Né à Genève, Philippe Meier est architecte, ancien architecte naval, enseignant, rédacteur et critique. Depuis plus de trente-cinq ans, il exerce sa profession à Genève comme indépendant, principalement au sein de l’agence meier + associés architectes. Actuellement professeur de théorie d’architecture à l’Hepia-Genève, il a également enseigné durant de nombreuses années à l’EPFL ainsi que dans plusieurs universités françaises. Ses travaux et ses écrits sont exposés ou publiés en Europe et en Asie.
Le nouveau Learning Center de la célèbre université suisse de Saint-Gall a ouvert ses portes il y a quelques mois. Dans les vertes contrées orientales du pays, l’architecte japonais Sou Fujimoto expérimente encore une fois le sujet de l’empilement qui lui est cher. L’auteur s’empare du thème de la connaissance pour en faire une « accumulation » de cubes, comme autant de savoirs, ou d’échanges, s’agrégeant en une forme qui se veut à la fois pyramidale tout en restant organique. Cette approche s’inscrit en droite ligne avec sa pensée qui avait été révélée au grand public suisse lors d’une exposition de ses projets au pavillon Sicli de Genève, en juin 2013. Là, devant un large parterre de maquettes, les visiteurs avaient déjà pu admirer une forme de virtuosité dans la manière de composer librement et plastiquement les programmes les plus divers.
Le passage d’une brillante idéalité de carton ou de plastique à la finitude de la construction n’est pas toujours aisé et nombre d’architectes s’y sont brûlés les doigts, leur réalisation n’étant qu’une pâle retranscription d’un parti qui se voulait évocateur. Ici le concept se matérialise sous la forme d’une grille spatiale faite de colonnes et de poutres en béton qui renvoie à la fois à une vision très rationnelle – on pense au projet de la bibliothèque de l’université Washington à Saint-Louis, 1956, de Louis I. Kahn –, mais avec cette touche de spontanéité formelle caractéristique de l’œuvre de Fujimoto. Le bâtiment contient néanmoins en lui une idée de l’infini, celui du savoir qui continue de croître. Cette métaphore rappelle celle de l’hexaèdre métallique au développement inexorable que l’« urbatecte » Eugen Robick découvre sur sa table dans l’ouvrage de François Schuiten et Benoît Peeters, La fièvre d’Urbicande (1).
Très généreux dans toute sa partition programmatique et très riche dans sa spatialité grâce au principe des modules empilés, le projet convainc par sa lisibilité conceptuelle et par l’ambiance estudiantine qui se dégage à l’intérieur. Sur les tables des galeries les uns ont les yeux rivés sur leur écran, sur les sofas des recoins les autres débattent du dernier cours ex cathedra, ou dans les grandes pièces en périphérie les derniers se réunissent autour d’intervenants. La lumière est partout présente, diffusée par une façade très lisse et minimaliste en détails constructifs. Au cœur de l’édifice un jeu de panneaux mobiles ou de parois translucides la prolonge dans les espaces de de conférence, de présentation ou d’examen.
+ d’infos
1. François Schuiten, Benoît Peeters, Les cités obscures – La fièvre d’Urbicande, Casterman, Bruxelles, 1985. L’ouvrage reçoit le Prix du Meilleur Album de bande dessinée à Angoulême en 1985.
Croquis de la bibliothèque de l’université Washington à Saint-Louis, 1956, par Louis I. Kahn. Extrait de : Heinz Ronner, Sharad Jhaveri, Alessandro Vasella, Louis I. Kahn. Complete Work 1935-74, Birkhäuser, Bâle, 1977.maquette de sou fujimoto présentée à genève en 2013 @phmeiermaquette de sou fujimoto présentée à genève en 2013 @phmeiermaquette de sou fujimoto présentée à genève en 2013 @phmeier
Les années soixante ont consacré la colonisation de la montagne comme terrain de loisirs avec toutes les conséquences que cela a pu avoir sur le paysage. Il y a quelque temps, dans cette rubrique, j’évoquais la cohérence qui se dégage de la station moderne de Flaine en Haute-Savoie voisine pour son approche conceptuelle en phase avec la consommation de l’or blanc qui s’engage rapidement dans ces années-là.
C’est à cette même période qu’apparaît l’invention du « Jumbo-chalet », ce type d’immeuble de logements qui tente maladroitement de se dissimuler sous l’apparence de la vernacularité. On constate que ces grosses masses bâties ne sont souvent pas capables de proposer une densité suffisante et ne réussissent jamais à faire croire à une quelconque référence aux anciens mazots – et l’imaginaire qu’ils véhiculent –, ni à l’affirmation brutale de la modernité. Mais comme dans toute règle il y a des exceptions : la résidence des « Mischabels », à Montana en est une remarquable.
Edifié sur une parcelle face à la vue sur le Val d’Anniviers et la chaine des Alpes, le projet s’implante parallèlement à la vallée du Rhône dans une pente gauche pour offrir ce panorama majestueux à ses 65 appartements. Ces derniers s’adressent à une clientèle plutôt aisée à la recherche d’une qualité d’habitat à la montagne. Sa genèse, comme celle de tous les projets de qualité, mérite qu’on s’y attarde.
Le « village résidentiel de la noble contrée » fut l’intitulé de la société anonyme choisi par les promoteurs d’alors pour développer le site. C’est sous ce nom poétique, évoquant les recherches toponymiques d’un J. R. R. Tolkien, que le projet vit le jour avec la mise en place de quatre immeubles de logements, d’un hôtel, d’un manège, d’une piscine couverte et de courts de tennis. Cette première version qui ne verra jamais le jour, est à plus d’un titre remarquable dans cette vision moderne de la séparation des activités sur un territoire. Dans le dessin des immeubles de logements, elle démontre aussi l’engagement des architectes (1) pour proposer une approche typologique devant laquelle on reste admiratif. La référence architecturale des auteurs est sans nul doute afférente à celle des compostions de Frank Lloyd Wright et ses dernières « prairie houses » conçues sur la base du triangle équilatéral comme module de base (2) mais appliquée avec justesse au loisir en altitude.
Les « Mischabels » propose une étonnante agrégation de logements, sur un principe de parallélogrammes juxtaposés. Le caractère traversant du site est exploité au maximum, les cuisines étant souvent placées au nord, les séjours au sud, les chambres occupant l’une des deux orientations. La diversité dimensionnelle des appartements s’effectue soit dans la latéralité – en prenant un module de plus –, soit dans la verticalité – par la création de duplex. Les grands duplex sous le toit offre une spatialité exceptionnelle avec la prise en compte de l’oblique de la couverture alliée au biais de la géométrie de base.
Mais c’est dans l’exploitation des angles à 60° que l’écriture des logements fascine le plus : ici tout est dessiné dans cette logique implacable, mais avec une richesse infinie, du placard de la cuisine à la table du séjour, des penderies à la cheminée, de la loggia à l’escalier intérieur. Au niveau du langage architectural des façades on retrouve une envie de vernacularité par la présence de pierre naturelle et de bois, à la fois au nord et au sud. On aurait bien voulu voir se réaliser ces espaces assez exceptionnels dont les prémisses ont été heureusement bâties dans les demeures d’outre-atlantiques précédemment évoquées, et dont la transposition alpine aurait été une chance que les vicissitudes du processus de projet n’ont pas permise.
