seconde version de l’opération et elle se concentre sur un seul immeuble, la résidence des Mischabels. La vision urbaine du « village » a disparu. Par contre le nouveau plan dévoile au sixième niveau, celui de l’accès principal, une distribution horizontale qui évoque les avant-gardes modernes, qu’il s’agisse de la rue intérieure corbuséenne des « Unités d’habitations » des années 1950 ou les coursives tropéziennes de l’immeuble « Latitude 43 » (Georges-Henri Pingusson, 1933). Ce long parcours sur une moquette rouge est séquencé par la lumière en redents de la façade nord et de grands panneaux en béton avec leur bas-relief marquant les accès aux cages d’escaliers. Ces dernières présentent un dimensionnement minimal, mais grâce à la présence de garde-corps en verre, une belle spatialité reste de mise dans un univers de pierre naturelle et de bois.

La rigueur géométrique des logements affecte toute la volumétrie : au nord, de grandes piles en crépi texturé rythment la façade très habilement ; au sud, la séquence des loggias en biais par rapport au plan général des dalles offre un jeu d’ombres et de lumières très savant ; en toiture, une matérialité sobre et unique en béton blanc, avec des cheminées disposées précisément devenant une réponse claire au dessin de la cinquième façade souvent le parent pauvre de l’écriture architecturale des promotions avides de profits dans ces contrées alpines. Les auteurs vont pousser la perfection jusque dans la conception des garages individuels pour les voitures qui s’insèrent dans la pente pour disparaître sur la photographie satellite et pour s’écrire aussi une ligne brisée à l’image de celle qui animent la résidence.
La géométrie du parallélogramme fonde toujours la conception de chaque logement, mais les appartements réalisés n’ont plus la richesse et la complexité de la composition de ceux de la première version. Ils sont devenus plus orthogonaux, certainement pour des raisons économiques, et la typologie s’est quelque peu stratifiée, presque tous les séjours-cuisines étant placés au sud, face à la vue, et les chambres au nord, face à la pente. Celles-ci bénéficient d’une fenêtre à la française dans l’angle du redent. Cet apport de lumière qui surprend un peu à la lecture du plan se révèle très efficace en terme d’usage et de possibilité d’ameublement de la pièce. La distribution centrale par un hall dont la nature du sol est la même que celle du palier de l’escalier, est très efficiente. La figure compositive de la pièce de jour qui s’enroule autour de la loggia avec la vue sur les Alpes est remarquable. Cette approche que l’on trouve dans tous les logements contemporains du vingt-et-unième siècle est assez rare pour l’époque et démontre sa pertinence dans ce lieu remarquable.

Au delà de la qualité typologique, c’est à une nostalgie de ces années-là que le visiteur est immanquablement confronté. En effet, ce dernier se retrouve face une matérialité et une ambiance d’il y a plus d’un demi-siècle : marche d’escalier en terrazzo, parquet mosaïque carré, crépis aux murs, radiateurs à tube et alimentations apparentes, portes, fenêtres et lames en bois naturel des loggias. Dans les appartements, presque toutes les cuisines possèdent un passe-plat ouvert sur le séjour – précurseur de la cuisine ouverte « à l’américaine » –, elles offrent également des plans de travail en formica, qui génèrent la présence d’une grille métallique amovible pour les protéger de la chaleur des casseroles. Les salles de bains sont revêtues de carrelages de couleur avec des textures typiques de ces années-là. Enfin, lorsqu’on pénètre dans les appartements sous le grand toit, les mezzanines offrent des espaces en double hauteur de très belle facture. Le détail du brise-soleil orientable en bois, dont le mécanisme à manivelle fonctionne toujours 60 ans après, est fascinant.
Le tableau de répartition de 1964 exprime la générosité des surfaces, avec des appartements qui oscillent entre 100 mètres carrés pour ceux possédant deux chambres à coucher jusqu’à plus de 220 mètres carrés pour les grands duplex de cinq chambres. Le prospectus nous apprend que la commercialisation s’étend jusqu’aux Etats-Unis, puisqu’il est mis en vente dans une agence sur Park Avenue à New York City.
Contrairement à ces erzatz de chalets qui abondent sur les versants des stations avec leurs balcons à moitié en béton, à moitié en bois peint d’un marron foncé, avec leur fenêtres en métal ou plastique, les « Mischabels » font un usage très juste et subtil des matériaux. Tout d’abord on admire cette façade sud entièrement en pin d’Oregon, très bien dessinée dans ses détails, dans ses barrières en verre qui s’effacent pour laisser au bois sa juste place dominante dans la composition de l’élévation, et jusque dans les stores à rouleaux qui poursuivent le thème ligneux ; puis il y a la présence de la corniche en béton blanc qui découpe le volume sur le paysage – un ciel d’un bleu profond ou une neige immaculée qu’on trouve à cette altitude – à la manière d’une œuvre de James Turell ; enfin tous détails intérieurs décrits précédemment qui confèrent à l’ouvrage bâti cette unité de langage et de matière.
