Vallées alpines et béton armé

Depuis quelques années, le patrimoine de la modernité est le sujet de toutes les attentions de la part des milieux de la culture architecturale et de la conservation du domaine bâti. Cette période très faste, qui s’étend des années vingt aux années septante, a donné lieu à plusieurs recherches et de nombreux ouvrages y relatifs. Au début des années nonante, sous l’impulsion de la Direction des monuments et sites du canton de Genève, l’Institut de théorie et d’histoire de l’architecture de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, initie la tendance en Suisse romande par une remarquable publication sur L’architecture à Genève. Sous la conduite du professeur Jean-Marc Lamunière, fondateur et co-directeur de cet institut, les recherches historiques mettent en lumière une production d’une très grande qualité que le cours des années avaient un peu occultée. Suivront ensuite le deuxième tome de la série genevoise couvrant les années 1976 à 2000, – le troisième et dernier opus étant actuellement en préparation – et le plus récent livre sur l’Architecture du canton de Vaud 1920-1975

Le dernier en date, qui vient de paraître aux éditions Infolio, L’architecture du 20e siècle en Valais 1920-1975, analyse les ouvrages de cette même époque considérée comme étant suffisamment proche pour être directement présente dans la mémoire collective actuelle et suffisamment éloignée pour appartenir déjà à l’histoire.

ville ou nature

Si la question d’un répertoire raisonné de l’architecture moderne autour des deux grandes agglomérations lémaniques ne souffraient d’aucun doute quant à la pertinence de leur propos qualitatif et quantitatif, le référencement du domaine construit valaisan pouvait laisser planer une forme d’incertitude quant à l’ampleur de son contenu. Or il n’en n’est rien, et les deux-cents projets présentés soutiennent largement la comparaison avec leurs pairs plus urbains. Car c’est bien sur ce plan que la production architecturale de ce canton alpin, vingt-cinq fois moins peuplé au kilomètre carré que ne l’est celui du bout du lac, se démarque et interpèle le lecteur. En effet, si les cités périphériques genevoises de Meyrin ou du Lignon s’affirment comme étant les emblèmes d’un Mouvement moderne tout puissant, au sortir de la deuxième guerre mondiale, les subtiles interventions dans les vallées rhodaniennes ou les majestueuses infrastructures de la production hydroélectriques sont une autre réponse que cette pensée forte, ayant régi le monde de l’architecture pendant près de cinquante ans, donne à voir.

La situation géologique très mouvementée du canton a incité les architectes et les ingénieurs à réfléchir sur la question de l’insertion dans la pente, thème cher aux enseignants des écoles d’architecture en Suisse, ce qui a donné corps à un nombre insoupçonné de réalisations de qualité. Cette même contrainte géographique a porté sur le devant de la scène une matérialité engendrée par le Mouvement moderne : le béton armé. En se confrontant à ce paysage façonné par les mouvements telluriques des temps immémoriaux, les auteurs ont d’abord privilégié un rapport dialectique entre architecture et nature. Puis, ils l’ont allié aux propriétés quasi infinies de ce matériau dont la noblesse est proportionnelle au talent de ceux qui en ont inexorablement défini les contours plastiques par l’effort de leurs recherches passionnées.

entre ouvrages d’art et d’architecture

En parcourant les photographies en noir et blanc, desquelles sourd une palpable envie de bâtir un territoire, deux thèmes dominants émergent : d’une part les admirables structures de l’ingénieur Alexandre Sarrasin (1895-1976) et, d’autre part, la plasticité avant-gardiste dédiée à l’espace sacré. 

Ingénieur civil de formation, Alexandre Sarrasin a installé sur la géographie accidentée du canton de sculpturales interventions en béton armé qui enjambent routes, ruisseaux et fleuve. Les élégantes formes jetées dans le vide de la topographie sont le reflet d’une éclatante l’évolution des premières applications de cette matière que le père du béton armé en Suisse, l’ingénieur Robert Maillard (1972-1940), avait développé dès le début du vingtième siècle. Dans ces œuvres, la mémoire du cintre en bois, réceptacle de la masse minérale coulée, est encore très présente sur la surface visible des ponts, viaducs ou autres barrages. 