La résidence réalisée en 1965, est donc une seconde version de l’opération et elle se concentre sur un seul immeuble, la résidence des Mischabels. La vision urbaine du « village » a disparu. Par contre le nouveau plan dévoile au sixième niveau, celui de l’accès principal, une distribution horizontale qui évoque les avant-gardes modernes, qu’il s’agisse de la rue intérieure corbuséenne des « Unités d’habitations » des années 1950 ou les coursives tropéziennes de l’immeuble « Latitude 43 » (Georges-Henri Pingusson, 1933). Ce long parcours sur une moquette rouge est séquencé par la lumière en redents de la façade nord et de grands panneaux en béton avec leur bas-relief marquant les accès aux cages d’escaliers. Ces dernières présentent un dimensionnement minimal, mais grâce à la présence de garde-corps en verre, une belle spatialité reste de mise dans un univers de pierre naturelle et de bois.
vue de la façade nord à redents @phmeier
La rigueur géométrique des logements affecte toute la volumétrie : au nord, de grandes piles en crépi texturé rythment la façade très habilement ; au sud, la séquence des loggias en biais par rapport au plan général des dalles offre un jeu d’ombres et de lumières très savant ; en toiture, une matérialité sobre et unique en béton blanc, avec des cheminées disposées précisément devenant une réponse claire au dessin de la cinquième façade souvent le parent pauvre de l’écriture architecturale des promotions avides de profits dans ces contrées alpines. Les auteurs vont pousser la perfection jusque dans la conception des garages individuels pour les voitures qui s’insèrent dans la pente pour disparaître sur la photographie satellite et pour s’écrire aussi une ligne brisée à l’image de celle qui animent la résidence.
La géométrie du parallélogramme fonde toujours la conception de chaque logement, mais les appartements réalisés n’ont plus la richesse et la complexité de la composition de ceux de la première version. Ils sont devenus plus orthogonaux, certainement pour des raisons économiques, et la typologie s’est quelque peu stratifiée, presque tous les séjours-cuisines étant placés au sud, face à la vue, et les chambres au nord, face à la pente. Celles-ci bénéficient d’une fenêtre à la française dans l’angle du redent. Cet apport de lumière qui surprend un peu à la lecture du plan se révèle très efficace en terme d’usage et de possibilité d’ameublement de la pièce. La distribution centrale par un hall dont la nature du sol est la même que celle du palier de l’escalier, est très efficiente. La figure compositive de la pièce de jour qui s’enroule autour de la loggia avec la vue sur les Alpes est remarquable. Cette approche que l’on trouve dans tous les logements contemporains du vingt-et-unième siècle est assez rare pour l’époque et démontre sa pertinence dans ce lieu remarquable.
Au delà de la qualité typologique, c’est à une nostalgie de ces années-là que le visiteur est immanquablement confronté. En effet, ce dernier se retrouve face une matérialité et une ambiance d’il y a plus d’un demi-siècle : marche d’escalier en terrazzo, parquet mosaïque carré, crépis aux murs, radiateurs à tube et alimentations apparentes, portes, fenêtres et lames en bois naturel des loggias. Dans les appartements, presque toutes les cuisines possèdent un passe-plat ouvert sur le séjour – précurseur de la cuisine ouverte « à l’américaine » –, elles offrent également des plans de travail en formica, qui génèrent la présence d’une grille métallique amovible pour les protéger de la chaleur des casseroles. Les salles de bains sont revêtues de carrelages de couleur avec des textures typiques de ces années-là. Enfin, lorsqu’on pénètre dans les appartements sous le grand toit, les mezzanines offrent des espaces en double hauteur de très belle facture. Le détail du brise-soleil orientable en bois, dont le mécanisme à manivelle fonctionne toujours 60 ans après, est fascinant.
Le tableau de répartition de 1964 exprime la générosité des surfaces, avec des appartements qui oscillent entre 100 mètres carrés pour ceux possédant deux chambres à coucher jusqu’à plus de 220 mètres carrés pour les grands duplex de cinq chambres. Le prospectus nous apprend que la commercialisation s’étend jusqu’aux Etats-Unis, puisqu’il est mis en vente dans une agence sur Park Avenue à New York City.
Contrairement à ces erzatz de chalets qui abondent sur les versants des stations avec leurs balcons à moitié en béton, à moitié en bois peint d’un marron foncé, avec leur fenêtres en métal ou plastique, les « Mischabels » font un usage très juste et subtil des matériaux. Tout d’abord on admire cette façade sud entièrement en pin d’Oregon, très bien dessinée dans ses détails, dans ses barrières en verre qui s’effacent pour laisser au bois sa juste place dominante dans la composition de l’élévation, et jusque dans les stores à rouleaux qui poursuivent le thème ligneux ; puis il y a la présence de la corniche en béton blanc qui découpe le volume sur le paysage – un ciel d’un bleu profond ou une neige immaculée qu’on trouve à cette altitude – à la manière d’une œuvre de James Turell ; enfin tous détails intérieurs décrits précédemment qui confèrent à l’ouvrage bâti cette unité de langage et de matière.
A Montana, la modernité démontre sa capacité à inventer encore un mode de vie en rapport avec le paysage, dans une relation apaisée loin des avant-gardes que La Suisse a toujours regardés avec une certaine retenue, concentrée qu’elle fut sur une application rigoureuse des principes, mais sans en faire une démonstration. Cette œuvre majeure en montagne ne doit pas faire oublier une autre qui fut détruite en 1979, par une promotion sans scrupules : le chalet « Le Framar », sis à quelques centaines de mètres sur la commune de Crans-sur-Sierre, érigé pour son propre usage par l’architecte et professeur à l’EPFL, Jacques Favre, entre 1957et 1958. A propos de ces deux ouvrages remarquables, on ne peut que se reporter aux mots qui ouvraient l’exposition consacrée à Favre en 1981 : « [Ici se] révèle la maîtrise de l’architecture par la manière dont les espaces intérieurs se développent, par la magie du détail et par le jeu des matériaux naturels, par la rigueur du système structurel et constructif qui sous-tendent l’ouvrage et lui donnent sa force et sa cohésion » (3).
+ d’infos
1) Les architectes associés pour la résidence des Mischabels furent :
Maurice Caillé (1918-1987), d’origine vaudoise, il étudie à Genève sous la direction d’Eugène Beaudoin. Son œuvre construite est très liée à celle d’André Gaillard avec lequel il réalise de nombreux ensembles d’habitations à Genève et sa périphérie dont l’exceptionnel « Morillon-Parc » au Grand-Saconnex. Il est à noté que Gaillard conçoit également les tours d’Aminona, à quelques encablures de Montana (1960-1978).
Pierre Merminod (1926-2013), aussi d’origine vaudoise, après des études à l’Ecole d’architecture de l’université de Genève (EAUG), rejoint des agences prestigieuses de l’époque comme Georges Addor, Arnold Hœchel, ou encore Georges Brera et Paul Waltenspühl. Sa carrière va s’orienter plutôt vers l’enseignement puisqu’il devient doyen de l’ETS puis codirecteur de l’EAUG. C’est dans cette école qu’il sera nommé professeur de construction.
Dans la plaquette de vente des Mischabels, version allemande datée de 1964, les noms de Jean Ellenberger (il s’agirait en faite de Jean-Marie Ellenberger, très actif à Crans-Montana à cette époque) et d’André Gaillard sont crédités comme co-architectes. Dans la littérature connue à ce jour, ces deux derniers noms ne sont jamais évoqués comme faisant partie de l’équipe de concepteurs.
