Premières commandes (2) : Villa Suter

Cet été, je parcours la Romandie par monts et par vaux à la redécouverte des premières œuvres de quelques bureaux d’architectes reconnus de cette région de l’ouest helvétique. Avec un recul de vingt années, ou plus, les réalisations présentées nous interpellent quant à l’évolution de la pensée architecturale contemporaine. Issus de concours ou de commandes privées, ces projets ont marqué les débuts prometteurs de leurs auteurs respectifs.

Montblesson : lieu-dit de l’est lausannois d’une douce tranquillité, où une large prairie se tourne vers les cimes des Alpes vaudoises, où des chalets implantés sur une herbe verdoyante aspirent à ressembler à leurs ancêtres alpins, où un imperceptible sentiment de Suisse primitive peut encore y être ressenti pour celui qui sait regarder. C’est dans ce paysage presqu’idyllique que la villa Suter a été conçue au début des années nonante. Objet architectural abstrait dans cette agréable campagne, coffre en bois précieux à l’image d’un chalet qui aurait mué vers la contemporanéité, le projet est remarqué par la critique et est largement publié.

Alors que la période postmoderne en architecture s’achève lentement, de nouvelles impulsions théoriques infiltrent la Romandie en provenance d’outre Sarine par le biais d’œuvres et de textes émanant de ce que l’on a appelé « l’école bâloise » au sein de laquelle émergent les figures tutélaires de Jacques Herzog et de Pierre de Meuron. Déterminés à en finir avec la relation à l’histoire telle qu’elle a existé dans les décennies précédentes – et qui a fait son temps selon eux –, ils abordent la création architecturale de manière plus libre, plus inspirée que raisonnée, plus ancrée dans le lieu et la matière, plus proche de l’art contemporain. C’est dans ce contexte culturel que cette villa voit le jour. A l’époque, le pré dans lequel la maison se pose est encore ouvert vers ces horizons lointains, avec comme premier plan un grand champ bordé au loin par une lisière de forêt. Les architectes ont su puiser dans cet environnement une source d’inspiration.

Volume en bois. Sans aucun dogmatisme formel issu de la modernité – et ses cinq points de l’architecture –, la question de la toiture a été abordée comme un thème fondateur du projet dans le lieu. Mais contrairement au petit chalet qui borde l’entrée de la parcelle, les deux pans du toit ont été affinés au maximum, les transformant en deux surfaces biaises sans pour autant nier la tectonique nécessaire à sa construction en bois. Le volume habitable, très simple, est également légèrement biaisé, comme pour mieux accueillir ce paysage à bord de la longue terrasse qui flotte sur la pente douce.

Les auteurs du projet déterminent un principe d’enveloppe sur un critère lié au maître d’ouvrage, dont les absences ont justifié le fait de fermer complètement la villa par des volets coulissants dont le traitement en bois est identique à celui qui enceint la volumétrie entière. Ainsi parée de ces occultations mobiles, la volumétrie devient presqu’absente, une sorte d’installation de Land art qui attend le retour de ses occupants pour s’ouvrir à la vue et revivre, pour quelques jours, pour quelques heures, puis se refermer ; puis attendre encore que la vie revienne et définisse plus clairement cette fragile frontière entre art et architecture avec laquelle les jeunes architectes ont habilement composé.

En vingt-cinq ans, le parcellaire des prés s’est densifié, enfermant le bel objet dans une anonyme barrière de bois imputrescible et de thuyas. Tout autour, ce qui avait été un versant agricole est aujourd’hui occupé par des immeubles de rapport dont la présence massive domine la fragile maison. Si les proportions et la matérialité n’ont rien perdu de leur caractère, le rapport au paysage a été profondément remanié, rendant plus difficilement lisibles les intentions conceptuelles d’origine. Il en va parfois ainsi de la marche du temps vis-à-vis du domaine de l’environnement bâti.

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Architectes : Ueli Brauen et Doris Wälchli (aujourd’hui : Brauen Wälchli architectes), Lausanne

Lieu : Montblesson, Lausanne 

Dates : 1990-1992

Acquisition : Mandat direct

1990 : Les architectes ont respectivement 36 et 27 ans, le prix Pritzker est décerné à Aldo Rossi, l’écrivain Alberto Moravia meurt cette année-là, le groupe britannique Depeche Mode sort son album « Violator » considéré comme son meilleur disque, David Lynch se voit attribuer la Palme d’Or à Cannes pour « Sailor et Lula ».

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Premières commandes (1) : Théâtre du Crochetan

Cet été, je parcours la Romandie par monts et par vaux à la redécouverte des premières œuvres de quelques bureaux d’architectes reconnus de cette région de l’ouest helvétique. Avec un recul de vingt années, ou plus, les réalisations présentées nous interpellent quant à l’évolution de la pensée architecturale contemporaine. Issus de concours ou de commandes privées, ces projets ont marqué les débuts prometteurs de leurs auteurs respectifs.

Avec le temps, le théâtre montheysan s’est fait sa place. Non seulement en tant qu’institution culturelle dont la programmation rayonne bien au delà du Chablais, mais également de manière plus littérale. En effet, l’espace public s’est ouvert pour offrir un parvis digne de ce nom à l’objet architectural. Il n’en a pas toujours été ainsi. Lorsque le concours est remporté par les jeunes architectes fribourgeois, la situation foncière était bien plus complexe, le volume de l’édifice public devant s’implanter à l’arrière d’un parcellaire de petites villas urbaines. La forte axialité introduite dans le projet – avec une entrée dont le dessin apparaît aujourd’hui très maniéré – ne peut s’expliquer que par deux raisons : d’une part la mémoire de cette situation urbaine bien différente trente ans auparavant et d’autre part un contexte culturel qui en justifie la mise en place. En 1986, l’architecture mondiale est encore sous influence de la Tendenza, mouvement initié par l’architecte italien Aldo Rossi, mais aussi par sa composante suisse révélée par l’ouvrage de Martin Steinmann « Tendenzen – Neuere Architektur in Tessin » publié à Zurich en 1977.