On découvre par la suite que ce canton catholique par essence, a vénéré, dans ces années-là, autant la matérialité que l’esprit, par une approche non-conventionnelle de la conception de ses églises. Le premier geste fort installe au cœur d’une paisible vallée verdoyante, une nef blanche, sans aucune modénature : c’est l’église «Notre-Dame-du-Bon-Conseil » à Lourtier, réalisée en 1932 par le célèbre architecte turinois Alberto Sartoris. Suivent plusieurs ouvrages remarquables qui affirment une forme d’union sacrée entre le lieu de culte et la mise en œuvre du béton armé. Elle trouve son apogée dans l’improbable église Saint-Nicolas d’Hérémence de Walter Maria Föderer, qui offre au paysage de cette ancienne commune rebelle ses facettes découpées et au croyant une spatialité digne des plus grands exemples historiques.

La question qui va se poser, et qui se pose déjà, est le maintien de ce patrimoine dont la rudesse de façade cache une fragilité conceptuelle quant à sa nécessaire restauration. Si parfois la facilité de la démolition a tranché sur une possible, et plus difficile, conservation, gageons que ces ouvrages, qui feront bientôt l’objet de mesures de protection, susciteront un intérêt de la part de leur propriétaire pour en faire perdurer cette âme progressiste que nos prédécesseurs avaient durablement su y insuffler.

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Charollais, Isabelle, Lamunière, Jean-Marc, Nemec, Michel, L’architecture à Genève 1919-1975, édition Payot, Lausanne, 1999

Lamunière, Jean-Marc, L’architecture à Genève 1976-2000, Infolio éditions, Gollion, 2007

Lamunière, Jean-Marc, Meier, Philippe, L’architecture à Genève au XXIe siècle 2000-2013, Infolio éditions, Gollion, 2015 (en préparation)

Marchand, Bruno (sous la dir.), Architecture du canton de Vaud 1920-1975, PPUR, Lausanne, 2012

Coll. d’auteurs, L’architecture du 20e siècle en Valais 1920-1975, Infolio éditions, Gollion, 2014

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Le Pritzker : on en parle (1)

Le 23 mars 2015, un nouveau lauréat du fameux prix Prizker sera annoncé par voie de presse. Reconnu comme étant le « Nobel de l’architecture », cette haute et très recherchée distinction est décernée annuellement depuis 1979 à l’architecte vivant ayant marqué de son œuvre construite l’histoire contemporaine. Le quarantième primé inscrira donc son nom à la dernière  ligne d’un palmarès qui a récompensé les plus grandes figures de la scène architecturale mondiale.

Créé par la famille Pritzker, originaire de Chicago, acteurs de l’immobilier et mécènes prestigieux, ce prix est une manière « d’encourager et de stimuler, non seulement un très large public sensible à l’environnement bâti, mais aussi d’inspirer la création au sein de la profession »1. En parcourant la liste des architectes honorés, force est de constater que la plupart des acteurs majeurs de la fin du vingtième siècle, et du début du suivant, y sont représentés et que, parmi ceux qui ont disparu depuis, il n’y a que très peu d’oubliés. Ce prix serait-il donc l’unique baromètre capable de reconnaître la valeur actuelle de l’architecture, ce premier des arts, selon la définition du philosophe Georg Wilhelm Friedrich Hegel?

Un prix impartial?

Comme toute distinction mondiale, et on en peut s’empêcher de faire une comparaison avec le septième art, elle possède son lot de sélections étonnantes, ou dues à un effet de mode, phénomène inhérent à ce type d’événement, comme la nomination d’un Hans Hollein en 1985 ou d’un Christian de Portzamparc en 1994. On se souviendra également que le premier prix, attribué en 1979 à Philip Johnson, a plus été décerné à une légende vivante de l’architecture moderne, par ses liens par exemple avec Ludwig Mies van der Rohe, qu’à une œuvre construite ou théorique exceptionnelle. Les prix suivants, jusque dans les années nonante, ont cherché à mettre en exergue ceux qui avaient indéniablement contribué à l’histoire de l’architecture du siècle passé : Kenzo Tange, Gordon Bunschaft, Oscar Niemeyer, Aldo Rossi ou Robert Venturi en furent les récipiendaires vénérables et indiscutables.