2). En 1932 l’architecte américain Frank Lloyd Wright commence une période qu’il nomme lui-même par le néologisme « Usonia », ce dernier étant déduit de l’acronyme « Usona » issu des premières lettres de « United States of North America ». Pendant près de trente années, il va réaliser une soixantaine de villas assez économiques, dont il vend les plans très détaillés aux propriétaires, ces derniers les réalisant avec les artisans locaux, où la tradition constructive nord américaine en faisait le socle narratif associé à la modernité. Une des plus célèbres est la « First Herbert Jacobs House », à Westmoreland Madison dans le Wisconsin (1936-1937). Dans les années 1950, sur le même principe que le tatami japonais – qu’il admirait tant, et qui le fascina des décennies durant –, le grand maître américain a développé une trame sur la base du triangle équilatéral et a réalisé par exemple la maison Russell Kraus (1951) ou le cottage Jorgine Boomer (1953).
Voir aussi : Collectif d’auteurs, L’architecture du 20e siècle en Valais 1920-1975, Infolio éditions, Gollion, 2014, p. 135.
Monique Keller, Roman Kallweit, « Crans-Montana – Une cité à la montagne », Patrimoine Suisse, 2010.
L’auteur remercie chaleureusement M. Ewout Gysels, l’architecte qui a restauré très habilement l’ouvrage entre 2012 et 2020, pour sa disponibilité et sa précieuse aide dans la recherche afférente à ce texte.
vue de la rue intérieure avec la façade à redents @phmeier
vue de la rue intérieure avec l’accès à la cage d’escalier du « secteur ii » @phmeiervue d’une loggia dans la pièce de jour @phmeiervue d’une chambre au nord avec la fenêtre dans la façade à redents @phmeiervue d’un grand duplex sous le toit @phmeiervue d’une cuisine d’origine en formica, avec grille de protection pour les casseroles @phmeiercarrelage d’origine (7 à 8 finitions différentes dans l’immeuble) @egysels
Le théoricien et critique d’architecture suisse Martin Steinmann vient de nous quitter. Son nom ne résonne peut-être pas aux oreilles du grand public comme celui de Mario Botta, de Jacques Herzog et Pierre de Meuron ou de Peter Zumthor. Et pourtant sans sa culture immense, sans son regard pointu, et sans son analyse éclairée de leurs œuvres respectives, leurs carrières n’auraient certainement pas suivi la même trajectoire.
Il est difficile de résumer en quelques lignes la carrière et l’œuvre écrite de Martin Steinmann : on ne peut qu’en esquisser les contours. Après ses études à l’EPFZ – qui s’achèvent avec l’obtention d’un doctorat en 1978 consacré aux Congrès Internationaux d’Architecture Moderne CIAM – il est révélé aux yeux du monde académique et professionnel en 1975 par l’exposition et la publication de Tendenzen – Neuere Architektur im Tessin (1) qu’il co-signe avec Thomas Boga. Dans cet ouvrage fondateur sur le travail des jeunes architectes tessinois, au rang desquels vont émerger les figures tutélaires de Mario Botta, Luigi Snozzi, Livio Vacchini et Aurelio Galfetti, il démontre sa capacité d’analyse et de synthèse de la production bâtie contemporaine, puis son talent d’élever leurs œuvres comme support à la théorie d’architecture.
Faces n° 19, 1991
En 1991, Martin Steinmann publie dans la revue genevoise Faces – Journal d’architectures, dont il fait partie du comité de rédaction, un texte qui va changer la perception de l’architecture contemporaine : « La forme forte – vers une architecture en deçà des signes ». A travers ses propos on comprend alors que la période dite « postmoderne » s’achève et qu’un changement profond s’opère. Sensible aux travaux du théoricien de l’art allemand Rudolf Arnheim sur la phénoménologie, il affirme alors : « L’être humain a besoin de simplicité et de clarté pour s’orienter, d’unité pour fonctionner correctement, et de diversité pour être stimulé. […] Les proportions en architecture nous fournissent des exemples simples. […] ces formes ‘premières’ sont elles aussi soumises aux règles de la simplicité et de la normalité (qui sont des notions apparentées dans les domaines de la perception et de l’expérience) » (2). Cette analyse très érudite de la production de la fin des années 1980 révèle une approche de la pensée architecturale qui va au-delà de la tendance minimaliste qui se met alors en place et ouvre un champ théorique insoupçonné jusqu’alors.
En 2001 paraît le catalogue de l’exposition Matière d’Art : Architecture contemporaine en Suisse (3), un livre essentiel pour comprendre la place de l’architecture suisse sur la scène internationale. Complice de ses collègues enseignants Jacques Lucan et Bruno Marchand, Steinmann propose un regard croisé avec Lucan dans un entretien devenu célèbre sur les tendances de l’architecture helvétique.
On ne peut évoquer le souvenir de Martin Steinmann sans parler de sa carrière d’enseignant au Département d’Architecture de l’EPF de Lausanne. Nommé en 1987 il va former, deux décennies durant, un nombre important d’étudiants sur un thème qui lui est cher, celui du logement collectif. Son approche de la typologie comme celle du vécu et de la perception des espaces domestiques, l’amènera à développer la notion de « Stimmung » dans sa conception personnelle de l’habitat et ses pratiques.
Sa carrière d’enseignant à peine achevée, il remporte le concours de l’agrandissement du Musée de la ville d’Aarau (2007-2015) avec son ami Roger Diener. En choisissant une aire d’implantation différente de celle prévue par le cahier des charges, il inscrit de manière très subtile cette extension en complément de l’ancienne tour médiévale, tout en proposant la clôture d’un vide urbain pré-existant. Avec sa façade comprenant 134 personnages sculptés par l’artiste Josef Felix Müller dans le bois d’un arbre abattu et moulés dans les plaques de béton clair, le bâtiment acquiert une posture très calme et impose un respect, voire un silence que la disparition de son auteur ne fait que renforcer.
Alors que la période n’est plus à une architecture de tendance, mais à des tendances d’architectures, le monde de la théorie et de la critique,déjà peu disert en influence sur celui de la profession, est aujourd’hui vraiment orphelin.
+ d’infos
1) Martin Steinmann, Thomas Boga, Tendenzen – Neuere Architektur im Tessin, ETH Zürich, Institut für Geschichte und Theorie der Architektur (gta), Zurich, 1975.
2) Martin Steinmann, « La forme forte – Vers une architecture en deçà des signes », Faces – Journal d’architectures n° 19, Genève, 1991.
3) Jacques Lucan, Bruno Marchand, avec Martin Steinmann, 2001 : Matière d’Art : Architecture contemporaine en Suisse, Centre Culturel Suisse à Paris / ITHA Institut de Théorie et d’Histoire de l’Architecture de Lausanne, Birkhäuser, Bâle, 2001.
