C’est un monument emblématique accroché aux flancs rocailleux d’une montagne iconique.
Réalisée par un des pionniers de l’architecture moderne en Suisse, la station supérieure du téléphérique du Salève concentre sur elle nombre de superlatifs qui l’ont rendue célèbre au-delà du bassin géographique genevois. Pour comprendre les tenants et aboutissants de cette œuvre majeure, qui tend bien sûr à l’ouvrage d’art, il faut tout d’abord bien analyser le rapport qu’entretenait Maurice Braillard, son auteur, avec la technologie et en particulier le béton armé, matériau de prédilection de la modernité.
Jusqu’à cet ouvrage, ou presque, c’est la rapidité de mise en œuvre du béton et ses qualités de portée qui l’amènent à le prendre en considération. Dans les faits, on pourrait ré-écrire tous les projets antérieurs de Braillard à partir de la maçonnerie traditionnelle, tant il est grand fervent du « trou dans le mur ». Quand les proportions de l’ouverture s’allongent, cette dernière ne joue jamais avec les règles corbuséennes de la « fenêtre en longueur ». Comme l’ont relevé plusieurs auteurs, il y a chez Maurice Braillard un ancrage culturel beaucoup plus marqué envers le dix-neuvième siècle qu’avec cette période moderne au cours de laquelle il exerce son art.
Parmi les architectes « proto-modernes » dont il fait indéniablement partie, on déduit de son parcours celui d’un personnage qui accorde beaucoup d’attention aux détails, à l’artisanat et qui se détache de l’avant-garde qui occupe le champ rhétorique des années 1930. Il écrira en 1933 : « L’architecture moderne n’est pas le résultat d’une simple élucubration d’artistes, comme beaucoup le pensent, elle est la conséquence de facteurs infiniment plus constants. Les progrès de la technique, au service des aspirations d’une époque, jouent dans son évolution un rôle prédominant »1.

Comme évoqué précédemment, l’histoire complexe du béton armé et de Maurice Braillard tend plus à l’efficience opératoire de ce matériau qu’à ses possibilités plastiques. Il ne l’utilise d’ailleurs jamais de manière brute. Ce n’est que lors de ses derniers projets d’avant-guerre, comme pour l’immeuble rue de Montchoisy 68-72, (1930–1933) que la présence discrète du béton se déduit dans le dessin de l’angle qui s’évide. Ou encore dans le célèbre garage des Nations (1936), quand son usage est indispensable à la réalisation de l’exploit statique et formel de la courbe expressive qui accompagne le mouvement de l’automobile. Mais dans les deux exemples précités, la matière coulée est recouverte de ce crépi rugueux qui devient presque la marque de reconnaissance expressive du genevois.
On comprend aisément que « l’’esthétique de la machine’ [que les modernes s’efforcent] de propager en Suisse romande ne peut conquérir entièrement Maurice Braillard […] Le pan de verre qui fait participer la maison au ‘mouvement’ extérieur va à l’encontre de la vision architecturale traditionnelle de Braillard selon laquelle l’intérieur de la maison est protégée de l’extérieur non par une membrane transparente, mais par l’épaisseur opaque de ses murs porteurs »2.
Avec la station du téléphérique du Salève, et cela sera l’unique épisode dans sa fructueuse carrière, Braillard est confronté à la question d’un programme inhabituel et nouveau3. Dans ce site exceptionnel, c’est un objet qui repose, avant toute considération, sur une réflexion d’ingénieurs civil et mécanique : Georges Riondel pour la statique et André Rebufel pour la gestion du système de fonctionnement du téléphérique. Dès lors l’architecte met au service de ces derniers son savoir-faire d’architecte, son sens de la proportion et sa capacité de concevoir en trois dimensions.

C’est donc « grâce au fusain, que l’architecte privilégie à cette époque, [que] ses dessins acquièrent une gestualité énergique et fluide où les volumes sont amplifiés par les forts contrastes de clair-obscur qui créent une atmosphère ’dramatique’ »4. La structure épurée se met au service exclusif de la fonction mécanique. Les études successives des variantes d’avant-projet, dessinées en étroite collaboration avec les ingénieurs ont permis de mettre « la structure à nu [et de l’exhiber] avec d’autant plus de précision qu’aucun élément étranger ne se greffe sur le corps en béton brut de décoffrage »5.
Mais l’image de cette sculpture en béton brut que l’histoire tente de véhiculer est-elle le véritable aboutissement de la pensée de Maurice Braillard ?
L’analyse des esquisses successives de la genèse du projet montre une profonde hésitation entre la volonté de tester cette abstraction du langage moderne qui l’entoure et son intime conviction créatrice plus classique. Certains dessins suggèrent que le vitrage prend le dessus sur la structure, d’autres démontrent la volonté de faire un tout avec un hôtel posé contre la pente, en amont. Des esquisses suggèrent encore des corniches, des angles en briques sur l’hôtel et recèlent un langage beaucoup plus en phase avec sa production de plaine, comme la maison Galay à Collonge-Bellerive (1927-1932)6.

