Le théoricien et critique d’architecture suisse Martin Steinmann vient de nous quitter. Son nom ne résonne peut-être pas aux oreilles du grand public comme celui de Mario Botta, de Jacques Herzog et Pierre de Meuron ou de Peter Zumthor. Et pourtant sans sa culture immense, sans son regard pointu, et sans son analyse éclairée de leurs œuvres respectives, leurs carrières n’auraient certainement pas suivi la même trajectoire.
Il est difficile de résumer en quelques lignes la carrière et l’œuvre écrite de Martin Steinmann : on ne peut qu’en esquisser les contours. Après ses études à l’EPFZ – qui s’achèvent avec l’obtention d’un doctorat en 1978 consacré aux Congrès Internationaux d’Architecture Moderne CIAM – il est révélé aux yeux du monde académique et professionnel en 1975 par l’exposition et la publication de Tendenzen – Neuere Architektur im Tessin (1) qu’il co-signe avec Thomas Boga. Dans cet ouvrage fondateur sur le travail des jeunes architectes tessinois, au rang desquels vont émerger les figures tutélaires de Mario Botta, Luigi Snozzi, Livio Vacchini et Aurelio Galfetti, il démontre sa capacité d’analyse et de synthèse de la production bâtie contemporaine, puis son talent d’élever leurs œuvres comme support à la théorie d’architecture.
En 1991, Martin Steinmann publie dans la revue genevoise Faces – Journal d’architectures, dont il fait partie du comité de rédaction, un texte qui va changer la perception de l’architecture contemporaine : « La forme forte – vers une architecture en deçà des signes ». A travers ses propos on comprend alors que la période dite « postmoderne » s’achève et qu’un changement profond s’opère. Sensible aux travaux du théoricien de l’art allemand Rudolf Arnheim sur la phénoménologie, il affirme alors : « L’être humain a besoin de simplicité et de clarté pour s’orienter, d’unité pour fonctionner correctement, et de diversité pour être stimulé. […] Les proportions en architecture nous fournissent des exemples simples. […] ces formes ‘premières’ sont elles aussi soumises aux règles de la simplicité et de la normalité (qui sont des notions apparentées dans les domaines de la perception et de l’expérience) » (2). Cette analyse très érudite de la production de la fin des années 1980 révèle une approche de la pensée architecturale qui va au-delà de la tendance minimaliste qui se met alors en place et ouvre un champ théorique insoupçonné jusqu’alors.
En 2001 paraît le catalogue de l’exposition Matière d’Art : Architecture contemporaine en Suisse (3), un livre essentiel pour comprendre la place de l’architecture suisse sur la scène internationale. Complice de ses collègues enseignants Jacques Lucan et Bruno Marchand, Steinmann propose un regard croisé avec Lucan dans un entretien devenu célèbre sur les tendances de l’architecture helvétique.
On ne peut évoquer le souvenir de Martin Steinmann sans parler de sa carrière d’enseignant au Département d’Architecture de l’EPF de Lausanne. Nommé en 1987 il va former, deux décennies durant, un nombre important d’étudiants sur un thème qui lui est cher, celui du logement collectif. Son approche de la typologie comme celle du vécu et de la perception des espaces domestiques, l’amènera à développer la notion de « Stimmung » dans sa conception personnelle de l’habitat et ses pratiques.
Sa carrière d’enseignant à peine achevée, il remporte le concours de l’agrandissement du Musée de la ville d’Aarau (2007-2015) avec son ami Roger Diener. En choisissant une aire d’implantation différente de celle prévue par le cahier des charges, il inscrit de manière très subtile cette extension en complément de l’ancienne tour médiévale, tout en proposant la clôture d’un vide urbain pré-existant. Avec sa façade comprenant 134 personnages sculptés par l’artiste Josef Felix Müller dans le bois d’un arbre abattu et moulés dans les plaques de béton clair, le bâtiment acquiert une posture très calme et impose un respect, voire un silence que la disparition de son auteur ne fait que renforcer.
Alors que la période n’est plus à une architecture de tendance, mais à des tendances d’architectures, le monde de la théorie et de la critique,déjà peu disert en influence sur celui de la profession, est aujourd’hui vraiment orphelin.
+ d’infos
1) Martin Steinmann, Thomas Boga, Tendenzen – Neuere Architektur im Tessin, ETH Zürich, Institut für Geschichte und Theorie der Architektur (gta), Zurich, 1975.
2) Martin Steinmann, « La forme forte – Vers une architecture en deçà des signes », Faces – Journal d’architectures n° 19, Genève, 1991.
3) Jacques Lucan, Bruno Marchand, avec Martin Steinmann, 2001 : Matière d’Art : Architecture contemporaine en Suisse, Centre Culturel Suisse à Paris / ITHA Institut de Théorie et d’Histoire de l’Architecture de Lausanne, Birkhäuser, Bâle, 2001.
Merci Philippe Meier de ces simples, mais belles énonciations décrivant les points essentiels de la vie de Martin Steinmann – j’ai eu, en plus de son assistance comme étudiant chez Albert Max Vogt à l’EPFZ, loisir de le rencontrer lors de séances à l’ISOS ou lors d’un magnifique voyage à Vienne dans les années 90, mais aussi lors de critiques toujours très précises de projets d’étudiants à l’EPFL. Un grand personnage, plein de finesse!
Merci pour cet article sur le travail de M. Steinmann qui rejoint je crois les travaux sur les lignes simples de M. Alberto Sartoris précurseur de cet architecture avant-gardiste.