L’architecture moderne et contemporaine n’est intervenue que rarement dans le monde rural, celui qui a nourri nos civilisations des siècles durant. A une époque retirée où les villes n’étaient que des embryons encore insalubres ou des prémisses à une densification territoriale en gestation, les réflexions fonctionnelles, constructives et climatiques étaient à la base d’une production très locale de bâtiments. Les écuries de la vallée de Joux, les granges à tabac du plateau, les fermes viticoles du Lavaux, les chalets à foin du Pays-d’Enhaut ou les bergeries tessinoises de la Maggia sont autant d’exemples connus pour leur intégration paysagère et leur force évocatrice d’un temps où l’effort humain rimait avec une forme d’hostilité de la nature. Ce qu’on appelle aujourd’hui l’architecture vernaculaire, celle qui « vient des gens », celle « sans architectes », a permis d’ériger des chefs d’œuvre dont la Suisse a rassemblé, à Balenberg, quelques-uns des plus beaux modèles dans le célèbre site muséal en plein air. à la fin des années 1970, ce domaine particulier de l’architecture commence à intéresser les universités, comme le Département d’architecture de l’EPFL qui l’enseigne pendant trois décennies en première année, et fait l’objet de recherches ou de thèses de doctorat.
La campagne en tant que territoire de projet échapperait-elle alors complètement à la plume des grands légataires de la pensée architecturale ?La réponse ne peut être que nuancée, car il faut admettre que la rareté des exemples est la règle. Les plus doctes ont en mémoire les constructions patriciennes d’un Andrea Palladio qui confie à la géométrie précise de ses compositions, le soin de gérer le territoire agraire de la Vénétie, et invente alors le mot « paesaggio » ; les plus savants avancent avec prudence le fameux exemple de la Saline royale de Chaux, érigée pour le compte de Louis XV par Claude-Nicolas Ledoux, immense complexe d’où l’on tire le sel, denrée rare et nécessaire à la conservation des produits de la ferme ; les plus érudits se rappellent le projet de la ferme à « logique organique » qu’Hugo Häring réalise à Lubeck en 1926, espèce de prototype hyperfonctionnel des années 1920 où le flux des animaux confère sa forme à la volumétrie.
Saline royale, CNLedoux, Arc-et-Senans, plan
La campagne helvétique du vingt-et-unième siècle est une image de la nature, une nature que l’homme a entièrement colonisée, façonnée, asservie et exploitée : les champs sont ré-générés, les rivières sont re-naturées, les arbres sont re-plantés, les animaux sont ré-introduits. Dans ces contrées souvent verdoyantes que le citoyen en perte de repères et d’histoire cherche souvent à idéaliser, la construction est rare parce que limitée par des lois fédérales et cantonales.
Aujourd’hui, alors que le Valais déplore la « gentrification » de ses historiques raccards, que Genève voit sa zone agricole devenir un enjeu politique avant d’être celui d’une attention paysagère, la question de la construction au sein des terres agricoles est souvent absente du débat théorique. C’est à l’orée du millénaire que de jeunes architectes formés à l’EPFL remportent plusieurs distinctions nationales pour leur projet pour une modeste étable pour trente vaches dans le littoral neuchâtelois. Signe de la raréfaction de l’investissement architectural dans le domaine de la ruralité, le bâtiment va être publié dans le monde entier pour la qualité de son approche contemporaine d’un sujet ancestral. Les auteurs réussissent ici à détourner le paupérisme des anonymes et tristes halles montées à la hâte et qui colonisent les vallées d’une Helvétie où la subvention va au produit de la ferme avant d’aller à la ferme elle-même. Il se pose en alternative crédible au vernaculaire dont il reprend les fondements philosophiques pour engager une vision durable de la mise en œuvre.
Plus récemment encore, un foyer pour jeunes en difficulté d’insertion aborde la difficile équation de l’insertion d’un bâti au cœur des champs. Avec des moyens plus étendus, le projet articule deux volumes sur les hauteurs de la commune d’Anières dans la bassin agricole genevois. Ici c’est le choix d’une matière minéral dont la modénature très dessinée renvoie aux assemblages des revêtement en bois des anciens ruraux dont les ombres animent les surfaces face à l’horizontale des champs qui se déroulent sous la silhouette protectrice du Mont Salève.
Il est souhaitable qu’à l’avenir la question de l’architecture de campagne fasse l’objet de plus d’implication culturelle, que les pouvoirs publics prennent la mesure de la valeur de ce legs de la période vernaculaire. Il s’agira d’apporter à ces contrées verdoyante, dont on doit protéger l’aspect paysager, une pensée conceptuelle plus riche dans la conception du domaine bâti contemporain et futur qui l’accompagne inéluctablement.
+ d’infos
Etable pour 30 vaches, Lignières, Neuchâtel, réalisation 2005, maîtres de l’ouvrage : Fernand Cuche et Daniel Juan, architecte : Localarchitecture, Lausanne.
Centre d’hébergement et de formation, Anières, Genève, réalisation 2019-2020, maître de l’ouvrage : Foyer Astural, architecte : Lacroix Chessex, Genève.
Inauguré il y a presque deux ans déjà, le « Léman Express » offre à la région genevoise une infrastructure ferroviaire qui se met au diapason d’une géographie humaine de près d’un million d’habitants et dépasse les frontières politiques. Cette liaison de transport public dont l’origine remonte à plus d’un siècle, permet de mettre 80% des habitations et 86% des lieux de travail à moins de 1.5 km (le fameux last mile) d’une gare et offre une opportunité pour aborder la révolution de la mobilité que notre planète réclame.
Ici, l’unité temporelle du parcours est combinée à l’unité spatiale conçue par l’architecte Jean Nouvel dans une vision pour une fois globalisante dans le dessin des stations. En effet, trop souvent la régie fédérale des transports pense chacune des gares de ses nombreuses lignes comme un projet isolé. à Genève, cet élan créatif qui, conjuguant un thème architectural rassembleur, ne va pas sans évoquer les délicieuses volutes parisiennes en fer forgé d’un Hector Guimard ou les interventions géométriques d’un Alvaro Siza et d’un Eduardo Souto de Moura pour le récent métro de Porto.
Au début des années 80’, Jean Nouvel avait illuminé la production architecturale d’alors, souvent empreinte d’un historicisme parfois rébarbatif, par ses projets que je qualifierais d’high tech poétique. Je pense ici à l’Institut du Monde Arabe (IMA) (1981-1987) ou les deux immeubles « Nemausus » à Nîmes (1985-1987), où la nature des matériaux rimait avec dimension, rigueur et spatialité. C’est à l’aune de ce triptyque conceptuel qu’ont été imaginées les cinq gares qui bornent le tracé du CEVA (Cornavin – Eaux-Vives – Annemasse) et que l’auteur décrit comme étant « un désir de clarté, de netteté, donc de la relation de la lumière à la matière, de la simplicité d’une structure qui puisse caractériser la traversée urbaine et paysagère ».
A Genève on retrouve l’âme du début de sa brillante carrière, avec une forme d’onirisme au service d’une œuvre concrète par excellence que sont les chemins de fer : la lumière y est omniprésente, entre attente et mouvement, entre silence et rumeur, entre ligne droite et courbe. Dans les stations les plus profondes, lorsque les rayons solaires n’arrivent pas à descendre le long des escaliers roulants, le relais est pris par des milliers de néons qui confèrent aux quais une ambiance caractérisante et qui s’adaptent aux configurations particulières de chaque station. Pour appuyer cette idée que la lumière devient un « questionnement poétique », l’architecte assigne à l’objet modal une métrique d’une rigueur mentale presque obsessionnelle, puisque 1’500 panneaux de verre identiques de 260 x 540 cm. composent la spatialité des gares, et ceci dans les trois dimensions : sols, murs et plafonds.
