La population genevoise, et même celle bien au-delà du canton, aspire à accéder de manière libre et facilitée aux eaux du lac Léman. Récemment, les deux rives dont la morphologie est passablement différente, ont fait l’objet d’études et de projets réalisés, ou en cours, pour répondre à cette forte demande sociale. Mais l’histoire entre les genevois et l’eau remonte à plus d’un siècle.
En effet, si le XIXe siècle (1) a principalement bâti pour la culture, le siècle suivant a abordé la notion de loisirs de manière plus large et partagée. Pour comprendre l’évolution qui s’est principalement opérée pendant les Trente Glorieuses (1945-1975), il faut se remémorer que le XXe siècle se caractérise par deux conflits mondiaux au milieu desquels s’intercale une crise économique tout aussi globale. Ce n’est donc qu’après ces événements que les architectes et les ingénieurs ont pu se confronter à de nouveaux programmes, notamment liés aux activités dédiées au temps libre que les règles de l’hygiénisme des années 1920 avaient mis en exergue.
Sous l’égide de la devise du modernisme, « Licht, Luft und Sonne » (2), s’instaure le début d’une période clé pour « procurer à la population des villes des lieux de loisirs et de détente sportive, considérés alors comme nécessaires à l’hygiène physique et mentale de chaque individu » (3). L’entre-deux-guerres correspond à un temps politique socialement engagé, que ce soit en France avec les congés payés du Front populaire de Léon Blum (1936) ou à Genève avec le gouvernement « rouge » de Léon Nicole (1933–1936). C’est d’ailleurs paradoxalement autour de la rade, lieu même de la bourgeoisie établie, que sont installés les premiers bains publics : deux opérations concomitantes pour les usagères et usagers des rives droite et gauche de la cité. Sur le bas du coteau de Cologny, le dessin symétrique des cabines de Genève-Plage contraste avec une approche sculpturale des éléments tels que les plongeoirs ou les fontaines-champignons en béton de Maxime Pittard (1931–1932). Sur l’autre rive, au cœur de la rade, l’implantation sur l’eau des Bains des Pâquis (1931–1932, Service d’architecture de la Ville de Genève (4)) se révèle également exemplaire. Le caractère axial, issu de la séparation entre les hommes et les femmes, est aussi présent, mais c’est surtout la construction de pieux délimitant les deux grands bassins qui attire l’attention. Les deux établissements publics, très fréquentés dès leur ouverture, le restent aujourd’hui. Ils ont donné le ton à la nécessité d’offrir aux citoyens du canton et des alentours un accès à l’eau, encadré par des infrastructures modernes et fonctionnelles. On parle encore de contrôle à l’entrée et de séparation des genres.