Plaisir de la composition. Le plan du théâtre du Crochetan est une habile composition où les géométries pures – cercle, carré, rectangle – se côtoient dans une relation conditionnée par la structure. La présence de colonnes, ou doubles colonnes, permet de lire les différents espaces qui contiennent les parties du programme : dans le cylindre, la salle de 640 places ; dans le carré, le foyer qui se glisse sous la cavea ; dans le rectangle, la cage de scène et sa technique. Seule une excroissance à l’ouest déroge aux formes platoniciennes, par sa courbe qui évoque des réminiscences formelles modernes et que les architectes américains du groupe New York Five ont beaucoup ré-employées dans les années septante. A Monthey, l’influence de Mario Botta qui a construit la banque de Fribourg (1977-1981) et qui est en train de réaliser, à la même période, le théâtre et le centre culturel André Malraux à Chambéry (1982-1987) est manifeste. Mais alors que le maître tessinois apporte beaucoup de sophistication dans les détails de ses réalisations publiques, les auteurs fribourgeois retournent à une forme d’essentialité dans les choix de la matérialité du théâtre valaisan. Ici une brique de ciment, popularisée par les enveloppes des villas du même Mario Botta, se marie avec une tôle ondulée qui enceint le volume de la salle, et adresse un clin d’œil au vécu industriel de ville, puis un béton brut qui affirme la présence du gril de la scène. A l’intérieur, le béton brut est également présent, il assume son rôle structurel, alors qu’une brique de terre cuite de couleur claire habille les parois non porteuses.

Mise en scène des parcours. Réaliser un théâtre est une des thématiques que tout architecte espère aborder au cours de sa carrière. La question de la mise en scène architecturale de l’espace public – le foyer et la salle des pas perdus – se pose en contrepoint de celle, théâtrale, qui se joue à l’intérieur de la salle. C’est l’occasion de créer un parcours architectural où le spectateur est l’acteur de sa propre présence au cœur du foyer public (un carré) qui entoure la salle (un cercle). Le système d’escaliers participe de ce jeu de rôle, regardant-regardé, qui est afférent à la typologie du spectacle depuis sa création dans l’Antiquité. Dans cette composition très maitrisée des formes pures en plan, la coupe accompagne le projet par des vides interstitiels qui apportent la lumière naturelle et détachent les volumes les uns des autres. Ce soin apporté aux interpénétrations spatiales et programmatiques se retrouve dans les autres œuvres que l’architecte conçoit à la même époque comme l’école d’infirmière de Fribourg (1989-1994) où la nouvelle construction se pose devant l’ancien bâtiment patrimonial créant un atrium intérieur spectaculaire ou encore dans la surprenante superposition de la salle de gymnastique au-dessus de la piscine couverte de Porrentruy (1985-1994).

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Architecte : Jean-Luc Grobéty, (aujourd’hui : Les ateliers du passage), avec Raoul Andrey, André Schenker, Fribourg

Lieu : Monthey, Valais 

Dates : 1986-1989

Acquisition : Concours, premier prix

1986 : L’architecte a 37 ans, Gottfried Böhm obtient le prix Pritzker, le philosophe Elie Wiesel reçoit le prix Nobel de la Paix, Simone de Beauvoir disparaît, le chanteur Prince livre son succès planétaire « Kiss », Roland Joffé décroche la Palme d’Or à Cannes pour son film « Mission ».

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Un trésor des années septante restauré

Le 13 mai dernier a été inaugurée la très belle restauration de la bibliothèque des Conservatoire et jardin botanique de Genève. A l’origine cette institution constituait la troisième étape d’une réalisation débutée à la fin des années soixante par l’architecte Jean-Marc Lamunière et ses associés. Par sa conception particulière le bâtiment « BOT 3 » interroge notre pensée contemporaine à plus d’un titre. Issu d’une période où l’architecte genevois réfléchit aux solutions pour sortir du carcan de la pensée moderne toute puissante – dont il fut à une époque l’habile dépositaire –, le projet s’inscrit dans une approche où la structure n’est plus un simple réseau de colonnes autour desquels le concepteur de la Modernité développait enveloppes et cloisons, les fameux « cinq points de l’architecture ». Ici l’expression d’une nouvelle forme de « vérité constructive » voit le jour. Les influences sont clairement générées par la pensée de l’architecte américain Louis I. Kahn que Lamunière côtoie durant ces années-là, mais pas seulement. Il émane de ce projet quelque chose de plus personnel, de plus intime, voire de plus sensible, qui inscrit cette bibliothèque au rang de ses œuvres remarquables et en phase avec son temps.

Ecrin métallique. A ce titre, l’ouvrage bénéficie d’un subtil dosage entre l’expression forte de la structure, matérialisée par des colonnes et des poutres « creuses », et la présence d’une façade abstraite et rythmée, entièrement composée en verre. Le métal y est omniprésent. Ce choix permet de mettre en forme « l’épaisseur » de ces éléments porteurs dans les trois dimensions. Son caractère modulaire très abouti ne verse cependant pas dans la métaphore de la machine ou de l’imitation du monde de l’industrie, comme ont pu le postuler à une certaine époque des théoriciens comme Le Corbusier. Ici une préciosité dans le dessin des pièces en acier confère à l’objet un sens qui le place en juste adéquation avec sa fonction : un réceptacle pour des livres anciens consacrés à la science botanique. Avec le recul que confère l’inexorable temps qui passe, on pourrait y voir une réponse architecturale poétique, où la fragilité des feuilles – des arbres ou de papier – se voit entourée par l’élégance des profilés métalliques laissant se diffuser de manière douce la lumière naturelle, elle aussi issue de la même source solaire qui chlorophyllise la création du monde végétal.

Sa rénovation a requis une attention de tous les instants pour ne pas dénaturer le principe très soigné des éléments assemblés les uns aux autres et pour ne pas introduire une carapace isolante que les contraintes thermiques du vingt-et-unième siècle exigent d’introduire de manière univoque dans tout le domaine bâti d’aujourd’hui, fusse-t-il patrimonial. Cette intervention talentueuse a aussi eu pour mérite de ne pas tomber dans le piège narcissique d’un auteur qui cherche à laisser sa trace par une ingérence intrusive. En effet, elle n’a fait que laisser son empreinte modeste et réfléchie, avec les instruments actuels, dans une fusion qui rend hommage autant à l’auteur d’origine qu’à celui d’aujourd’hui.