Il ne reste plus qu’à souhaiter qu’une réalité sociale et modale s’installe durablement, avec des quais bondés et des escaliers qui déversent leur flot de travailleurs pressés, de citoyens rêveurs ou de touristes émerveillés. Le voyage, celui qui transporte les êtres et leurs pensées intimes, se verra alors conjugué avec la précision de ces grandes plaques vitrées qui accompagnent ou créent la lumière : celle de l’astre solaire et celles de tubes fluorescents qui l’accompagnent, ou le remplacent. En quelque sorte, l’hommage de la technologie du vingt-et-unième siècle à l’éternité du cycle d’Helios.
Il y a quelques semaines le prestigieux prix Pritzker a été attribué au duo français Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal. Enfin, serait-on tenter de penser. Cette distinction s’inscrit dans une tendance qui, prenant ses distances des « stars architectes », tend à récompenser des approches plus contemporaines parmi lesquelles celles du chilien Alejandro Aravena (2016), des catalans de RCR (2017) ou des irlandaises Yvonne Farrell et Shelley McNamara (2020).
Un regard sur le domaine bâti qui, infléchissant sa portée par l’ajout d’une composante plus locale, renvoie peut-être à la notion de « régionalisme critique » définie par le théoricien Kenneth Frampton dans les années quatre-vingts, à laquelle on aurait rajouté des considérations sociales et environnementales. « Il fera beau demain », c’est le titre annonciateur d’une exposition que les architectes Lacaton & Vassal présentaient en 1995 à l’Institut français d’architecture. En lieu et place de l’habituelle préface, on lit avec plaisir une proclamation engagée qui convoque tour à tour, les pagodes africaines de Niamey, les odeurs florales des marchés antillais ou les containers des ports fluviaux. Dans ce déclaratif, le mot Habitations résonne comme un slogan. Ils y affirment :« Trop de confort. On se prive d’architectures extraordinaires à cause d’un peu trop de confort, bourgeois. […] Travailler la transparence, les filtres, bâtiments ouverts, perméables au climat. Inventer les maisons-machines, les maisons-fleurs ».
Au cœur de cette iconographie poétique, l’image de la serre émarge : elle deviendra le substrat indissociable de leur pensée, telle un fil d’Ariane où la transparence rivalise avec l’énergie et où l’économie rime avec la nécessité. C’est tout d’abord, en 1993, la maison Latapie, près de Bordeaux la ville où ils ont étudié ensemble à la fin des années septante. C’est une habitation improbable en pleine période du minimaliste chic, un volume presque trop évident dominé par un jardin d’hiver dont la construction (ou l’auto-construction) s’affiche. C’est une surface d’habitation de près de 200 mètres carrés pour moins de 60’000 € : une gageure. C’est un objet très simple prônant l’esthétique de l’évidence, où le beau se décline par le fait de créer le bonheur de l’utilisateur, dans un espace où le centre de la question architecturale est l’habitant.
Depuis cette réalisation très médiatisée, les deux architectes enchaînent les projets et les expériences, toujours avec cette forme de décontraction raisonnée qui interroge les lieux et les programmes. En 2002, c’est le Palais de Tokyo où le patrimoine de l’Exposition internationale de 1937, issu d’une modernité incertaine, parfois décrépie, est mise à nu dans sa verticalité structurelle. En 2003, c’est le concours lauréat pour l’école d’architecture de Nantes avec sa structure banale en poteaux-dalles, oscillant entre un principe Dom’Ino corbuséen géant et un parking un peu trop soigné, laissant ouverts tous les possibles pour l’enseignement.
En 2011, c’est la transformation de la Tour Bois le Prêtre, un de ces innombrables immeubles de logements des trente glorieuses, voué à la démolition. Avec sa façade d’une fausse banalité, mise en couleurs comme pour en atténuer sa mélancolie, derrière ces panneaux de béton éteints, Lacaton & Vassal, avec Frédéric Druot, détectent une vie, toute précaire soit-elle, qui engage des relations, du voisinage, en résumé de l’humanité. Sa déconstruction aurait engendré un effondrement social, disent-ils. Avec précision, avec modestie, mais avec une intelligence conceptuelle, ils redessinent la silhouette massive en une sobre valse de verres coulissants et de rideaux ondulants. A partir de la substance, ici réelle et non patrimoniale, ils offrent des espaces en plus, des mètres carrés ouverts sur le skyline parisien. Une réussite indéniable, une réponse magistrale à une question d’actualité, récompensée en 2011 par l’Equerre d’argent, prix national d’architecture.
Quelques années plus tard la même démarche responsable est appliquée à Bordeaux dans l’opération du « Grand parc », où un demi-millier de logements bénéficient du même type de traitement. Ici un travail d’ethnologie urbaine est entrepris avec une documentation photographique impressionnante démontrant « l’avant-après », révélant les univers tellement différents des habitants où les vieux canapés élimés côtoient le béton, le verre et l’aluminum, reflet sociologique de cette communauté habitante que les architectes scrutent méticuleusement pour en tirer leur substantifique inspiration. L’opération est couronnée par le Prix européen Mies van der Rohe en 2019.
Au-dessus de la nouvelle gare du Léman-Express, conçue par un ancien lauréat du fameux prix, Jean Nouvel, Genève accueille le dernier né de la prolifique carrière de Lacaton & Vassal sous la forme de la « Tour Opale » qui dresse son élégante volumétrie de soixante mètres dans le paysage de cette périphérie en manque de repères urbains.
Luigi Snozzi fut avec Mario Botta (1943), Aurelio Galfetti (1936) et Livio Vacchini (1933-2007), le quatrième représentant emblématique de la « Tendenza tessinoise ». Ce groupe d’architectes fut révélé par l’exposition zurichoise « Tendenzen – Neuere Architektur im Tessin » organisée par les critiques Thomas Bogga et Martin Steinmann en 1975. Pour prendre la mesure de l’importance de leur apport dans le débat idéologique de l’époque, il faut se remémorer que cette période est celle qui voit « le postmodernisme s’épandre sans entraves, [et au milieu desquelles] les projets tessinois manifestent aussi une confiance en certains idéaux de l’architecture moderne, dans une révérence faites à plusieurs grands maîtres » (1). Si l’on ne peut pas parler d’« école tessinoise », on doit certainement affirmer la notion d’une «école de tendance», selon la locution de Pierre-Alain Croset (2).
A la différence de la plupart des protagonistes de la mouvance culturelle de la postmodernité en architecture qui s’intéressent à la question linguistique du domaine, Luigi Snozzi va suivre, de manière radicale, un chemin qui recentre la réflexion sur l’urbain et sur le territoire. Bien qu’influencé à ses débuts par les recherches des théoriciens italiens des années soixante, il va poser son regard affuté sur le monde bâti du premier choc pétrolier en analysant de manière très personnelle les tenants et aboutissants de la densification de son canton d’origine. Au début de la décennie post « mai soixante-huit », il s’inscrit alors dans la droite ligne de pensée de l’ami Galfetti qui vient de livrer l’emblématique projet des bains de Bellinzona (1967-1970), géniale réflexion basée sur un programme de loisirs qui acquiert une dimension territoriale à l’usage de la communauté toute entière.