En parallèle, et c’est son objectif premier, l’élection s’est toujours portée sur des architectes en pleine activité dont l’œuvre construite est jugée digne d’une reconnaissance mondiale. Le manque de recul temporel entre la sélection et la production en cours, rend à l’évidence ce choix très difficile. Cependant, et a contrario des prix distribués à travers le monde sur la base d’un seul ouvrage réalisé, le Pritzker s’appuie sur la profondeur d’une œuvre construite pour éviter le piège de l’air du temps, ce qui ne l’empêche pas de verser dans une inéluctable forme de starisation.

Le vingt-et-unième siècle a pourtant commencé à mettre l’accent sur des productions plus atypiques ou, pour reprendre le terme du critique anglais Kenneth Frampton, plus attachées à une forme de régionalisme critique. Loin des pages de papier glacé en quadrichromie qui ornent les revues prestigieuses, les réalisations d’un Sverre Fehn (1997), d’un Glenn Murcutt (2002) ou d’un Wang Shu (2012) sont la démonstration qu’une pensée architecturale basée sur une culture locale richement enracinée peut tenir la dragée haute aux étoiles de la création internationalisante.

Statistiques

Sur les trente neuf récompenses décernées, dix-neuf reviennent au continent européen, onze à l’américain, huit à l’asiatique et un seul à l’océanique, le continent africain étant, comme c’est encore malheureusement le cas dans beaucoup d’autre domaine, le grand absent de cette distinction.

Avec huit prix décernés à ses concitoyens – ou exerçant sur son sol –, les Etats-Unis sont le pays le plus honoré, devant le Japon (sept prix), le Royaume-Uni (quatre prix) et la Suisse (trois prix). L’arithmétique basique démontre même aux férus de statistiques que le plus grand nombre de Pritzker par habitant revient à notre pays.

Parmi les lauréats on retiendra encore que le plus âgé à recevoir le Pritzker fut le danois Jørn Utzon, en 2003, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans et le plus jeune, le japonais Ryue Nishizawa, en 2010, à l’âge de quarante-quatre ans. Enfin les chiffres révèlent que les trois quarts des primés sont toujours en activité.

Mais, au delà de tout ce qui précède, la question que le monde de l’architecture, le grand public, et bien évidemment le futur lauréat se posent est de savoir qui sera le prochain sur cette prestigieuse liste. 

On en reparle. 

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1) Thomas J. Pritzker sur le site officiel du prix : http://www.pritzkerprize.com

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Né sous une bonne étoile

Pour les amoureux de la batellerie de plaisance, le Star of Geneva évoque un navire de tourisme qui, depuis plus de cinquante ans, propose une inaliénable boucle lacustre de deux heures et offre une vue imprenable sur les propriétés bourgeoises, construites « pieds dans l’eau » au dix-neuvième siècle.

Une certaine image de Genève.

Pour les autres, attentifs au développement de la cité, le nouveau quartier de l’Etoile, dont les premières esquisses ont été dévoilées au public lundi 2 février 2015, est l’occasion de se projeter dans un avenir proche et de se prendre à rêver à cette promesse d’un possible regard sur le panorama urbain, la « tête presque dans les étoiles ».

Une autre image du canton.

Avec ses trois tours judicieusement placées en bordure de la ligne autoroutière qui trace un axe nord-sud parfaitement orienté, reliant l’Arve à la campagne entourant le bois d’Humilly, le futur pôle urbain s’installera au cœur du quartier « Praille-Acacias-Vernets » (PAV). Avec ses mille cinq cents logements, ses activités tertiaires, son nouveau Palais de Justice et ses espaces publics, cet ensemble définira spatialement la fin de la route des Acacias. Un enjeu majeur pour ce secteur qui offre un potentiel de près d’un demi-million de mètres carrés et qui marque un jalon pour l’entrée de la cité de Calvin dans le deuxième millénaire.