Second essor de la modernité
Au-delà des frontières, l’après-guerre s’ouvre sur un champ de ruines. Dans le cocon de la neutralité, une prudence tout helvétique est de mise dans les arcanes du Département des travaux publics genevois. En mars 1944, le conseiller d’État Louis Casaï affirme : « De même que les autorités fédérales ont su prévoir l’époque de guerre que nous traversons et prendre à temps les mesures qui nous ont permis, jusqu’à présent, de vivre sans connaître d’excessives privations, de même entendent-elles ne pas se laisser surprendre par les circonstances de l’après-guerre et ont-elles placé toute leur activité sous le signe de la prévoyance. C’est sous ce signe aussi que les autorités genevoises se sont efforcées de développer leur action ». (5)
Dans les faits, la modernité genevoise de l’après-guerre a continué à produire des logements, des industries, des bureaux et quelques lieux de culte pour répondre à la forte demande spirituelle liée à l’immigration méditerranéenne. Dans la droite ligne de la vision théorique de Maurice Braillard, les gouvernements vont prioritairement s’attacher à développer des « infrastructures de transport et de circulation, d’assainissement et de traitement des déchets, [ainsi que des équipements] jusqu’alors relativement délaissés tels que la santé, l’éducation et le sport » (6).
Ce sont les infrastructures sportives qui reçoivent la manne collective dans les années 1950. Pour que les citoyens puissent nager, patiner, courir, etc., il faut bâtir. Parmi les objets marquants de cette période sur le plan architectural et structurel, il convient de rappeler les deux remarquables réalisations de François Maurice pour la patinoire et, bien sûr, la piscine des Vernets avec ses nombreux bassins. L’usage du béton et de l’acier en cadre portique d’une portée de 80 mètres pour la première (1954–1959, avec Albert Cingria et Jean Duret ainsi que l’ingénieur civil Pierre Tremblet) et en poutres triangulées métalliques pour la seconde (1968–1970) (7).
La pratique du sport « sous toit » bénéficie d’espaces de grande qualité qui ont survécu jusqu’à nos jours et font l’objet de mesures de protection patrimoniales justifiées. Les communes limitrophes s’engagent elles aussi à la création d’une offre sportive, comme le complexe de piscines extérieures de Marignac au Grand-Lancy (1966–1969, Georges Brera, Pierre Nierlé et Paul Waltenspühl), considéré comme le « plus remarquable de Genève (8) ». Dans les exemples évoqués, le rapport à l’eau se fait de manière plus artificielle que celui développé en lien avec l’horizon lacustre.

La crise pétrolière met fin à trois décennies de croissance et de très haute qualité architecturale. À la suite de Mai 1968, la société évolue et les enjeux qui président à la promulgation de la culture et des loisirs se modifient. Dans les années 1980, la question d’une alternative à l’establishment se pose de manière plus manifeste : des associations sont créées, des lieux de création apparaissent en marge de ceux qui ont, jusqu’alors, été fréquentés. En parallèle, la notion de décentralisation — terme issu des deux septennats mitterrandiens de nos voisins hexagonaux —, et qui est déjà bien présente à Genève dans la dualité « Ville-Canton », va trouver un chemin plus subtil et efficient. Enfin, une approche de la valeur patrimoniale des biens existants est également amorcée. Ces trois évolutions sociétales sont à la base de ce qui caractérise la ville contemporaine et complexe.
Un exemple du nouveau siècle
Inaugurée il y a quelques années (9), la nouvelle plage des Eaux-Vives sur la rive gauche genevoise démontre de manière emblématique, par sa fréquentation, qu’elle est avant tout une réponse à un besoin quasi élémentaire, favorisant un rapport à l’eau qui soit enfin redonné naturellement à la population. Le projet est initié en 2006 par la Conseiller d’État Robert Cramer. Ce dernier rappelle que « l’histoire de la plage a commencé en automne 2006 dans les locaux du département du territoire, rue David-Dufour. Le directeur du service de la renaturation, Monsieur Alexandre Wisard, m’y avait convié pour voir […] trois projets [concernant la baignade]. Le premier consistait à créer une île artificielle au large de la Perle du Lac, le second à favoriser un large accès à l’eau le long du quai Wilson, le troisième était celui de la plage des Eaux-Vives » (10). C’est le dernier des trois qui est finalement retenu et après treize années d’une démarche concertée avec divers acteurs de la société civile et un vote de crédit le jour du départ dudit Conseiller d’Etat que la plage est finalement remise à la population.