C’est sur ce territorio dell’architettura – auquel il apporte une vision plus pragmatique que celui de Vittorio Gregotti, l’inventeur de l’expression –, qu’il va développer son travail, à la fois professionnel, mais surtout académique, dispensant à plusieurs générations d’étudiants en architecture sa flamboyante parole. C’est encore à Zurich, au cœur de l’Ecole polytechnique fédérale, que vont se dessiner les prémisses de ce qui présidera au destin d’un changement de regard sur le territoire : Luigi Snozzi y est en effet invité entre 1973 et 1975, période pendant laquelle il croise Aldo Rossi, l’auteur du traité théorique L’architettura della città (1966), lui-même enseignant sous la célèbre coupole de Gottfried Semper de 1972 à 1974. Car comme son illustre aîné transalpin, Snozzi a toujours résolument défendu une vision d’architecte et non d’urbaniste. C’est le projet qui fait la ville disait-il, et il importe, dans l’approche du projet, de toujours « essayer quelque chose de différent [qui] peut être l’occasion de poser des questions, de solliciter une réaction dans des situations d’une grande banalité en essayant de leur donner une valeur urbaine. Mon objectif a toujours été la ville, même lorsque je conçois une petite maison »(3).
Suite à cette première expérience pédagogique, il est invité, puis nommé, à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (1982-1997) où il achèvera sa carrière d’enseignant en Suisse, pour la poursuivre plus au sud, en Italie, là où le couperet de l’âge de la retraite ne tombe pas de manière aussi drastique qu’au nord des Alpes. Pendant toutes ces années, Luigi Snozzi a investi toute son énergie et sa passion pour former de nombreuses volées d’architectes, dont il espérait qu’ils fussent capables de formuler une réponse intelligible à un lieu et à un programme, et de manière générale, à projeter précisément dans un territoire en mutation permanente. Aujourd’hui encore, au tournant de ce millénaire où certains paradigmes sont mis en crise, cette aptitude demeure un atout majeur pour affronter les diverses transitions auxquelles il nous appartient de fournir des réponses. Son apport didactique demeure tangible et sa mémoire est un guide pour tous ceux qui explorent l’environnement bâti pour tenter de constamment en améliorer les contours.
Monte Carasso : la source de tout
Bien qu’il fut souvent appelé à se pencher sur des thématiques urbaines de grande échelle, il est révélant de penser que c’est une petite bourgade aux portes de Bellinzone, chef lieu du canton du Tessin, qui le révèle aux yeux d’un public plus élargi. C’est en effet à Monte Carasso, dans ce tissu bâti quelque peu décousu, à l’image de toutes les périphéries européennes, qu’il va patiemment, pendant près de quarante ans, construire le futur de cette modeste commune. Grâce à la compréhension, puis à l’appui indéfectible d’un maire éclairé, il va façonner le développement du centre du village. Par petites touches, par des interventions minimalistes, étape après étape le cœur de Monte-Carasso se modifie jusqu’à acquérir une identité dont elle n’a jamais bénéficié auparavant. à partir d’une approche très locale, Luigi Snozzi a été capable de développer une démarche qui se révèle applicable à une échelle mondiale. à l’image d’un Willem Dudok à Hilversum, ou d’un Ernst May à Francfort, son apport en tant qu’architecte de ville a marqué l’histoire de l’architecture. En parallèle de ses réalisations, il met sur pied le « Séminaire de Monte Carasso » qu’il a dirigé pendant plusieurs décennies et qui a été repris depuis peu de temps par quelques uns de ses plus fidèles élèves : Mario Ferrari, Giacomo Guidotti, Michele Gaggetta et Stefano Moor.
Luigi Snozzi fut un brillant enseignant. On peut encore rappeler ici toute son implication, toujours un crayon à la main, trainant tardivement dans les ateliers au contact des étudiants pour les accompagner, plus que les diriger dans leur recherche, manifestant une forme de doute positif, à l’image de l’intuitif par nature qu’il était. Ce doute l’habitait encore plus lorsqu’il devait concevoir ses propres bâtiments. D’anciens collaborateurs racontent sa difficulté, parfois sur de nombreuses semaines, à prendre une décision pour une question d’angle, de proportion ou de raccord au sol. Il appartient à cette catégorie d’« architectes de parti » comme je les qualifie (4), pour lesquels la question du langage architectural n’est pas une priorité. Pour lui, « l’enjeu principal a toujours été la justesse typologique de la solution à la fois à une macro et une micro échelle, plutôt que l’affirmation d’une syntaxe personnelle » (5).
Architecte modeste, il ne fut pas porté sur le devant de la scène internationale comme ses illustres confrères Mario Botta, Herzog & de Meuron (Pritzker 2000) ou Peter Zumthor (Pritzker 2010). Mais il a conservé tout au long de sa longue trajectoire intellectuelle la soif de transmettre son savoir, à tel point qu’à passé 80 ans, il donnait encore des conférences à travers l’Europe devant des parterres d’étudiants toujours charmés par sa manière si unique de raconter, souvent avec malice, les affres de son parcours atypique. Son corps, fatigué depuis de nombreuses années, n’aura pas résisté à la maladie, à quelques heures du passage à l’an 2021. Son âme bienveillante et sa pensée engagée resteront à jamais dans la mémoire collective d’une profession aujourd’hui en manque de grandes figures tutélaires.
+ d’infos
1) Jacques Lucan « Le Tessin, vingt ans après », in Matière d’art – Architecture contemporaine en Suisse, édition Birkhäuser, Bâle, 2001.
2) Pierre-Alain Croset (sous la direction de), Pour une architecture de tendance – Mélanges offerts à Luigi Snozzi, PPUR, Lausanne, 1999.
3) Luigi Snozzi, « ‘Avanzare piano, ma sempre’, Stefano Moor in Conversazione con Luigi Snozzi », Grand prix suisse d’art, Prix Meret Oppenheim, Office fédéral de la culture, Berne, 2018, p. 122.
4) Philippe Meier, « Architecte de langage ou architecte de parti », in Matières n° 16, EPFL Press, Lausanne, 2020.
5) Kenneth Frampton, « La pratique critique de Luigi Snozzi », in Pierre-Alain Croset (sous la direction de), Pour une architecture de tendance – Mélanges offerts à Luigi Snozzi, PPUR, Lausanne, 1999, p. 120.
Photographie de Monte Carasso (extrait, courtesy of Archivio del Moderno, Fondo Luigi Snozzi).
Voir aussi :
Gran Ticino, Faces numéro 74, automne 2018, .
Thomas Bogga (éd.), Martin Steinmann (éd.), Tendenzen – Neuere Architektur im Tessin, édition Birkhäuser, Bâle, 2010.
Dinard, plage de l’Ecluse, depuis la nuit des temps.
La Bretagne nord reste à jamais le théâtre vivant de l’influence cosmique immortalisée par une pomme tombée par hasard au cœur du dix-septième siècle sur un sol du Lincolnshire et qui a révélé ce qui demeure certainement la plus grande découverte de l’humanité. Par l’entremise du même phénomène physique qui nous attache à la terre, le flux et reflux des marées compose des paysages changeants comme nulle part ailleurs sur la planète. Là, en période de vives eaux, l’eau se transforme en roche et vice-versa. En quelques heures plusieurs hectares de terre se découvrent à marée basse, pour se réduire à quelques dizaines de mètres carrés à marée haute. Quand le soleil irise les bancs de sable au large, ce coin du Nord n’a rien à envier aux îles lointaines qu’un commerce avide tente de faire passer pour de l’exotisme.