Car il ne faut pas s’y tromper, sous ses airs faussement conservateurs, la ville du bout du lac est aujourd’hui en train de donner une leçon de planification du territoire au reste de la Suisse, voire de l’Europe. En effet, au delà de cette actualité, c’est bien de la création d’une ville sur la ville dont il est question.

Petit rappel pour ceux qui auraient manqué le début

C’est en 2005, sous l’égide de quelques architectes affiliés à la Fédération suisse des architectes (FAS), que se lance un concours international d’architecture et d’urbanisme, sous le vocable ambitieux de « Genève 2020 ». Ayant constaté que la zone industrielle de la Praille, et son faisceau ferroviaire obsolète, offrait une occasion inespérée de repenser le développement urbain, ces quelques visionnaires posaient les bases solides d’un concept ancré dans une pensée durable. En effet, imaginer l’extension de la ville pour bénéficier des infrastructures existantes (modales, sociales ou culturelles), connecter un potentiel d’une dizaine de milliers d’habitants à la ville historique, se positionner hors des habituels sentiers battus du déclassement de zones non bâties, était en soi une idée hors de l’air du temps.

Elle avait de quoi surprendre une classe politique manquant de vision.

L’actualité de l’époque a retenu que l’ancien Conseiller d’Etat en charge de l’Aménagement, Laurent Moutinot, avait très maladroitement affirmé : « Il est désolant de voir de brillants esprits perdre leur temps en vaines spéculations intellectuelles » (Le Temps, septembre 2005). Dix ans plus tard, les instruments de planification ont presque tous été adoptés : une éternité pour le monde virtuel de la communication instantanée, mais une célérité inespérée dans le monde bien réel du développement territorial.

Le dynamisme de la planification genevoise

L’enthousiasme engendré par cette récente annonce étoilée ne doit pas céder le pas à une béate naïveté. Dans ce vaste chantier, il y a eu, et aura encore, des atermoiements typiquement genevois : tout ne peut pas briller à l’ouest de l’Helvétie. Cependant la reprise à leur compte du « concept PAV » par les différents successeurs de l’homme de gouvernement qui eut ce malheureux pronostic, et le soutien indéfectible à ce projet de la part de l’actuel chef de Département, Antonio Hodgers, sont des bases positives à l’évolution du lieu. Après la réflexion de papier, place à l’espace urbain et à la mise en forme de la matière : l’édification imminente du secteur de Lancy Pont-Rouge, la prochaine métamorphose de l’ancienne caserne des Vernets, la mutation progressive de la zone industrielle « Jacques Grosselin » ou la création du futur grand parc, sont les signes concrets que cette belle initiative intellectuelle n’est pas vaine.

C’est sous ces hospices favorables que les architectes lauréats du concours de l’Etoile, Gonçalo Byrne (Lisbonne) et Pierre-Alain Dupraz (Genève), ont maintenant la lourde et difficile tâche de concilier l’ensemble des partenaires fonciers, d’arbitrer les intérêts publics et privés, et ainsi de doter Genève de son outil de planification urbaine le plus ambitieux depuis les années soixante. Années durant lesquelles furent conçues et réalisées, en un temps record, les cités de Meyrin et du Lignon qui font aujourd’hui l’objet de toutes les attentions culturelles et patrimoniales. Car c’est bien par une vision contemporaine de la ville que se conçoit le tissu bâti qui constituera l’histoire de demain.

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Au nom de l’humanité

Au lendemain du funeste mercredi sept janvier, Paris qui s’est réveillée dans un murmure assourdissant vient de réaliser qu’elle a encore payé son propre tribu à l’unique vision du monde dont l’humanité éclairée peut se réclamer : la liberté. De cet attentat, abject, innommable, froid et sanglant, – dans un scénario presque aussi implacable qu’une scène d’un de ces nombreux wargames qui envahissent les écrans de nos fragiles sociétés désincarnées –, posons-nous la question de ce que pourrait bien retenir l’historien du futur qui relaterait ces événements du début d’un vingt-et-unième siècle mondialisé, encore sous le choc de ses propres dysfonctionnements?

