Au-delà de l’architecture
Il y a treize ans déjà, les cerveaux cathodiques de l’occident ont gravé dans leur mémoire vacillante et incrédule la fusion improbable de deux faucons d’aluminium et deux colosses d’acier. Les yeux horrifiés ont eu de la peine à croire aux conséquences incendiaires de la folie meurtrière de fanatiques d’un autre monde. Puis les écrans impassibles ont montré, dans un silence assourdissant, l’effondrement des deux « Twins », surnom poétique que les citoyens de la «grosse pomme» avaient donné aux tours jumelles qui définissaient le sky line de Manhattan depuis vingt-huit années.
Les valeurs européennes fondamentales, que ce nouveau siècle porte, se devaient être « religieuses », selon le célèbre aphorisme du grand André Malraux1, et non celles d’une intolérance absolue dont la culture de l’humanité devient alors la victime expiatoire. Au rang de ces exactions obscurantistes récentes, les Bouddhas géants de Bâmiyân, les mausolées de Tombouctou et les deux immeubles qui surplombaient le Financial district du sud manhattannien. Alors que prennent forme les premières édifications de la reconstruction du désormais fameux «Ground zero», il est temps de rendre l’hommage qu’il mérite à cette œuvre architecturale. Ces tours furent à la fois hyper-médiatisées, parce que faisant partie de l’iconographie new yorkaise – elles furent même escaladées par le King Kong de John Guillermin (1976) –, mais dans le même temps furent assez ignorées en tant que projet majeur faisant partie des chefs-d’œuvre architecturaux.
Un devoir de mémoire à plus d’un titre
De nos jours, qui se souvient de Minoru Yamasaki, architecte nippo-américain (1912-1986). Peu de recherches lui ont été consacrées, tant son œuvre ne s’est principalement distinguées que par ces deux prismes verticaux, les plus célèbres de leur époque. A l’instar d’un Johann Otto von Spreckelsen (1929-1987) – auteur danois méconnu et mort avant l’achèvement de son « Arche de la Défense » (Paris-La Défense, 1983-1989) –, le travail de Yamasaki a relativement peu intéressé la critique qui préfère d’avantage analyser un corpus fourni qu’une pièce unique, fusse-t-elle de cette dimension.
A l’origine du projet, sept immeubles composaient la volumétrie posée sur le grand parvis de marbre, entre West Street et Church Street. Ce sont bien sûr les WTC 1 et WTC2 qui furent les plus remarquées, parce qu’émergeant de la silhouette dentelée de la métropole avec leurs cent-dix niveaux. Mais rappelons-nous de l’implantation générale qui permettait de créer une place – la World Trade Center Plaza – et qui redonnait une échelle plus humaine au lieu. Une approche urbaine qui n’allait pas sans rappeler les Society Hill Towers à Philadelphie, due à un autre confrère également originaire asiatique, Ieoh Ming Pei.
De ces tours l’histoire a retenu le record de hauteur – qui a duré moins de deux années, puisque rattrapé par la Sears Tower de Chicago –, les inventions permettant aux ascenseurs de parcourir les cent-dix étages, la trame très serrées des raidisseurs en aluminium – les parties vitrées ne faisant que 45 centimètres –, les inflexions arrondies qui marquaient le passage des niveaux inférieurs à ceux des empilements de bureaux puis à la corniche. Certes, les éléments de composition du volume n’avaient pas la rigueur conceptuelle de certains de ses voisins, issus de l’école de pensée de Mies van der Rohe, le grand maître de l’architecture moderne qui a su élever l’immeuble de bureaux au rang d’œuvre d’art, avec une maîtrise des proportions jamais surpassée.
Cependant on a un peu vite oublié l’impressionnante spatialité des espaces de lobby qui entouraient les noyaux d’ascenseurs, avec ses galeries de marbre blanc qui proposaient une alternative aux entrées classiques des géants new-yorkais et assuraient une continuité avec l’extérieur dans une élégante minéralité. On n’a pas assez relevé l’importance de cette gémellité dans l’implantation du bâti, gémellité qui est un fait unique à une pareille échelle. On n’a enfin pas mis en exergue l’étonnante résolution de l’angle des tours qui marquent un moment clé dans la réflexion qu’ont effectuée les architectes depuis l’aube des temps: ici les quatre façades sont des plans abstraits en aluminium totalement détachés les uns des autres et qu’une étroite bande en marbre mise en retrait en biais relie.
Reconstruire, mais comment?
Aujourd’hui le site de « Ground zero » est en pleine reconstruction. Aux sept bâtiments détruits, la ville de New York et les promoteurs souhaitent en ériger le même nombre. Mais il s’agira de sept «solitaires». Le temps de la gémellité est passé: place à l’individualisme forcené. Il y aura donc sept architectes qui rivaliseront d’audace et d’inventivité dans une compétition d’ego un peu attristante mais tellement révélatrice d’une nouvelle ère qui stigmatise l’esthétisation du monde. Le dernier en date, le One World Trade Center, ou Freedom Tower, dû à l’architecte David Childs du groupe S.O.M. (Skidmore, Orwill & Merill), apporte une réponse malgré tout modeste dans le concert des élucubrations architecturales du sud manhatannien. Le plan carré formant la base du gratte-ciel est retourné de quarante-cinq degrés à son sommet, les arrêtes qui courent en biais sur les faces des cent-quatre étages décrivent cette rotation. Malgré cette prouesse, le projet ne parvient pas à égaler l’avancée architecturale des anciennes «Twins» dans une ville de New York plus aveuglée par la volonté de rendre hommage aux victimes humaines de ce drame millénaire que de saisir l’opportunité d’une réflexion sur l’édification verticale comme thème majeur de la densité urbaine.
Pour tout cela, et certainement plus encore que ces quelques lignes ne peuvent le retranscrire, il serait juste de se souvenir, en même temps de la violence impardonnable de l’éradication des deux tours, et que la seule œuvre reconnue de Minoru Yamasaki a marqué, à sa manière, l’histoire de l’architecture.
+ d’infos
[1] La célèbre phrase du ministre de Charles de Gaulle ne peut être comprise sans revenir à l’étymologie latine du mot religere qui signifiait relier.
Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, «L’esthétisation du monde», éditions Gallimard (nrf), Paris, 2013
PS: ce blog a été publié la première fois sur la plateforme de l’hebdo.ch
Une réflexion sur « Qui se souvient de Minoru Yamasaki? »