Bien qu’étant une possible référence plastique de la volonté de magnifier un porte-à-faux, l’immeuble « Wolkenbügel » de Berlin de El Lissitzky (1923-1925), projet phare qui alimente les chroniques architecturales des années 1920, ne fait pas partie de la rhétorique de Maurice Braillard. Paradoxalement, l’affiche publicitaire de 1932 due au crayon du graphiste français Henry Reb, met en scène une perspective en contre-plongée qui tend à cette iconographie avant-gardiste mais ne correspond pas au bâtiment qui vient d’être livré. C’est comme si les prémices d’une pensée moderne chez Braillard avait éveillé autour de lui un imaginaire qui ne lui appartient finalement pas fondamentalement.
Les photographies de la fin du chantier montrent un objet architectural non fini, d’abord parce que le volume de l’hôtel projeté qui devait terminer la composition en « tenant » la forme allongée en s’implantant perpendiculairement à la station, n’a pas été réalisé, pour cause d’un manque d’alimentation en eau potable. Ensuite parce que le squelette en béton brut livré ne révèle pas d’intention de langage architectural au moment où les finances manquent pour achever l’opération. Plusieurs indices portent à questionnement : les colonnes qui supportent le voile de la terrasse panoramique sont à fleur du mur et n’affichent de ce fait pas une volonté de tendre vers la fenêtre en longueur ; les images d’origines du restaurant, qui ne verra pas le jour durant sa première vie, montrent une architecture assez bourgeoise, où la relation au grand paysage à travers un vitrage abstrait n’est pas évoquée par les traits du crayon sur le calque, puisque regardant l’amont ; enfin la gare de la plaine, réalisée dans son entier, donne une image très conforme à l’écriture de Maurice Braillard.

Au-delà de cette réalité d’œuvre inachevée, peut-on aujourd’hui émettre l’hypothèse que le téléphérique du Salève aurait pu, dans sa partie supérieure, au-dessus des structures en béton brut qui mettent en exergue les efforts normaux des câbles, recevoir ce fameux crépis qui accompagne toute l’œuvre de l’architecte genevois ? Cette pellicule aurait été perçue comme étant moins abstraite que la surface rugueuse du béton brut de décoffrage, se serait de fait mieux reliée au dessin de la façade du volume hôtelier et l’aurait habillé de manière plus classique.
+ d’infos
Maurice Braillard (1879-1965), Téléphérique du Salève (1931-1932), avec les ingénieurs civils G. Riondel (Genève) et F. Decock, Gaillard (Haute-Savoie,France), en collaboration avec A. Rebuffel, ingénieur du téléphérique (Paris).
Voir aussi dans ce même blog sur ce thème :
– https://architextuel.ch/la-montagne-moderne/
– https://architextuel.ch/la-montagne-moderne-2/
– https://architextuel.ch/la-montagne-moderne-3/
– https://architextuel.ch/la-montagne-moderne-4/
– https://architextuel.ch/la-montagne-moderne-5/
Et sur Maurice Braillard : – https://architextuel.ch/au-bord-de-leau-2/
L’auteur remercie la Fondation Braillard architectes (FBA) à Genève, M. Paul Marti, pour la mise à disposition des documents graphiques utilisés pour illustrer le présent article.
Notes
- Maurice Braillard, « Une question d’urbanisme genevois. Un débat à propos de toits plats », in Moment du 18 octobre 1933. cité par Marina Massaglia, Maurice Braillard – Architecte et urbaniste, Fondation Braillard architectes et Georg éditeur, Genève, 1991, p. 103.
2) Marina Massaglia, op. cit, pp. 139-140.
3) « Au moment de l’inauguration du Téléphérique du Salève, 87 installations de ce genre (3 en Haute-Savoie) fonctionnent en Europe (principalement en Italie et Autriche) ». Paul Marti, « Rhétorique du béton armé », in Maurice Braillard – Pionnier suisse de l’architecture moderne, Fondation Braillard architectes, éditeur, Genève, 1993, note 1, p. 68.
4) Marina Massaglia, op. cit., p. 132.
5) Paul Marti, « Rhétorique du béton armé », op. cit., p. 68.
6) Voir aussi : Philippe Meier, « Au bord de l’eau (2) », https://architextuel.ch/au-bord-de-leau-2/.