Il constaterait peut être que pour frapper les esprits faibles, la lâcheté fanatique s’employait alors à détruire des symboles de ce qui constituait notre patrimoine commun. Comme si, au delà de cette foi revendiquée – qui n’en n’était qu’une parmi tant d’autres – il y avait l’indéfinissable conscience de quelque chose d’encore supérieur, que le vocable de culture de l’humanité pourrait tenter de recouvrir : à Bâmyiân, la dynamite aveugle des enrubannés a certes eu raison du colosse de pierre personnifiant une religion « concurrente » ; à New York, le symbole de la modernité capitaliste – et architecturale – a été abattu par le ciel ; à Tombouctou, c’est bien contre la mise à l’inventaire de l’Unesco de mausolées centenaires, que les fous de dieu ont mis à terre d’incroyables monuments funéraires. Cependant il était inscrit dans le génome humain la marque de cette indicible nécessité de créer qui réunit, par delà les croyances, les êtres pensants de la planète toute entière et qui les pousse à une forme d’éternité, au nom de l’humanité.

Il ferait pertinemment remarquer qu’à la période dite de la Renaissance, la nouvelle place de l’homme, installé au centre de la cosmologie uni
verselle, que « l’homme de Vitruve » de Leonard de Vinci symbolisait si justement, avait initié le temps du premier humanisme, pour reprendre les propos du philosophe Luc Ferry. La pensée occidentale d’alors accordait à l’être humain tout sa prépondérance dans la construction de l’édifice intellectuel et éthique du monde. A la sagesse grecque et à la morale religieuse, succédait le siècle des lumières ouvrant la voie à la modernité dont nous étions les héritiers. Notre historien ressortirait alors certainement les images des grands rassemblements de la première semaine de ce tristement célèbre premier mois de l’hiver 2015, en pensant que les grands cortèges de compassion, qui ont suivi les événements, étaient bien plus révélateurs de l’évolution de l’humanité, que les perfides et isolées actions meurtrières.

Il se souviendrait que deux millénaires avant l’attentat, un incompétent tyran sanguinaire répondant au patronyme de Lucius Domitius Ahenobarbus, dit Néron, avait fait décapiter Paul de Tarse, dit Saint-Paul. Au nom de la protection d’une vision polythéiste du monde, ce sinistre personnage avait cherché à éradiquer du sol de son tout puissant empire – le monde « civilisé » d’alors –, l’émergence d’une nouvelle foi. De cet acte historique et symbolique, qui ne va pas sans rappeler les récents événements de l’été 2014, il retiendrait que les écrits de l’évangéliste – les célèbres Epîtres du treizième apôtre – ont jalonné à jamais l’évolution du Christianisme, bien au delà des éphémères frasques cruelles du despote de la ville éternelle.

Il ferait éventuellement un parallèle avec ce qui précède, en se disant que, comme par un étrange retournement de l’histoire dont elle est coutumière, à deux mille ans près, c’est à une soit disante appartenance monothéiste très exclusive que deux « fourvoyés de la fracture sociale » s’en sont physiquement pris au pluralisme critique de géniaux artistes du crayon. Si l’acte barbare a bien marqué la postérité, l’anonymat dans lequel sont retombées les identités des tueurs est inversement proportionnel à la mémoire encore vive des dessins humoristiques de ces auteurs qui ont accompagné le quotidien d’hommes libres pendant des décennies. En les consultant, il ne pourrait réprimer un mélancolique sourire complice.

Il lui viendrait nécessairement à l’esprit, alors que le siècle naissant abordait les rivages d’une inéluctable sécularisation, les prophétiques propos d’un très ancien ministre français de la culture, le grand André Malraux, qui avait pressenti, au sortir de la deuxième guerre mondiale qui avait dévasté les continents, « que la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait connue l’humanité, va être d’y réintégrer les dieux ». 1

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[1] André Malraux, L’Express, 21 mai 1955

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«Mais où est passé le jardinier? Est-ce qu’il dort?»

