Celui que l’Italie érudite appelle encore « maestro » est moins célébré de ce côté-ci des Alpes qu’il ne l’est encore aujourd’hui dans la région milanaise(1). Franco Albini a été pourtant qualifié par Alessandro Mendini comme étant « dans l’absolu le plus grand maître de l’architecture moderne italienne »(2). Sa carrière, émaillée de rencontres professionnelles marquantes avec Le Corbusier, Gio Ponti ou Ignazio Gardella – avec qui il s’associe un temps –, débute dans l’immédiat après-guerre(3) dans les univers du design de mobilier, de l’architecture d’intérieur et de l’architecture. À compter de cette période, et donc âgé de presque quarante ans, Albini va être à l’origine d’une production foisonnante dans les trois domaines précités, avec quelques objets ou projets remarquables : la chaise Luisa (1950), le fauteuil Fiorenza (1952 et 1956) ou l’iconique bibliothèque LB7 (1957), le musée du Palazzo Rosso à Gênes (1952) et les bâtiments de Cervinia (1946-1949), sujet du présent article, le grand magasin « La Rinascente » à Rome (1956-1961)(4) ou les stations de la ligne 1 du métro de Milan (à partir de 1962). Ce parcours brillant et éclectique ne va pas sans rappeler celui de Carlo Mollino, évoqué précédemment dans les lignes de ce blog, et dont les deux bâtiments alpins, espacés d’à peine deux cents mètres, se regardent respectueusement depuis trois quarts de siècle.

chaise luisa 1950
Un chalet collectif
À l’origine de l’« Albergo rifugio per ragazzi », il y a la commande, en 1946, d’un chalet pour un de ses amis alpinistes, Giuseppe Pirovano. Il était prévu sur un des côtés, un espace pour une école de ski, programme qui faisait sens dans cette station de Cervinia créée en 1936 à 2000 mètres d’altitude. Très vite le mandat se mue en une forme d’auberge de jeunesse pour les enfants du nord de l’Italie, région alors en expansion. D’une commande individuelle, cette dernière se transforme en un habitat collectif qui se répartit sur cinq niveaux avec, à sa livraison, « les magasins [qui] occupaient le rez-de-chaussée de la cabane, tandis que le deuxième étage abritait la réception, la cuisine, le personnel et les fonctions de service ; les activités de restauration et de loisirs étaient situées au troisième niveau. L’étage public était accessible depuis les zones de couchage par une série de petits escaliers ouverts en bois qui descendaient du chalet. Les deux étages supérieurs offraient des chambres frugales, des salles de bains communes et un étage mansardé occupé par des chambres supplémentaires pour les garçons »(5).