Un travail réussi qui fait souffler une agréable brise nostalgique apte à rafraîchir nos mémoires engourdies par la vacuité d’un trop-plein d’images dont les écrans en tous genres nous abreuvent quotidiennement.

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Architecte d’origine : Jean-Marc Lamunière, avec Rino Brodbeck, Alain Ritter, Jacques Roulet (1967-1973)

Architecte de la rénovation : Christian Dupraz (2013-2016)

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L’architecture monumentale de nos rebuts (2)

Au début il y avait la nature. La grande forêt de Bremgartenwald qui bordait les collines du Nord bernois aux confins de l’Aar. Puis, dès le milieu des années soixante, il y eut le nouveau ruban de bitume de l’autoroute A1 qui permit de relier à plus grande vitesse la Romandie à la ville fédérale. La belle boisée fut scarifiée pour faire place nette au progrès. En ces temps, les décideurs ont considéré que les troncs centenaires pouvaient être sacrifiés sur l’autel de la mobilité à quatre roues. Près de cinquante ans plus tard, c’est un autre morceau de cette étendue verte que cent vingt-cinq mille mètres cubes de béton ont remplacé. Et là encore pour une bonne cause. Une de celles qui élèvent au rang de marqueur sociétal un des défis majeurs du vingt-et-unième siècle : la transformation de nos déchets.

Ici s’est échoué un vaisseau minéral de trois-cents mètres de long dont la cheminée culmine à soixante-cinq mètres au-dessus des coteaux. Sa massive silhouette est visible à travers le filtre des quelques rares arbres ayant survécu à la coupe nécessaire à la marche en avant de l’homme moderne. A la scansion verticale et aléatoire des colonnes ligneuses répond le module déterminé de la construction préfabriquée, composée de centaines de panneaux répétés en alternance, à l’intérieur de raidisseurs verticaux, dressés à la mémoire de l’ancien territoire naturel.

Ouverte au public. Lancé en 2005, le concours d’architecture pour la nouvelle infrastructure prévoyait dans son cahier des charges fonctionnel un parcours de visite pour le citoyen. Cette donnée programmatique a été majestueusement interprétée par les architectes lauréats sous la forme d’une immense galerie vitrée égrainant des vues ponctuelles sur les activités de la centrale à travers des « hublots ». Ce parcours rythme la disposition des différents postes de la transformation des consommables en fin de cycle. Toute la région bernoise est concernée. La ronde incessante des camions-bennes est là pour en témoigner. Le site dépasse par sa dimension hors norme celui de l’industrie locale dont il reprend néanmoins toutes les caractéristiques : structure à grande portée, ponts roulants, réseau de tuyauteries de toutes tailles, salle de contrôle, ou encore immenses pâles de turbines refroidissant l’air et tournant silencieusement au cœur de la sourde rumeur du lieu.

Cette « machine à énergie » permet d’alimenter en électricité un tiers de la ville de Berne et de la sortir des contrats qui la lie à des centrales atomiques. La réalisation fut à l’image des enjeux environnementaux engagés. Après plus d’une année de travaux de type traditionnel, c’est-à-dire une construction en béton coulé sur place qui a concerné la mise en œuvre des fondations et de deux étages hors sol, les entreprises ont observé une longue pose, plus d’une demi-année, permettant à la technique de s’installer sur cette plateforme gigantesque. Des équipements aux proportions évoquant les images futuristes du Metropolis de Fritz Lang furent assemblés sur cette table de béton, pour finalement être emballés par la résille préfabriquée.

De cette masse minérale ancrée le long de l’autoroute émerge la tour des cheminées dont l’ascension est rendue possible par un monte-charge public. Ce volume vertical, évoquant le beffroi des plaines du nord de l’Europe est coiffé d’un système d’éclairage qui rayonne sur le paysage nocturne. A l’origine cette lumière rouge devait filtrer à travers des toiles perforées ondulant au gré des brises. Métaphore d’un cœur battant au rythme d’une production perpétuelle, elle rappelle aux consommateurs effrénés de la région que pendant leur nécessaire sommeil réparateur, la machine veille. Elle ne devrait cependant pas nous dédouaner d’une prise de conscience quant à la pertinence de notre mode de vie dont elle tire sa genèse.

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Architectes : Graber Pulver AG, Bern-Zurich

www.http://graberpulver.ch/projects/energiezentrale-forsthaus/

http://www.ewb.ch

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Zaha Hadid (1950-2016)

Elle était apparue au début des années quatre-vingt avec un projet hors de cette époque postmoderne qui hantait les revues d’alors. Elle venait de remporter le concours pour le « Peak de Hong Kong », sorte de club chic perché au sommet du pic de Kowloon qui surplombe de ses six-cents mètres la baie Victoria. Elle avait livré des planches dont le contenu étrange évoquait les aspirations futuristes d’Umberto Boccioni ou les toiles suprématistes russes. Une architecture topographique dont les porte-à-faux majestueux défiaient l’entendement. Des images très éloignées des sempiternels frontons décorant les hangars les plus improbables dont les publications abreuvaient les lecteurs jusqu’à l’écœurement. Malgré la prouesse artistique et intellectuelle, elle n’a jamais construit cet édifice. De même que les conceptions suivantes.

Mais elle a persévéré dans sa voie. Avec conviction, avec passion. Elle a continué à produire ces tableaux splendides, où l’espace devenait si improbablement fluide, qu’on finissait par y croire. A force, elle est devenue un emblème d’un pseudo mouvement architectural inventé au tournant des années quatre-vingt comme pour combler un vide théorique de cette fin de siècle glissant irrémédiablement vers l’éclectisme annoncé par la fin des grands récits. On parlait alors de déconstruction en architecture.