Il y a quelques jours disparaissait une des plus grandes figures françaises de l’architecture du paysage : Michel Corajoud.

Il fut un praticien de renom et un enseignant de valeur. Dans ce domaine, il a dispensé son savoir au sein de plusieurs grandes écoles, dont la fameuse «Ecole nationale supérieure du paysage» installée à Versailles – lieu prédestiné pour cette discipline. Il a également fait une escale remarquée dans notre région puisque, de 1999 à 2002, il est intervenu comme professeur invité dans l’ancien Institut d’architecture de l’université de Genève.

Mais au delà de ce parcours remarquable, on doit se remémorer la portée de cette «école française du paysage», qui a émergé à la fin des années quatre-vingt, sous sa tutelle, mais aussi celle d’autres grands noms comme Gilles Clément, Michel Desvigne, Christine Dalnoky ou encore Alexandre Chemetov. A Genève encore, l’ancienne Haute école spécialisée (HES) a, dans cette optique, revu son plan d’étude et y a associé la branche du paysage, dont elle intègre le nom dans sa nouvelle dénomination : Haute école du paysage, de l’ingénierie et de l’architecture (HEPIA).

Michel Corajoud a déplacé l’intérêt que portaient ses confrères de l’époque – «faire du jardin» – dans des sphères plus génératrices de sens : la ville, l’architecture et le grand paysage. Avec lui les architectes paysagistes n’ont jamais été aussi présents dans leur apport quant à la définition des «aménagements extérieurs». Sous son influence, les espaces deviennent des «paysages»: aussi bien lorsqu’ils concernent l’environnement immédiat d’un bâtiment, ou qu’ils s’appliquent à une portion de territoire. Les jardins, les places, les routes ou même les toitures des édifices sont devenus des espaces de liberté pour les architectes-paysagistes.

L’importance de l’influence des «écoles du paysage» sur le monde bâti ressort de cette même période. Dans cette approche, la connaissance de la géographie d’un lieu devient autant un atout que celle de la botanique des essences végétales. Pour tout cela le monde de la conception du territoire lui est infiniment redevable.

La légende urbaine, déjà en route, dit qu’il s’est éteint, à l’âge de 77 ans, dans son propre jardin, alors qu’il se rendait à pied à son bureau. Une fin de vie à l’image de celle qu’il a dédié à la mise en valeur du paysage au service de la ville et de l’architecture.

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La lancinante question du logement à Genève

Prendre la mesure du problème

Lors de la récente douzième «Journée du logement», on a pu relever un fait marquant : la présence de deux conseillers d’Etat, François Longchamp – président du Conseil d’Etat et ancien magistrat en charge du DCTI – et Antonio Hodgers – actuel magistrat en charge du DALE. Au-delà de la frénésie genevoise du perpétuel changement de la définition acronymique du nom du Département en charge des constructions – le terme «travaux publics» avait tellement plus de signification –, c’est bien sur le fond du(es) discours qu’il importe de s’arrêter un instant. La classe politique qui se doit de prendre la question du logement à bras le corps, semble avoir uni ses efforts, et surtout ses visions, quant aux grandes orientations à donner pour proposer une potentielle sortie de la «crise genevoise du logement».

Une assurance reçue ce jeudi 2 octobre 2014 : le Plan directeur cantonal 2030, et ses grands principes, est «non négociable».

Enoncé on ne peut plus clair venant d’un jeune élu et qui a de quoi surprendre par sa clarté dans un univers rhétorique qui a l’habitude de recourir à la périphrase et au non-dit. Que nous promet ce Plan directeur cantonal 2030? Il reprend les objectifs annoncés avec conviction par le prédécesseur des deux hommes politiques présents à la tribune, l’ancien conseiller Mark Muller, à savoir la création de cinquante mille nouveaux logements d’ici 2030. Premier constat: les données statistiques qui sont énoncées lors de cette journée démontrent que le rythme des constructions est loin d’atteindre le compte. Deuxième constat: la mise sur le marché de logements d’utilité publique (LUP) n’entre  pas dans les pourcentages envisagés. Troisième constat: les dissensions entre les communes et l’Etat participent de ce ralentissement.