Dinard, plage de l’Ecluse, 15 août 1866.
Comme pour toutes les villes du littoral, la proximité conjuguée des astres métropolitains parisien et londonien en a fait un lieu de détente recherché par une certaine élite. Malgré son orientation unique face au septentrion, malgré la présence quasi quotidienne d’un « ciel si bas », les aristocrates du dix-neuvième ont révélé cette plage au monde entier pour son sable fin et pour sa situation en cirque naturel, face aux remparts de Saint-Malo. En ce jour de fin d’été breton, la ville inaugure son premier casino. Elle en construira six entre 1866 et 1928. Ce qui s’appelait encore la grève de l’Ecluse se transforme en un lieu où se croisent les grands d’un monde d’alors dont une rare iconographie permet encore aujourd’hui d’appréhender les privilèges. En effet, on ira jusqu’à louer des « cabines roulantes », transportées par la force équestre jusqu’au bord de l’eau, permettant aux mondains de se changer en toute intimité et de prendre leur bain sans effort : le luxe n’a pas d’époque.
Dinard, plage de l’Ecluse, août 1944.
Deux mois après le D-Day, c’est au tour de la ville corsaire, au nord de la plage, d’être le centre du déferlement militaire de la puissance alliée. Sur le sable, la villégiature d’antan et le paysage reposant sont de lointains souvenirs. Pendant deux semaines, la ville de Saint-Malo flambe sous le déversement de bombes aéroportées, le clocher de la cathédrale s’effondre et retire à la cité fortifiée la seule verticale de son élégante silhouette.
A l’ouest, au large des eaux devenues sombres, la topographie de la petite île retranchée de Cézembre se transforme littéralement sous le déluge des bombes incendiaires, premiers tests en grandeur nature sur le front européen de ce futur napalm, dévastateur de la jungle asiatique trois décennies plus tard. Dans leur bunker aux murs de béton de plusieurs mètres, les allemands résistent jusqu’aux derniers pour protéger coûte que coûte un couloir de tir stratégique. Un demi-siècle plus tard, il n’est pas rare d’apprendre qu’on a encore découvert un reste explosif au cœur même de ce qui est devenu un des sanctuaires aviaires les plus reconnus.
Dinard, plage de l’Ecluse, août 2020.
Qu’importe, pourvu qu’ici résonnent, encore et toujours, les cris des enfants qui découvrent les prémisses de la construction éphémère que des vagues assassines détruisent sans relâche ; que demeurent les premiers effrois provoqués par l’apparition d’un carcinus maenas – modeste crabe vert – devant les yeux ébahis d’un bambin et qui se transforment en l’apprentissage précoce de la préhistoire ; que perdurent les expressions faciales de parents, rendus frileux par un confort occidental, à cause d’un embrun rafraîchissant qui les a surpris dans leurs joyeuses escapades balnéaires.
Le premier casino de Dinard aurait dû être réalisé en deux mois, ce qui peut être considéré comme étant une prouesse technique à l’époque, pour une ouverture estivale. Il a pris un mois de retard et fut inauguré le 15 août 1866. Il était dû à la plume de l’architecte Alexandre Leroyer, qui a réalisé un Pont-roulant à Saint-Malo considéré comme étant une œuvre remarquable. Conçu à moitié en moellons, et à moitié en bois, il sera remplacé par d’autres casinos au siècle suivant.
Dans l’après-grande-guerre, la ville acquiert des dénominations des plus attractives, comme « La Reine des plages », « La Monaco des étrangers », « La perle de la Côte d’Émeraude », « La Nice du Nord », pour attirer une clientèle qui a commencé à se tourner vers la Méditerranée.
C’était il y a plus de trois ans, dans un chantier qui s’achevait avec son lot d’ouvriers qui fourmillaient pour finaliser les dernières retouches que la perfection helvétique requiert. J’avais alors visité en compagnie de son auteur l’« immeuble de paille », surnom un peu désuet qu’une presse locale en perpétuelle recherche de slogan avait jugé bon de l’affubler. C’était à l’hiver 2017, lors d’une journée de janvier dont un ciel bas avait bien voulu saupoudrer le sol encore boueux d’un voile blanc.
Porté par deux sociétés coopératives actives sur le territoire genevois, le projet véhiculait son lot de postures anti-conformistes dans un canton où tout est contrôlé par des offices étatiques dont la vision normative est porteuse de désillusions castratrices pour qui n’a pas d’intentions conceptuelles fortes. L’ambition commune du client et du mandataire, celle affichée dès les prémisses de l’opération, était la participation. Il ne s’agissait pas ici de la prise de température – parfois démagogique – de la pensée citoyenne du moment, mais bien de co-opération active et de future co-habitation engagée. Une approche qui impliquait de ne pas seulement émettre un avis distant, mais de donner de sa personne dans une pratique d’auto-construction rarissime dans nos contrées aisées.
Les nombreuses tâches auxquelles les futurs occupants ont dû s’astreindre font prendre tout son sens à la locution « vivre ensemble » souvent absente de la terminologie du logement collectif. Dans un de ses moments de rare sagesse, Voltaire avait prédit que « le travail éloigne de nous trois grand mots : l’ennui, le vice et le besoin ». Au lieu-dit de Soubeyran, les résidents se sont peut-être parfois retrouvés dans cette sentence à la morale puritaine quand ils ont dû se partager la difficile mission de tout décider ensemble, dans des assemblées où la minorité accepte les risques et les choix des plus nombreux ; lorsque chacune des familles a dû passer près de deux semaines à isoler la façade nord avec cette fameuse paille qui a ainsi dénommé leur logis ; et quand, plus tard, les soixante personnes qui concrétisent de leur présence cette collectivité habitante ont dû se partager au quotidien les six véhicules « communautarisés ».
Dans cette vision d’une écologie alternative, mais assurément plus concrète que les grands discours, les concepteurs ont lutté pied à pied contre les diktat d’un plan localisé de quartier qui exigeait le double de places de parking que ce qui a été effectivement réalisé, face aux montants plafonds imposés pour la construction de logement à « bon marché » en réussissant à ajouter, dans la même enveloppe financière, des chambres d’amis à partager et enfin à imposer un système de sanitaire sans eau courante quand le « taxateur cantonal à l’égout » s’est retrouvé perdu, sans repaires, lors de l’établissement de sa facture.
Cet été 2020, de retour sur les lieux de cette belle découverte, je constate que la prise de possession a parfaitement fonctionné et rend hommage aux idées premières qu
i l’ont générées : les vélos colonisent joyeusement les entrées ; les plantes grimpent sur les structures des balcons ; la dichotomie linguistique entre le nord – une façade assez banale en crépi – et le sud – une grille en béton animée de doubles niveaux – conforte un principe typologique où chaque appartement est entièrement traversant ; le grand jardin collectif est habité.
Au cœur de ce quartier à l’écart des grands axes, c’est bien un îlot de sociabilité en dehors de toute l’urbanité environnante qui s’est installé. Malgré, ou peut-être grâce à l’effort hors norme qu’il a fallu déployer pour arriver à ces fins, le projet recèle en lui une forme d’optimisme sur la forme que pourrait prendre, à l’avenir, une part des logements en ville. Un optimisme où même un Candide – encore Voltaire –, admettrait que, dans la vie, outre que de « cultiver son jardin », il faudrait avant tout cultiver son rapport à l’autre.