Elle n’aspirait qu’à une chose : construire. Bâtir pour prouver que ses intuitions virtuoses sur toiles pouvaient apporter leur pierre à l’édifice de la pensée architecturale. Rolf Fehlbaum, le directeur de la firme de meubles Vitra, fut le premier en 1990 à offrir à la dame de Bagdad cette opportunité tant désirée. Ce fut la petite caserne de pompiers du site de production à Weil am Rhein, dans le voisinage urbain allemand de Bâle. Achevé en 1993, soit il y a à peine plus de vingt ans, cet ouvrage de béton dont les murs obliques furent coulés dans des coffrages en bois pliés et tordus de la manière la plus incroyable, fit la une de tous les magazines, dépassant même le cadre de l’architecture. Une juste récompense pour celle dont la ténacité n’avait d’égale qu’une solide estime de soi. Depuis, elle a enchaîné les projets, par centaines, les réalisations, par dizaines, dans toutes les villes, sur tous les continents.

Qu’on ait apprécié ou non cette architecture « totale » – qui comprend aussi le design sous toutes se déclinaisons – où forme, fonction, structure et enveloppe s’entremêlent dans un foisonnement de courbes et contre-courbes, elle n’en restera pas moins une ambitieuse contribution à la pensée contemporaine. Zaha Hadid laissera aux générations futures des objets étranges et passionnés ainsi que de nombreux projets de papier (ou d’écran), que son auteur aurait certainement voulu achever dans une soif inassouvie de voir se réaliser encore et encore ce flot de créativité qui la caractérisait.

Une femme reconnue. De cette carrière somme toute assez courte, l’histoire retiendra encore qu’elle fut la première femme à recevoir le prestigieux prix Pritzker en 2004 et la médaille d’or du Royal Institute of British Architects (RIBA), il y a quelques semaines de cela. A l’occasion de la remise de ce dernier honneur, Sir Peter Cook, le célèbre fondateur d’Archigram, lui adressa cet élogieux propos : « Nous nous rendons compte que Kenzo Tange et Frank Lloyd Wright n’auraient pas pu tracer chaque ligne ou vérifier chaque joint, pourtant Zaha partage avec eux le rôle précieux d’une influence imposante, distincte et presqu’implacable sur tout ce qui, autour d’elle, cherche un résultat hors norme ».

Dans ce monde trop masculin de l’architecture mondiale starifiée, Zaha Hadid fut une étoile, une de celle qui a filé son propre fil, qui a tissé sa toile (au sens propre et figuré) au delà des modes et des influences.

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Brève biographie

Naissance le 31 octobre 1950

Etudes supérieure de mathématiques à l’Université américaine de Beyrouth

Etudes d’architecture à l’Architectural Association de Londres (avec Bernard Tschumi, Elia Zenghelis et Rem Koolhaas)

Travaille à l’OMA (Office for Metropolitan Architecture) à Rotterdam

Fonde en 1980 son agence à Londres (qui compte plus de 400 collaborateurs dans le monde)

Reçoit en 2003 le prix Mies van der Rohe

En 2004, le prix Pritzker

Décès le 31 mars 2016 à Miami

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MAH : et si on parlait d’architecture

Les semaines précédant la votation sur l’extension du Musée d’art et d’histoire de Genève (MAH) ont été propices à toute sorte de commentaires journalistiques. Evoquant tour à tour les désaccords de point de vue sur le financement, les querelles des partis « pour et contre », les divergences sur la maîtrise du budget, la position politico-idéologique inconfortable du magistrat en charge des constructions, ces articles n’ont laissé, pour la plupart d’entre eux, que peu de place à la question de fond : l’analyse du concept architectural. Car de quoi parle-t-on dans nos sociétés actuelles ? En général de tout, sauf de projet. Par crainte d’aborder les questions culturelles? Par peur d’élever un tant soit peu un débat qui tient plus de la joute verbale que de l’échange intellectuel ? Par manque de connaissance des données ce qui conduit généralement vers une vision réductrice et démagogique des enjeux ?

Le MAH originel est un bâtiment du vingtième siècle (1903-1910) construit bien après la période dite faziste, celle du démantèlement des fortifications qui a donné jour au quartier des Tranchées. Il s’implante de manière remarquable à une articulation urbaine à la fois en plan et en coupe, absorbant par sa masse imposante les deux niveaux de la cité, tout en s’accrochant aux deux ponts de la rue Charles-Galland, qui marque son entrée principale. Son langage architectural est typique de cette période éclectique de fin de siècle dont les derniers avatars construits ont fait le lit de la critique qui a permis l’éclosion du Mouvement moderne. Le dessin de Marc Camoletti est certes d’une grande qualité « Beaux-Arts », mais il n’a pas pour autant révolutionné l’histoire de l’architecture.

La cour de la discorde. Si personne ne remet en cause la préservation du volume bâti et de son rapport à la ville préalablement décrit, il n’en va pas de même pour « l’offense » faite à sa cour que certains milieux de la conservation du patrimoine tentent de mettre en avant comme étant un crime de lèse-majesté. Personne ne s’est récemment publiquement positionné sur la définition de cette cour qui n’est qu’un espace de représentation, que l’on voudrait faire passer pour une lointaine référence aux palais italiens de la Renaissance. Ce lien historique peine à trouver justification à mes yeux. Son niveau de référence se situe en effet un étage en dessous de celui de l’entrée et sans connexion avec les boulevards le bordant. Son portique en arcs plein cintre ne distribue rien d’autre qu’arrières salles et dépôts. Un lieu fermé, un espace extérieur somme toute assez factice sans continuités qu’idéalisent les pourfendeurs de l’extension muséale nécessaire. Le MAH ne se situe pas dans un registre culturel tel que l’Altes Museum de Berlin (Karl-Friedrich Schinkel, 1826-1830), par exemple, où la majesté néoclassique de l’ouvrage transcende les genres par la rigueur absolue de son plan et de sa coupe et encore moins dans celui du Palais Farnese (Antonio di Sangallo et altr., 1517-1589) dont le dessin de la cour rivalise d’apparat avec celui de la façade majeure tournée sur la place qui lui offre son parvis.

La question du maintien de la substance patrimoniale est une chose sérieuse au sujet de laquelle il convient de porter un regard à la fois historique et  scientifique mais dénué de tout affect romantique. Le diagnostic posé sur le MAH il y a quelques années a abouti à la conclusion que le maintien de l’activité muséale dans ce lieu, impliquait le gain substantiel d’espaces complémentaires. Le projet de Jean Nouvel, et ses associés genevois, y avait répondu en 1998, en proposant une alternative consistant à une intervention à l’intérieur de cette cour. Au caractère somme toute artificiel de cet espace répond un concept qui empreinte les arcanes du détournement. A quelques cent ans d’intervalle, n’est-ce pas une belle inversion que propose l’architecte quand il redonne à ce lieu une fonction distributive effective, bien que revisitée, et lui confère un sens qu’il n’a peut-être jamais été capable de véhiculer ?