vue de l’albergo depuis la route principale ©phmeier
Au-delà de sa brillante composition plastique, la question posée par ce bâtiment emblématique est celle qui consiste à bien décoder son lien à l’architecture moderne dont on a lu que son auteur en est le digne représentant transalpin. Pour initier cette brève analyse, il faut d’abord entendre le point de vue de l’architecte qui, quelques années après sa réalisation, définit son projet en ces termes : « Nous ne voulons certainement pas parler d’architecture folklorique, mais d’une architecture qui n’est pas indifférenciée du point de vue environnemental, et donc urbanistique, et, une fois de plus, nous voulons dire que l’architecture moderne ne consiste pas à utiliser de nouveaux matériaux et procédés de construction, mais que tous les moyens de construction sont valables à tout moment, à condition qu’ils soient logiques et toujours efficaces »(6). Franco Albini, à l’image de ces « autres modernes », comme Sigurd Lewerentz à Stockholm ou Mario Ridolfi à Rome(7), va déployer ses efforts pour s’inscrire dans la poursuite des traditions locales en les instillant d’ingrédients modernes. Attitude en marge d’une production qui voit la France et une grande partie de l’Europe se reconstruire en béton sous l’égide des barres modernes à toit plat, elle n’en reste pas moins enseignante à plus d’un titre.
Moderne ou non moderne ?
On peut affirmer aujourd’hui qu’une des caractéristiques de la modernité en architecture, c’est le renversement du paradigme de la descente des charges, qui place au début du vingtième siècle le « lourd sur le léger ». L’invention du pilotis corbuséen – un des cinq points pour une architecture nouvelle (1926)(8) – en est la parfaite démonstration, avec en exergue l’exemplaire villa Savoye (1928-1931) où un mur repose sur de fines colonnes. Un connaisseur en histoire de l’architecture rappellerait à juste titre qu’à la Renaissance déjà, Baldassare Peruzzi avait posé les bases de cette inversion dans son Palazzo Massimo alle Colonne (Rome, 1532). Dans le cadre de l’« Albergo-rifugio per ragazzi Pirovano », Albini s’appuie sur cette composition typiquement moderne, mais il y rajoute une subtile nuance : ici ce sont les pilotis qui sont lourds car érigés en pierre massive, alors que le mur apparaît léger, parce qu’en bois. On identifie cependant clairement la ligne constructive horizontale qui coupe la façade en deux « mondes ». Tout d’abord, la partie basse est marquée par les quatre poteaux qui viennent chercher le sol naturel en pente – à l’image des piles du couvent de la Tourette (Le Corbusier, 1953-1960) –. À l’abri de ces colosses en roche, la peau en bois et sa fenêtre en longueur se plient délicatement comme pour laisser la prédominance de la matière minérale. Puis, au-dessus du balcon périphérique, la section haute contient le triple volume des chambres abrité derrière le mur de « madriers en mélèze ». L’architecte réussi le tour de force d’opposer et de réunir en même temps deux matières issues de la montagne dans un tout très expressif. Si ce dessin très élégant des années 1940 posent des questions essentielles de composition volumétrique, il est néanmoins utile de mentionner que cette approche d’inversion se retrouve encore de nos jours dans l’appréhension des modes constructifs. En effet, « paradoxalement, et bien que toujours hautement préfabriqué, ce qui fut léger est devenu aujourd’hui lourd, et ce qui fut lourd devient léger, ce qui ne fait que confirmer la complexité des réflexions que les concepteurs contemporains doivent aborder »(9).

le lourd et le léger dans un tout indissociable ©phmeier
L’autre point qui verse définitivement le projet d’Albini dans la modernité, c’est la notion de répétition, thème éminemment présent dans la production du vingtième siècle et soutenu par le huitième aphorisme de Luigi Snozzi : « La diversité est le prélude à la monotonie : si tu veux l’éviter répète ton élément »(10). Comment ne pas donner raison au maître tessinois en regardant attentivement le plan d’Albini, qui amorce une « série »(11) de trois « wagons » contenant les dortoirs, avec leurs toitures en pierre qui se soulèvent légèrement pour marquer l’identité de chaque unité et leur décalage en plan. Autour de la tripartition qui affirme l’organisation majeur de l’espace, une forme de dissymétrie peut alors s’introduire et répondre à des usages ou des orientations cardinales, ce que le grand balcon périphérique exprime de manière claire en couvrant en biais les colonnes sur la rue.
Mais l’itération ne s’arrête pas exclusivement aux modules des chambres, elle s’affirme également dans la « répétition des éléments » comme les solives du plancher intermédiaire ou les « madriers » horizontaux de la partie supérieure de type « chalet ». Un dessin daté de juillet 1950 montre avec précision les aboutages à mi-bois des angles ou les façons de croiser les pièces ligneuses de 18.5 centimètres en « queue d’aigle » en léger débordement. La rigueur de la trame employée lui impose des ouvertures se font en longueur, en enlevant simplement un élément, contrairement aux constructions traditionnelles où la présence d’un montant vertical accompagne en règle général l’ouverture. En parcourant les contributions à la biographie d’Albini, on comprend que sa soif de précision, son amour pour le dessin et sa connaissance de l’artisanat se sont lentement maturés au cours des années pour déboucher sur un travail « minimal et conceptuel [fait] d’objets indispensables à notre survie, très exactement conformes à leur utilité et sans rien en eux qui ne leur soit absolument nécessaire, construisant avec raffinement à sa table à dessin des objets pour tous : le plus génial des bâtisseurs de géométries fonctionnelles de l’histoire de l’architecture moderne »(12).