Avant d’être un grand geste territorial qui modifie la perception de la rade pour l’usager mis dans une position de quasi promontoire, le projet a pour dessein « de restituer à la population genevoise cette rade magnifique qui a été construite par le général Dufour et cette vue que l’on peut avoir depuis le Jardin anglais et ses abords » (11). En amont de toutes ces réflexions territoriales, il y a à la base une nécessité d’ouvrir la vue depuis les quais encombrés qu’ils étaient par le stockage d’une batellerie de plaisance qui obstruait le rapport à l’eau. Il s’inscrit aussi dans une nécessité géométrique de relier l’extension du port privé de la Société Nautique de Genève (SNG) et le nouveau port public – celui accueillant les infrastructures et bateaux desdits quais encombrés – à un point de raccordement au départ du débarcadère des Eaux-Vives. C’est comme si il avait fallu attendre près d’un siècle pour que s’inscrive encore une fois, entre deux des lieux les plus représentatifs de la société bourgeoise aisée genevoise – le quai Gustave-Ador et la SNG –, une nouvelle infrastructure balnéaire la plus populaire qui soit. L’autre parallèle avec l’histoire est le fait que cette infrastructure publique rappelle celle qui a été prise sur l’ancien port de marchandise lors de la création du jardin anglais (12).

Cet ouvrage d’art et d’eau joue sur une habile alternance de digues en béton, de roche et de galets ou de sable. Le dessin minimaliste de quelques mobiliers en béton, dont les surprenants locaux sanitaires comme tombés du ciel, ou du monde enfantin des Barbapapas, confèrent à ce lieu une intention paysagère forte qui tranche avec celle plus naturelle de la roseraie exigée par les milieux écologiques. Cette dernière sépare l’ancienne ligne droite en pierre naturelle de la rive, issue du premier remblais des années 1930, de la nouvelle plage qui constitue le deuxième gain sur le lac au bénéfice de la collectivité.


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Notes
1) La périodisation du XIXe siècle européen débute souvent par la fin du règne de Napoléon Ier (1815) et s’achève par la PremièreGuerre mondiale (1914).
2) Pour mieux approfondir cette notion, voir Philippe Bonnin et Margaret Manale, Habiter Berlin. Wie Berlin wohnt 1900–1920, Paris, Créaphis, 2016, qui montre l’évolution de l’habitat par ces trois aspects de l’hygiénisme, et Franz Hauner, Lumière, air, soleil, hygiène. Architecture et modernité en Bavière à l’époque de la République de Weimar [Licht, Luft, Sonne, Hygiene. Architektur und Moderne in Bayern zur Zeit der Weimarer Republik], Berlin, De Gruyter Mouton, 2022 [2020].
3) Jean-Marc Lamunière, Isabelle Charollais, Michel Nemec, L’architecture à Genève 1919-1975, Payot, Lausanne, 1999, p. 108.
4) L’attribution de la paternité architecturale du site est complexe. On aurait tort de la réduire à l’appellation communément admise de « Service d’architecture de la Ville de Genève ». Voir à ce sujet Marcellin Barthassat et Pauline Nerfin, Les bains et la jetée des Pâquis, étude historique, état des lieux et usages, Conservation du patrimoine architectural, Genève, Ville de Genève, août 2022.
5) Louis Casaï, présentation du programme de législature, mars 1944, cité par Michel Nemec, « Infrastructures et équipements – Grands travaux, réseaux et interfaces », in Jean-Marc Lamunière, avec la collaboration d’Isabelle Charollais et Michel Nemec, op. cit., p. 419.
6) Ibid., p. 421.
7) À la suite de la réalisation de la patinoire, les mêmes architectes et ingénieurs sont directement remandatés par la Ville de Genève.
8) Jean-Marc Lamunière, avec la collaboration d’Isabelle Charollais et Michel Nemec, op. cit., p. 519.
9) Le projet est ouvert à la population le 22 août 2020, après une ouverture partielle en 2019.
10) Robert Cramer, « Ceci n’est pas une plage », in La Plage, Nr.5 juin 2019, Genève, p. IV.
11) Robert Cramer, in Séance du Grand Conseil du jeudi 17 septembre 2009.
12) Entretien entre l’auteur et Robert Cramer, le 13 août 2025.
Ce texte, passablement remanié, a été préalablement publié dans : Philippe Meier, « ÉQUIPEMENTS PUBLICS DE LA MODERNITÉ », in Interface, Genève, juin 2024, pp. 18-23.