Une belle thématique architecturale. Remplir la cour d’un bâtiment historique n’est pas une nouveauté architecturale dans le monde de l’exposition (voir le Département des Arts de l’Islam, cour Visconti, Musée du Louvre, Rudy Riciotti et Mario Bellini, 2004-2012), ni même l’idée d’instrumentaliser celle du MAH. En effet pendant de nombreuses années, les étudiants du Professeur Vincent Mangeat, dans le cadre académique de l’EPFL, se sont attelés à formuler des réponses sur ce thème qui permet de rendre intérieur ce qui ne l’était pas. Le premier « projet Nouvel » pour le musée genevois, affichait une étonnante radicalité en occupant entièrement le vide central et en exhibant sa volumétrie au dessus des faîtes de l’ancien bâtiment. La perte de la spatialité intérieure fut critiquée et remise en question. L’évolution des études a quelque peu éteint ce souffle premier. De l’envolée lyrique française de départ, le projet est à l’arrivée plus politiquement et helvétiquement correct. Les compromis ont permis de gagner en qualité de lumière naturelle qui s’introduit de manière plus subtile au cœur de l’édifice.

Car c’est bien à l’aune de cette relation très ténue entre une façade de pierre – qui deviendra un décor intérieur – et un assemblage de métal et de verre, que sera jugée la valeur du projet proposé. Au delà de toutes discussions stériles, l’attention devra être portée sur sa capacité à introduire les nouvelles structures dans cette situation de renversement, où chaque intention constructive devra véhiculer la pensée originelle d’une insertion délicate au coeur du monolithe existant. Une attitude claire de contraste entre l’ancien et le nouveau, dont on pourrait arguer qu’elle date un peu du point de vue de la tendance actuelle de la transformation patrimoniale. Cependant mise en dialogue avec un bâtiment qui lui-même avait « un train de retard », j’y vois une belle ironie que les critiques du prochain siècle prendront plaisir à dévoiler.

Voulant à tout prix enterrer le projet par le référendum objet de la votation du 28 février 2016, certains opposants proposent d’enterrer complètement le nouveau musée. Dans ce qui se veut être une critique, mais qui est perçu comme un « contre-projet alternatif », et pour le rendre plus viable qu’un parking – ou une station des services industriels –, il s’agirait même de créer des ouvertures dans les deux murs de contention du remblai de la promenade de l’Observatoire. Autant dire s’engager dans une aberration aussi grande que les « étourderies » reprochées au projet Nouvel. Le résultat de ces antagonismes de « tranchées » cherche à pousser le citoyen genevois à dire non. Pour ne rien faire. Une fois encore. Des deux attitudes, soutenons la première qui conserve l’institution historique dans ses murs, révèle l’architecture existante et assume le dialogue entre la contemporanéité et la substance historique de Marc Camoletti.

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PS: ce blog a été publié la première fois sur la plateforme de l’hebdo.ch et le 18 février 2016 dans l’hebdomadaire.

Une tour végétale

Les communes de l’ouest lausannois ont actuellement le vent en poupe : prestigieux prix Wakker 2011 pour leur planification urbaine exemplaire, synergies multiples autour du pôle de savoir qu’est l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne et, depuis peu, la présentation du premier édifice vertical du vingt-et-unième siècle en Suisse romande : la « Tour des Cèdres », sise au cœur de la commune de Chavannes-près-Renens. Issu d’un concours international, suite au vote positif des concitoyens – à près de soixante pourcents – pour la réalisation d’une tour sur leur territoire, le projet a été révélé au public le 3 novembre 2015. Damant le pion à sa « concurrente » qui ne verra jamais le jour sur le site de Beaulieu, la désormais abandonnée « Tour Taoua », celle qui va s’édifier le long de l’avenue du Tir fédéral, en rive du futur quartier des « Cèdres », aborde un thème conceptuel typique de la modernité : l’immeuble-villas, ici associé à la notion de grande hauteur.

En 1978, l’architecte et théoricien hollandais Rem Koohlaas, révèle dans son ouvrage Delirious New York, un ancien document appelé le « Théorème de 1909 » qui illustre une utopie où apparaissent des maisons individuelles posées sur les étages d’une grande structure en acier, héritées de la conception des premiers gratte-ciel de Chicago. Si ce dessin permet à l’auteur de développer des intentions théoriques qui lui sont propres – l’indépendance programmatique –, il est aussi révélateur d’une volonté persistante chez l’être humain de posséder à tout prix son « lopin de terre », fusse-t-il dans les nuages.

Les premiers concepts. Dès 1922, Le Corbusier proposait sa propre version de l’immeuble-villas, à travers des dessins désormais célèbres, où l’architecte conjuguait des appartements en duplex à de grandes loggias dans lesquelles la végétation pouvait se développer et donner l’illusion de presqu’habiter dans la nature. Si la conception urbaine est restée sous la forme de papier, le grand penseur du Mouvement moderne en réalisera néanmoins une version partielle, sous la forme du « Pavillon de L’Esprit nouveau » présenté lors de l’Exposition internationale des Arts décoratifs en 1924 à Paris.

La thématique de l’immeuble végétalisé prend plus tard encore une autre voie conceptuelle sous la plume de l’artiste Friedensreich Hundertwasser qui, dès les années cinquante, se pose en partisan d’une vision humaniste et écologique de la ville. Atteint en son fort intérieur par les affres de la deuxième guerre mondiale et ses conséquences dramatiques – la blessure de l’atomisation japonaise et la reconstruction massive « en angle droit » –, il en vient à développer une vision où la courbe, la nature, l’architecture et l’homme forment un tout harmonieux. A ses yeux, l’intégration de l’arbre est le symbole d’une « guérison » possible de l’architecture (titre d’un célèbre tableau de 1972). Il en concrétisera plusieurs versions construites dans les années quatre-vingt, dont sa propre maison à Vienne.