La villa conçue par l’architecte Maurice Braillard entre 1927 et 1932, au bord du Léman, est un des exemples manifestes de la maison moderne lacustre. Ce projet caractérise le rapport intime de l’objet construit à l’eau que Le Corbusier avait magistralement initié dans la désormais célèbre « petite maison » pour sa mère à Corseaux (1923-1924). Là, grâce à la présence d’une des toutes premières fenêtres en longueur de l’histoire de l’architecture, le chantre du Mouvement moderne capte, à l’intérieur de la grande pièce de vie, le paysage alpin grandiose qui s’étend et se reflète au pied de la villa comme une offrande céleste. La modeste intervention dessine la rive en projetant le regard sur cette étendue aquatique qu’ont rêvé les grands maîtres de la peinture naturaliste, de Calame à Hodler. C’était bien avant que la réglementation fédérale ne repousse à plus de trente mètres toute construction en limite des berges naturelles.
La villa Gallay représente moins une vision d’avant-garde, qu’une manière d’habiter un lieu exceptionnel, avec son implantation les pieds dans l’eau. À cette période l’architecte genevois explore les tenants et aboutissants d’un fonctionnalisme, certes moins dogmatique que celui prôné par l’intelligentsia européenne, en introduisant dans sa production d’alors une intense réflexion sur la question typologique du logement collectif et une inclinaison à la préséance d’un artisanat décoratif dans la définition spatiale de son architecture. Mais cette maison privée le confronte avant tout à une « gestion » de son client et à un long processus qui s’étendra sur deux décennies. C’est une histoire où se mêle les envies pygmalienne d’un maître d’ouvrage qui fait fortune et celle d’un créateur qui tente d’imposer sa vision de la modernité dans ce contexte particulier. C’est aussi l’histoire de tout projet d’architecture et, en cela, il demeure emblématique.
Un processus révélateur. Au départ, il y a Francis Gallay, un industriel en réussite professionnelle qui acquiert une parcelle au bord de l’eau à proximité du château de Bellerive et sur laquelle se dresse un vieille « maison de pêcheur » du XIXème siècle. Souhaitant l’agrandir pour y installer sa famille, il s’adresse alors à Maurice Braillard, la figure tutélaire de la scène architecturale genevoise des années vingt, sans se douter des vicissitudes à venir. Les archives de la Fondation Braillard Architectes recèlent plus de sept cents pièces dessinées qui démontrent toute la difficulté qu’a eue le grand architecte pour parvenir à distiller ses idées et toute la peine qu’il a dû ressentir face aux demandes de modifications incessantes d’un client qui, s’enrichissant un peu à contre courant d’années qui furent sombres pour le reste du monde, se prend au jeu projectuel sans en mesurer les incidences sur le processus d’altération de l’objet architectural.
L’analyse des diverses études révèle tout d’abord une vaine tentative, presque vouée à l’échec, celle de conserver l’ancien bâti vernaculaire et de l’étendre avec un volume prismatique s’inscrivant perpendiculairement au lac pour avancer les pièces de jour sur le paysage. Puis, patiemment, Braillard tend vers un redessin des façades de l’existant pour conduire le projet vers sa forme définitive. Le client en est finalement convaincu et la conception plastique de la maison qui s’érige ne va pas sans rappeler des articulations volumétriques proches de composition qui ont habité l’âme créatrice d’un Robert Mallet-Stevens ou d’un Adolf Loos. Les ouvertures verticales font place à des fenêtres plus horizontales qui affirment la contemporanéité de l’intervention. En 1933, lors de son achèvement, l’opération démontre une intense capacité de persuasion qu’a réussi à installer Maurice Braillard pour transformer ce qui aurait pu n’être qu’un « bricolage » entre l’ancien et le moderne, en une forme architecturale unitaire et de son temps.
La villa qui se dresse dans cette année-là réussit le mariage de convictions profondes de Maurice Braillard avec la situation exceptionnelle que ce morceau de territoire renferme : d’un côté la modernité de l’angle ouvert à l’étage qui rappelle ceux de l’immeuble du square B à Montchoisy, de l’autre une forme de maniérisme linguistique qui se ressent par exemple dans l’étrange dessin de la façade d’entrée avec des modénatures tout droit sorties d’un imaginaire riche et complexe et, enfin, un attachement aux décors assemblés ou peints. Appliqués à cette petite échelle, on y retrouve à la fois la force expressive, pour ne pas dire expressionniste, qui se dégage de la fameuse perspective de l’opération urbaine des Eaux-Vives (1929) et, dans le même temps, le raffinement d’un plafond à caisson en bois qui s’affirme comme une réminiscence de certaines « prairies houses » de Frank Lloyd Wright. La ressemblance y est d’autant plus troublante que l’espace du salon de la villa Gallay est également très compressé, qualité qui, selon une légende urbaine, aurait été revendiquée par le maître américain. En effet, on lui attribue la déclaration comme quoi le déploiement d’un volume au-delà d’une proportion liée à sa propre taille, petite en l’occurence, était « a waste of space ». Maurice Braillard a dû quant à lui se résoudre à cet abaissement, non pour des raisons dogmatiques, mais en fonction du nécessaire alignement aux niveaux de la maison existante.
Cependant le déroulé de ce projet ne s’arrête pas là et devient révélateur de questions plus fondamentales quant à la durée de vie d’un processus de projet. A peine achevée, le client demande de surélever la proéminence de l’angle émergent pour y rajouter une chambre. Cela s’exécute les mois suivants la livraison. La belle harmonie que Braillard avait réussie à composer avec, rappelons-le, la préexistence d’un volume, s’en trouve perturbée. L’architecte travaille encore sur des adaptations programmatiques intérieures. En 1936, lorsqu’il accède à la lourde charge de Conseiller d’Etat du canton de Genève et s’éloigne de son atelier, il en confie la conduite à ses deux fils, Charles et Pierre. C’est le deuxième qui reprend le dossier. Il se confronte à un maître d’ouvrage qui prend alors de manière unilatérale les rennes de la commande. Dans les années quarante, le jeune architecte en subit la pression et ajoute la plus étrange des extensions imaginables, avec un patio latéral flanqué de colonnes aux chapiteaux stylisés qui confèrent à l’ouvrage une spécificité très particulière que l’on ne peut comprendre sans ce court survol historique. Cet assembla hétéroclite ne peut être perçu du promeneur solitaire, mais seulement du navigateur attentif.
Dans l’histoire de l’architecture moderne on compte quelques cas du même registre où l’auteur d’une réalisation se voit confronter la difficile tâche de se voir confier l’extension de sa propre œuvre. Souvent, une forme de détachement, ou une évolution dans sa pensée architecturale, le pousse à des collages dont la cohérence laisse parfois songeur. Seule une critique raisonnée permet d’en comprendre, sans forcément toujours l’apprécier, les raisons multiples qui aboutissent à ce type d’objet hybrides. La villa Gallay en est un des parangons démonstratifs de l’évolution temporelle d’un édifice.
+ d’infos
L’auteur remercie la Fondation Braillard Architectes (https://braillard.ch/), et Monsieur Paul Marti, pour la mise à disposition de documents iconographiques inédits et pour certains jamais publiés préalablement.