Depuis fort longtemps, probablement depuis que je suis entré par une petite porte académique dans le monde de la conception de l’environnement bâti, j’ai toujours été attiré par les murs. Qu’ils soient petits ou grands, courts ou longs, modestes ou célèbres, leur présence matérielle évoque toujours quelque chose d’émouvant à mon esprit : l’enceinte en marbre blanc du Campo Santo à Pise, les murs en pierres sèches des Franches montagnes, les « Free standing walls » en travertin de Mies van der Rohe à Barcelone ou les plaques en acier oxydés de Richard Serra dans les vallons d’Otterloo. A cette fascination durable, il est peut-être temps de donner un sens et me demander le pourquoi de ce profond ressenti.
C’est certainement tout d’abord une question de géométrie, la présence d’une pensée abstraite, celle unique d’Homo sapiens sapiens, dans un univers où tout est courbe, même l’horizon sur l’océan si l’on se réfère à la condition physique de la rotondité de notre astre. Dès les origines de l’humanité, le mur représente la matérialisation volumétrique première d’une ligne : celle tracée par un bâton sur le sable ou par un cordeau tendu entre deux branches. C’est un geste de conscience pure représentant une forme absolue d’efficacité, celle du moyen le plus court pour relier deux points. Ces mêmes termes sont contenus dans le célèbre traité de Vassily Kandinski (1926), « Points et lignes sur plan » (1) quand il évoque au Bauhaus de Dessau la manière de concevoir la peinture moderne.
C’est ensuite une approche constructive qui consiste à prendre une pierre et la poser sur une autre en les alignant. Là encore, une action réfléchie qu’aucun être vivant sur terre n’est capable de produire. Cette opération qui peut paraître aujourd’hui si simple, presque naïve, mais qui élève notre espèce à un niveau de discernement et d’acuité jamais atteint depuis le Big bang fondateur.
un mur
C’est peut-être enfin la révélation d’une vision poétique appropriable à travers un regard curieux et passionné : l’objet lithique qui illustre le propos n’est pas si ancien, tout juste un peu plus d’un siècle. Il révèle cependant tout le contenu liminaire de ce texte : présence de moellons empilés en une ligne presque parfaite, division d’un champ en deux parties avec une prairie en pente à l’amont et, à l’aval où l’horizontalité domine, un hortus conclusus. L’enceinte de ce dernier est constituée de trois murs et de quelques haies taillées. L’absence de modénature n’évoque aucune référence à une quelconque forme de culture architecturale, mais une évidente pensée constructive décrite par le dessin précis de son faîte où un léger biais protège des intempéries sa base et son entablement. Enfin la confrontation avec la nature environnante. D’une part celle d’un premier ordre, les frondaisons des arbres dont il se différencie par sa géométrie et sa construction, toutes les deux intrinsèquement humaines. Puis celle d’un second ordre, plus subtile, plus romantique peut-être, qui consiste en l’acceptation sur sa surface de la présence de végétaux sauvages dans chaque petite anfractuosité où une semence a germé au gré des vents et nous rappelle l’éphémère de notre intervention terrestre.
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1) Punkt und Linie zu Fläche, Beitrag zur Analyse der malerischen Elemente, Munich, Verlag Albert Langen, 1926.