La French green touch. C’est enfin en France que s’effectuent les dernières recherches sur cette thématique à la fin du vingtième siècle sous l’impulsion de précurseurs comme Patrick Blanc – inventeur du « mur végétal » –, François Roche – architecte théoricien iconoclaste en marge de la production – ou Edouard François, considéré comme un des premiers architectes écologistes. Ce dernier réalise au début des années deux mille, la « Tower Flower », bâtiment étrange, sorte d’étagère à pots de fleurs géants, tout droit sortis de l’univers de l’artiste Jean-Pierre Raynaud, et qui a également bénéficié des conseils de Patrick Blanc. Conçu pour des appartements en accession à la propriété, le projet offre une version très radicale de l’immeuble-villas, sans doubles hauteurs, mais avec un effet saisissant, quand on le place dans le monde du logement à la française.

La future « Tour des Cèdres », due à l’architecte milanais Stefano Boeri, s’inscrit dans la continuité de pensée de cette vision initiée au siècle précédent. A Chavannes-près-Renens, le thème végétal est ici introduit dans les façades d’un immeuble vertical, faisant comme un écho centenaire aux propos du « Théorème de 1909 ». Il conjuguera près de trois mille mètres carrés de plantes en bacs avec environ quatre-vingt cèdres plantés en pleine terre et se développant en porte-à-faux de l’enveloppe.

L’écologie à l’italienne. L’architecte n’en n’est pas à son coup d’essai, puisqu’il vient de livrer deux immeubles de logements à Milan qui explorent ce principe de faire subsister des arbres à plus de cent mètres de hauteur. Ce projet, le « Bosco verticale » – la forêt verticale –, reprend à son compte les expériences précédemment décrites : introduction du végétal comme présence et élément de filtre entre l’habitat et le vide, jeu plastique et volumétrique permettant de libérer des espaces en double ou triple hauteur pour offrir de la place au développement des végétaux, maîtrise des composants biologiques pour la plantation en « jardinières ». A cela s’ajoute des technologies propres à notre époque qui exige le risque zéro, et donc d’être conforté par la science botanique – avec l’apport indispensable de la paysagiste Laura Gatti – et d’être confronté à un passage obligé en soufflerie pour contrôler la tenue des arbres face aux conditions météorologiques.

Forte de ce préalable déjà passablement médiatisé, la nouvelle tour qui prendra ses fondations dans les terres de la périphérie lausannoise, attise déjà toutes les espérances d’une architecture exploratrice et en accord avec son temps, celui de la « légèreté » décrite par le philosophe Gilles Lipovetski, dans son dernier ouvrage. En effet, les illustrations présentées dans les planches du concours sont une invitation à habiter à plusieurs dizaines de mètres au-dessus du sol, dans une attitude de bien-être, ou de « zénitude » – propre à notre époque –, face au lac et aux Alpes, avec comme premier plan un cèdre du Liban, planté en pleine terre au niveau de la terrasse : de quoi fasciner une tranche de la population en quête de nouveaux modes d’habiter.

Au delà de cette adéquation à l’air du temps, les auteurs du projet ont donc pour mission de matérialiser ce séduisant concept et d’ancrer cette tour dans le paysage de l’arc lémanique, afin d’éviter l’écueil de proposer une déclinaison trop littérale de celle érigée au sud des Alpes. C’est sous cette condition, certes ambitieuse – mais le principe même d’une tour dans ce lieu n’en est-elle la prémisse ? –, que le projet atteindra son objectif. Une finalité qui, depuis l’aube de l’humanité, confère à l’architecture le dessein de ne pas être un produit, mais bien une réflexion majeure pour un site, pour une région et pour les générations futures.

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http://lescedres.chavannes.ch

Sophie Nivet, Le Corbusier et l’immeuble-villas, Mardaga, Wavre, 2011

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L’architecture monumentale de nos rebuts (1)

L’architecture dite monumentale a-t-elle encore un rôle symbolique à jouer au sein de nos sociétés actuelles, par leur nature, ou par effet de balancier historique, l’égalitarisme est de rigueur? Par monumentale, je pense ici à une spatialité qui dépasse l’ordinaire. Celle qui affecte d’une manière ou d’une autre notre sens de la perception et modifie les codes de notre vécu. 

Il fut une époque lointaine où les efforts des architectes pour monumentaliser l’espace étaient concomitants avec la notion de spiritualité. Toute l’histoire de la grande architecture en atteste. Comme premier exemple, viennent à l’esprit les quarante-trois mètres de la demi-sphère du Panthéon d’Hadrien. Ouverte sur le cosmos par son incroyable oculus sommital, la grandeur de la coupole n’aspirait à rien d’autre que de démontrer la toute puissance de l’Empire romain – et son cortège de divinités païennes –, face aux balbutiements d’un christianisme naissant. Cette dernière religion, reprenant à son compte ce modèle, n’a fait que repousser les limites de la conception structurelle afin d’affirmer l’hégémonie divine à travers un espace sacré de plus en plus gigantesque, où le fidèle devait y reconnaître un signe fort « d’en haut ». 

Sécularisation du monument. A la fin du siècle des Lumières, les émeutiers de la Bastille ayant décapité toute velléité de continuité d’une monarchie de droit divin, les thèmes convoqués par le discours monumentaliste se sont alors tournés vers d’autres contenus dont on peut retenir : les cinq cent cinquante mètres du Crystal Palace de Sir Joseph Paxton qui abritaient dans sa nef d’acier et de verre les surfaces de l’exposition universelle de 1851 ; les neuf magistrales coupoles de la Salle des Imprimés – ancienne bibliothèque nationale – d’Henri Labrouste qui recouvrent de leurs fines arcades ciselées en acier tout le savoir de l’humanité ; l’immense salle de l’opéra Garnier renvoyant à la face du monde la virtuosité des répertoires classiques ou encore les visions piranèsiennes du palais de justice de Bruxelles, affirmant avec emphase l’indépendance du pouvoir judiciaire. 