A Montana, la modernité démontre sa capacité à inventer encore un mode de vie en rapport avec le paysage, dans une relation apaisée loin des avant-gardes que La Suisse a toujours regardés avec une certaine retenue, concentrée qu’elle fut sur une application rigoureuse des principes, mais sans en faire une démonstration. Cette œuvre majeure en montagne ne doit pas faire oublier une autre qui fut détruite en 1979, par une promotion sans scrupules : le chalet « Le Framar », sis à quelques centaines de mètres sur la commune de Crans-sur-Sierre, érigé pour son propre usage par l’architecte et professeur à l’EPFL, Jacques Favre, entre 1957et 1958. A propos de ces deux ouvrages remarquables, on ne peut que se reporter aux mots qui ouvraient l’exposition consacrée à Favre en 1981 : « [Ici se] révèle la maîtrise de l’architecture par la manière dont les espaces intérieurs se développent, par la magie du détail et par le jeu des matériaux naturels, par la rigueur du système structurel et constructif qui sous-tendent l’ouvrage et lui donnent sa force et sa cohésion » (3).
+ d’infos
1) Les architectes associés pour la résidence des Mischabels furent :
Maurice Caillé (1918-1987), d’origine vaudoise, il étudie à Genève sous la direction d’Eugène Beaudoin. Son œuvre construite est très liée à celle d’André Gaillard avec lequel il réalise de nombreux ensembles d’habitations à Genève et sa périphérie dont l’exceptionnel « Morillon-Parc » au Grand-Saconnex. Il est à noté que Gaillard conçoit également les tours d’Aminona, à quelques encablures de Montana (1960-1978).
Pierre Merminod (1926-2013), aussi d’origine vaudoise, après des études à l’Ecole d’architecture de l’université de Genève (EAUG), rejoint des agences prestigieuses de l’époque comme Georges Addor, Arnold Hœchel, ou encore Georges Brera et Paul Waltenspühl. Sa carrière va s’orienter plutôt vers l’enseignement puisqu’il devient doyen de l’ETS puis codirecteur de l’EAUG. C’est dans cette école qu’il sera nommé professeur de construction.
Dans la plaquette de vente des Mischabels, version allemande datée de 1964, les noms de Jean Ellenberger (il s’agirait en faite de Jean-Marie Ellenberger, très actif à Crans-Montana à cette époque) et d’André Gaillard sont crédités comme co-architectes. Dans la littérature connue à ce jour, ces deux derniers noms ne sont jamais évoqués comme faisant partie de l’équipe de concepteurs.
2). En 1932 l’architecte américain Frank Lloyd Wright commence une période qu’il nomme lui-même par le néologisme « Usonia », ce dernier étant déduit de l’acronyme « Usona » issu des premières lettres de « United States of North America ». Pendant près de trente années, il va réaliser une soixantaine de villas assez économiques, dont il vend les plans très détaillés aux propriétaires, ces derniers les réalisant avec les artisans locaux, où la tradition constructive nord américaine en faisait le socle narratif associé à la modernité. Une des plus célèbres est la « First Herbert Jacobs House », à Westmoreland Madison dans le Wisconsin (1936-1937). Dans les années 1950, sur le même principe que le tatami japonais – qu’il admirait tant, et qui le fascina des décennies durant –, le grand maître américain a développé une trame sur la base du triangle équilatéral et a réalisé par exemple la maison Russell Kraus (1951) ou le cottage Jorgine Boomer (1953).
3). Voir https://www.epfl.ch/campus/art-culture/museum-exhibitions/fr/archizoom-fr/expositions/jacques_favre/.
Voir aussi : Collectif d’auteurs, L’architecture du 20e siècle en Valais 1920-1975, Infolio éditions, Gollion, 2014, p. 135.
Monique Keller, Roman Kallweit, « Crans-Montana – Une cité à la montagne », Patrimoine Suisse, 2010.
L’auteur remercie chaleureusement M. Ewout Gysels, l’architecte qui a restauré très habilement l’ouvrage entre 2012 et 2020, pour sa disponibilité et sa précieuse aide dans la recherche afférente à ce texte.