Vision pessimiste? Vision réaliste?

Quoiqu’il en soit, la prise en compte de ces chiffres par l’administration du DALE est propre à permettre de mesurer les obstacles à franchir pour entrevoir une issue. Antonio Hodgers affirme avoir pris la dimension de la tâche à accomplir et propose de mettre en place quatre ateliers thématiques d’observation sur le sujet, réunis sous le vocable «Rencontres du logement». Pas de miracles, mais une deuxième annonce rassurante sur le plan de la communication politique.

Vers la fin du quantitatif?

Un autre message émanant des milieux de la profession architecturale semble avoir enfin été entendu : celui de la notion de qualité comme contre-poids indispensable à celle de la quantité qui alimente les grandes envolées lyriques des magistrats. Prendre un peu de recul par rapport à la réglementation légiférant les concepts typologiques, instiller un peu de pensée fondamentale dans le thème du logement, envisager d’autres approches que celle du Plan localisé de quartier (PLQ) quant à la planification urbaine du canton, sont les pistes de réflexion évoquées lors de ces débats.

Car le logement genevois est aujourd’hui régi par des contraintes issues de la rébellion des milieux associatifs de défense des locataires, à l’époque des fameux «congés-ventes» des années quatre-vingt. S’il est aujourd’hui non contestable que le logement est un bien commun et que le sur-profit doit être contrôlé, il n’en demeure pas moins vrai que la constitution d’un parc immobilier passe aussi par l’apport nécessaire du monde privé. Dans cette équation somme toute assez subtile, la discussion tourne souvent au bras de fer, éternelle «lutte des classes», que la conscience de la complexité sociétale actuelle devrait être capable de considérer comme étant dépassée.

Dans cet imbroglio politico-juridico-financier, un oublié : le plan du logement.

Le Corbusier écrivait en 1923: «Le plan est le générateur. Le plan porte en lui l’essence de la sensation. Les grands problèmes de demain, dictés par des nécessités collectives, posent à nouveau la question du plan. La vie moderne demande, attend un plan nouveau pour la maison et pour la ville». Face à cette vision sociale de la ville dont le terreau bâti est précisément le logement collectif, les acteurs étatiques de la construction se doivent de reconsidérer leurs acquis. Penser les seuils qui conduisent de la ville à la porte de son chez-soi, imaginer ce qu’un grand hall d’entrée collectif peut apporter à la qualité de la vie quotidienne, considérer que des prolongements extérieurs des pièces sont une réelle plus value sociale, sans ramener tout cela à un exercice comptable des plus dévalorisants, serait une prise en considération essentielle pour le futur.

Il est important que la thématique de l’habiter redevienne une source de création, de plaisir et de partage dont le plus grand bénéficiaire sera le futur locataire. Car il ne faut pas oublier que, si sortie de crise il y a un jour, ce seront justement ces logements qui auront été pensés avec conviction et attention qui trouveront preneur, face à la cohorte des mètres carré mis à la hâte sur le marché.

De tout cela les nombreux auditeurs de cette douzième «Journée du logement» ont été les témoins attentifs. Sera-ce suffisant pour faire bouger un canton enfermé dans ses convictions malgré tout conservatrices? Un petit pas a néanmoins été franchi et une prise de conscience est en train de naître.

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Qui se souvient de Minoru Yamasaki?

Au-delà de l’architecture

Il y a treize ans déjà, les cerveaux cathodiques de l’occident ont gravé dans leur mémoire vacillante et incrédule la fusion improbable de deux faucons d’aluminium et deux colosses d’acier. Les yeux horrifiés ont eu de la peine à croire aux conséquences incendiaires de la folie meurtrière de fanatiques d’un autre monde. Puis les écrans impassibles ont montré, dans un silence assourdissant, l’effondrement des deux « Twins », surnom poétique que les citoyens de la «grosse pomme» avaient donné aux tours jumelles qui définissaient le sky line de Manhattan depuis vingt-huit années.