Avec l’avénement de la démocratie, la spatialité monumentale est devenue, au cours des années, une expérience physique d’une plus grande rareté. En Suisse, pays où la modestie et la mesure priment sur la production de très grands volumes, les exemples construits au vingtième siècle se comptent sur les doigts de la main, le dernier en date étant peut-être la grande salle du Kultur- und Kongresszentrum Luzern (KKL) conçue par l’architecte Jean Nouvel.

Contraste saisissant. C’est dans cette région que vient d’être achevée la nouvelle centrale énergétique de Perlen. Adossée à la fabrique de papier du même nom, l’énorme structure s’installe dans une verdoyante contrée du nord-est de Lucerne, dans une plaine aux coteaux typiques de la Suisse centrale, où flotte comme un parfum originel et nostalgique de fondation confédérale. Ici s’est donc échouée cette espèce de porte-avions de béton et d’acier, ce gigantesque vaisseau interstellaire strié verticalement, cette machine sortie tout droit de l’imaginaire des Marvel. Ancré au bord du Reusskanal, cet immense radiateur – la métaphore n’est ici pas abusive – va transformer par le feu les surplus de notre humanité hypermoderne qui cherche, presque désespérément, une issue acceptable à son consumérisme effréné.

Là au cœur de cette tranquille campagne, tout est hors norme : tout d’abord la halle en béton qui accueille le ballet incessant des camions déversant les rebuts de la région ; puis les deux silos d’accumulation où une pince d’acier vient agripper les déchets pour les jeter dans les fourneaux ; enfin des kilomètres de galeries en acier zingué lancées dans les nefs industrielles où courent les tuyaux porteurs de la vapeur produite. La sentence biblique « poussière tu fus, et poussière tu redeviendras » se transforme en un nouvel axiome qui postule que « tout ce qui est produit par l’énergie redeviendra énergie ». 

A Rost, le feu est omniprésent. Ce n’est plus le feu de l’enfer, craint par le pénitent pénétrant les nefs gothiques magistrales, mais celui, volé pour les hommes sur le mont Olympe, et qui alimente les entrailles de ce temple dressé en hommage à un Prométhée des « Temps modernes » que le grand Chaplin ne renierait pas. A Rost, le géant produit annuellement l’équivalent énergétique de toute la ville de Lucerne, fournit de l’électricité pour trente-huit mille habitants, épargne la consommation de quarante millions de litres de carburant et réduit de nonante mille tonnes les rejets de CO2 dans l’atmosphère. Les chiffres sont titanesques, à l’image de cette centrale.

Une des principales questions que cette incroyable réalisation soulève, relève autant de l’architecture, de l’ingénierie ou des sciences de l’environnement que des statistiques. En effet, la boucle incessante de la production, de la consommation et de l’évacuation qui aboutit à ce type de recyclage, est-elle écologiquement équilibrée et se pose-t-elle comme une des composantes alternatives possibles à notre sortie programmée du nucléaire?

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Deon Architekten AG, Lucerne

www.deonag.ch/objekte/96-kva/ 

www.renergia.ch/

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Jean-Marc Lamunière (1925-2015)

Un grand protagoniste de la création architecturale moderne genevoise vient de nous quitter à l’aube de sa nonante-et-unième année. C’est bien plus qu’un professionnel de la construction qui tire son ultime révérence, c’est en effet également un théoricien et un enseignant que le monde de la culture vient de perdre.

Genevois de souche, il naquit à Rome en 1925, il entre à l’Université de Florence pour y poursuivre des études d’architecture. De 1950 à 1952, il s’éloigne encore une fois de sa ville d’origine, en se rendant à Mulhouse pour se confronter à la pratique, sous la direction des frères Perret, les précurseurs et les maîtres de la structure ponctuelle en béton armé. Il ne se départira jamais de cette première et définitive grande leçon d’architecture. Quelques années plus tard, il effectuera également un voyage initiatique aux Etats-Unis dont l’importance sur son travail ne sera jamais démentie : il y découvre l’esthétique constructive des œuvres de Ludwig Mies van der Rohe, dont les assemblages de profilés métalliques exploitent de manière admirable les qualité de la matière dans une maîtrise des proportions jusqu’alors inégalées.

Lors son implantation professionnelle à Genève, il bénéficie du boom des trente glorieuses, pour mettre en espace ce métissage qui unit le lyrisme italien à la raison française – ou américaine. Porté par une dynamique locale prolixe, le début de sa carrière le verra raconter sa passion de la structure à travers sa propre interpétation de la pensée de deux grands maîtres encore en activité : Le Corbusier et Ludwig Mies van der Rohe. Je pense par exemple à des œuvres de jeunesse comme l’immeuble des Ronzades à Genève (1955-1956), la tour Edipresse à Lausanne (1957-1961), la fabrique de chocolat Faverger à Versoix (1962-1968) ou les villas Bersch à Bernex (1965-1966) et Aumas à Jussy (1965-1968). A l’image d’ouvrages célèbres de l’architecte portugais Alvaro Siza, évoquant le maître finlandais Alvar Aalto, ou de celles de Mario Botta s’inspirant librement de la pensée de Louis I. Kahn, les bâtiments de Jean-Marc Lamunière, conçus « à la manière de », ont marqué, et marquent encore, le paysage urbain de la Romandie.

Mais c’est assurément dans les années soixante et septante, époque pendant laquelle la culture architecturale en Suisse romande effectuait une « traversée du désert », selon les termes de son ami l’historien Jacques Gubler, que son bureau a produit les ouvrages les plus remarquables et les plus personnels : les tours de Lancy (1961-1965), le siège de la Winterthur Assurances à Genève (1974-1978), en passant par la villa Dussel à Anières (1969-1974), l’immeuble mixte S.I. Internunité à Genève (1973-1980) ou encore le Conservatoire botanique de Genève (1967-1974). Dans cette période féconde, il fut entouré d’associés ou de collaborateurs de talent que son aura nationale attirait dans son modeste atelier, entièrement vitré, au dernier étage de l’immeuble des Terreaux-du-Temple dessiné par son renommé confrère Marc-Joseph Saugey.