vue d’un des escaliers donnant accès aux dortoirs dans les années 1950 © Fondazione Franco Albini
+ d’infos
Franco Albini (1905-1977), Albergo-rifugio per ragazzi Pirovano (1946-1949), avec Luigio Colombini
Voir aussi dans ce même blog :
https://architextuel.ch/la-montagne-moderne/
https://architextuel.ch/la-montagne-moderne-2/
https://architextuel.ch/la-montagne-moderne-3/
La montagne moderne (4)
Notes
1) Près de 30 ans après sa mort la Fondazione Franco Albini est crée par ses descendants. Elle conserve près de 22’000 dessins originaux, et organise des expositions et autres événements culturels en lien avec le travail de l’architecte. Voir https://www.fondazionefrancoalbini.com/.
2) Alessandro Mendini, Design Italiano degli anni ’50, Centro Kappa (A cura del), Editore : Domus, Milano, 1980. Il ajoute : « Son œuvre est froide, sèche, triste, composée, dure, précise, aigüe, essentielle. Rien de bourgeois dans cet œuvre d’une sévérité semblable à sa propre allure physique. Il peut arriver que les caractéristiques d’une œuvre coïncident avec la physionomie d’un artiste. Dans le cas d’Albini, artiste comportemental aussi, sa personne est bien le miroir vivant de son œuvre : cérébral, silencieux, austère, altier, introverti, intransigeant, moral, perfectionniste, calviniste, poète, rêveur, rationnel ».
3) Pendant toute la période fasciste, en profond désaccord avec la doctrine du moment, il se retire à la campagne.
4) Ce célèbre édifice sis à la Piazza Fiume, face à la muraille aurélienne, est reconnaissable entre tous par sa façade en éléments préfabriqués pliés en béton « vieux rose » dans une grille métallique. Il peut être vu comme étant l’interprétation moderne d’Albini face au tissu de la Rome renaissance et baroque. Le bâtiment est conçu avec son associée Franca Helg (depuis 1952), et avec comme collaborateur un certain Renzo Piano.
5) Extrait de la description du projet sur le site du département d’architecture de l’Université Roma Sapienza, https://archidiap.com/opera/albergo-rifugio-per-ragazzi-pirovano/, consulté le 23.03.2025.
6) Franco Albini, L’albergo-rifugio Pirovano a Cervinia, in Edilizia Moderna n° 47, 1951.
7) Je pense ici à l’opération « Ina-Cas » que Ridolfi conçoit avec Ludovico Quaroni, à la via Tiburtina, à l’est de Rome entre 1950 entre 1954.
8) Le Corbusier et Pierre Jeanneret, « Les cinq points d’une architecture nouvelle », publié dans le premier tome des œuvres complètes (1910-1929), les éditions d’architecture/Artémis, Zurich, 1964, pp. 128-129.
9) Bruno Marchand, « L’inversion paradoxale du lourd et du léger », Faces n° 84, Infolio, Gollion, 2024, p. 55.
10) Voir Pierre-Alain Croset (sous la direction de), Luigi Snozzi – Progetti e architetture 1957-1984, Electa Editrice, Milan, 1848 (1984), p. 60.
11) En théorie de la composition, une série peut être considérée comme telle à partir de quatre éléments, la tripartition engageant de facto une symétrie. Ici, le plan décalé permet d’y échapper quelque peu.
12) Alessandro Mendini, op. cit.

vue d’une chambre dans les années 1950 © Fondazione Franco Albini

plan de l’étage des dortoirs (redessin de l’auteur)

baldassare peruzzi, palazzo massimo alle colonne, rome, 1532 @phmeier

détail des « pilotis » en pierre massive ©phmeier

vue de la paroi en bois et sa fenêtre en longueur qui se détachent des colonnes ©phmeier

albini et mollino, encore une question d’inversions ©phmeier

immeuble commercial « la rinascente », rome, 1956-1961 (source wikimedia commons)