C’est à cette même époque qu’il initie une carrière d’enseignant qui débute par des invitations dans une grande école américaine, pour se poursuivre à Zurich (EPFZ, 1970-1972), Genève (EAUG, 1972-1990) et Lausanne (EPFL, 1972-1992). A ses étudiants, dont je fus il y a trente ans, l’éphémère auditeur, il a fait connaître la théorie de l’histoire de l’architecture, la grande histoire, celle à laquelle on pouvait croire, celle qui relie l’Antiquité au Mouvement moderne, la Renaissance au néorationalisme. Il a donné les règles de la composition classique, les bases de la proportion structurelle, mais il a aussi abordé l’influence du texte ou de la citation sur la conception spatiale.

Lors de nos dernières discussions, très récentes, il évoquait avec nostalgie le temps de la modernité dont il fut un grand acteur local, ces années où le projet porté par une idée forte et progressiste prenait le pas sur les contraintes qui essorent le quotidien contemporain de leurs faibles ambitions. Cette époque bénie où la pensée des grands maîtres donnait sens à la création, cette période où un souffle de liberté a redéfini le contour de nos villes.

Il s’en est allé par un beau dimanche d’août. Je l’imagine longeant le portique majestueux de l’immeuble de Budé où il résidait depuis de longues années, perdu dans ses pensées, auréolé des volutes de fumée de sa célèbre pipe. Il a rejoint ses maîtres, condisciples et amis, au panthéon des architectes, là où, dans l’immatérialité du non-être, se retrouvent ceux qui ont bâti le socle de notre mémoire collective. 

Adieu donc, cher Jean-Marc, votre œuvre et votre pensée vous survivront, comme ont survécu celles de vos illustres prédécesseurs.

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Lamunière, Jean-Marc, Récits d’architecture, Editions Payot, Lausanne, 1996 

Charollais, Isabelle, Lamunière, Jean-Marc, Nemec, Michel, L’architecture à Genève 1919-1975, DAEL, Direction du patrimoine et des sites, Payot, Lausanne, 1999

Lamunière, Jean-Marc, L’architecture à Genève 1976-2000, DCTI, Direction du patrimoine et des sites, Infolio éditions, Gollion, 2007

Meier, Philippe, Jean-Marc Lamunière architecte, FAS section Genève, Genève 2007

Marchand, Bruno, Jean-Marc Lamunière – Regards sur son oeuvre, Infolio éditions, Gollion, 2007

Lamunière, Jean-Marc, Meier, Philippe, L’architecture à Genève XXIe siècle, DALE, Direction du patrimoine et des sites, Infolio éditions, Gollion, 2015

https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Marc_Lamunière

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L’atelier de Giverny

Le voici donc cet atelier. Construit dès 1915 à moins de cent trente kilomètres du front de l’ouest stabilisé à l’automne de cette même année. Environ vingt mètres par quarante pour une hauteur de dix mètres. Dans l’imaginaire collectif, ce type de volume renvoie plus à une halle, une piscine, un hangar ou un entrepôt, qu’à un lieu de création picturale conçu par un homme de septante-cinq ans.

Petit, barbu, souvent qualifié de maussade, colérique, reclus mais immense par le talent et par l’œuvre qu’il lègue à l’humanité, Claude Monet habite depuis vingt-cinq années à Giverny lorsqu’il décide, en plein déchirement européen de ce début de vingtième siècle, de se faire construire un outil à la mesure de ce qu’il ambitionne : l’expérimentation d’un format nouveau – et hors d’échelle connue – adapté aux célèbres Nymphéas, qu’il appelait modestement ses « grandes décorations ». Pour cela, il troque son salon-atelier, sis au rez-de-chaussée de sa demeure familiale acquise en 1890, pour cette construction d’un genre inédit. Une gageure. En pleine guerre, avec des autorisations spéciales, il la fait placer de manière contiguë à son domicile de l’Eure. Pour sa réalisation, il fait appel à des techniques simples héritées de l’avènement de l’ère industrielle : de grandes poutres à treillis franchissant l’espace d’un seul tenant et ouvrant la toiture par de larges verrières. Une nouvelle vision de l’espace du peintre, héritée de la jeune génération d’alors qui s’abritait dans des soupentes, proches de l’éclat de l’astre solaire où l’apport de lumière  est zénithal et non plus frontal comme au dix-neuvième siècle. 

Préfiguration de l’atelier moderne. Le projet n’est cependant pas celui d’un architecte : pas de formalisme, pas d’ordre architectural, une bâtisse qui ne paye pas de mine, des matériaux pauvres qui révèlent un état de crise. Car ce n’était pas le propos du peintre que de l’inscrire dans une quelconque veine culturelle. Ce lieu respire l’urgence, la nécessité et une forme de sobriété qui le situe dans cette modernité, issue du monde de l’ingénieur, que Le Corbusier appelait de ses vœux quand il écrit Vers une architecture en 1923. 

Les photographies d’époque montrent le maître au cœur de cet espace. Seul. Seul, mais entouré de ces grands panneaux à l’origine de cette œuvre titanesque qui l’accompagnera jusqu’à son dernier souffle, exhalé dans son lit, à quelques mètres de cette antre lumineuse de la création. Celle qui a servi d’instrument frustre à la genèse de ce qui est désormais considéré comme faisant partie d’un des cycles majeurs, parmi les plus grands chefs d’œuvre de l’histoire moderne de la peinture. 

Evolution de l’usage. Aujourd’hui cet espace mythique est dévolu à la boutique du musée qui lui est consacré et qui a pris place dans le lieu même de sa production : sa propriété, avec sa demeure, son jardin et son étang. Aux toiles en cours de finition, aux chevalets couverts d’huiles colorées, ou aux sièges en bois, se substituent livres et reproductions, palette des gadgets de fabrication artisanale locale – ou orientale –, et tourniquets métalliques à souvenirs en tout genre que le visiteur du vingt-et-unième siècle récolte pour sa collection personnelle. D’aucuns y ont vu une évolution, et un détournement ironique de l’espace, que la bonhomie de Claude Monet aurait apprécié. J’y vois le consumérisme actuel envahissant un espace dont la mesure et le temps requièrent le vide et le silence. Le devenir de cet atelier hors norme conçu pour un destin hors norme n’appartient cependant pas à un jugement partial, son mérite étant avant tout d’encore exister dans sa forme et sa lumière.

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