Les valeurs européennes fondamentales, que ce nouveau siècle porte, se devaient être « religieuses », selon le célèbre aphorisme du grand André Malraux1, et non celles d’une intolérance absolue dont la culture de l’humanité devient alors la victime expiatoire. Au rang de ces exactions obscurantistes récentes, les Bouddhas géants de Bâmiyân, les mausolées de Tombouctou et les deux immeubles qui surplombaient le Financial district du sud manhattannien. Alors que prennent forme les premières édifications de la reconstruction du désormais fameux «Ground zero», il est temps de rendre l’hommage qu’il mérite à cette œuvre architecturale. Ces tours furent à la fois hyper-médiatisées, parce que faisant partie de l’iconographie new yorkaise – elles furent même escaladées par le King Kong de John Guillermin (1976) –, mais dans le même temps furent assez ignorées en tant que projet majeur faisant partie des chefs-d’œuvre architecturaux. 

Un devoir de mémoire à plus d’un titre 

De nos jours, qui se souvient de Minoru Yamasaki, architecte nippo-américain (1912-1986). Peu de recherches lui ont été consacrées, tant son œuvre ne s’est principalement distinguées que par ces deux prismes verticaux, les plus célèbres de leur époque. A l’instar d’un Johann Otto von Spreckelsen (1929-1987) – auteur danois méconnu et mort avant l’achèvement de son « Arche de la Défense » (Paris-La Défense, 1983-1989) –, le travail de Yamasaki a relativement peu intéressé la critique qui préfère d’avantage analyser un corpus fourni qu’une pièce unique, fusse-t-elle de cette dimension. 

A l’origine du projet, sept immeubles composaient la volumétrie posée sur le grand parvis de marbre, entre West Street et Church Street. Ce sont bien sûr les WTC 1 et WTC2 qui furent les plus remarquées, parce qu’émergeant de la silhouette dentelée de la métropole avec leurs cent-dix niveaux. Mais  rappelons-nous de l’implantation générale qui permettait de créer une place – la World Trade Center Plaza – et qui redonnait une échelle plus humaine au lieu. Une approche urbaine qui n’allait pas sans rappeler les Society Hill Towers à Philadelphie, due à un autre confrère également originaire asiatique, Ieoh Ming Pei.

De ces tours l’histoire a retenu le record de hauteur – qui a duré moins de deux années, puisque rattrapé par la Sears Tower de Chicago –, les inventions permettant aux ascenseurs de parcourir les cent-dix étages, la trame très serrées des raidisseurs en aluminium – les parties vitrées ne faisant que 45 centimètres –, les inflexions arrondies qui marquaient le passage des niveaux inférieurs à ceux des empilements de bureaux puis à la corniche. Certes, les éléments de composition du volume n’avaient pas la rigueur conceptuelle de certains de ses voisins, issus de l’école de pensée de Mies van der Rohe, le grand maître de l’architecture moderne qui a su élever l’immeuble de bureaux au rang d’œuvre d’art, avec une maîtrise des proportions jamais surpassée.

Cependant on a un peu vite oublié l’impressionnante spatialité des espaces de lobby qui entouraient les noyaux d’ascenseurs, avec ses galeries de marbre blanc qui proposaient une alternative aux entrées classiques des géants new-yorkais et assuraient une continuité avec l’extérieur dans une élégante minéralité. On n’a pas assez relevé l’importance de cette gémellité dans l’implantation du bâti, gémellité qui est un fait unique à une pareille échelle. On n’a enfin pas mis en exergue l’étonnante résolution de l’angle des tours qui marquent un moment clé dans la réflexion qu’ont effectuée les architectes depuis l’aube des temps: ici les quatre façades sont des plans abstraits en aluminium totalement détachés les uns des autres et qu’une étroite bande en marbre mise en retrait en biais relie.

Reconstruire, mais comment?

Aujourd’hui le site de « Ground zero » est en pleine reconstruction. Aux sept bâtiments détruits, la ville de New York et les promoteurs souhaitent en ériger le même nombre. Mais il s’agira de sept «solitaires». Le temps de la gémellité est passé: place à l’individualisme forcené. Il y aura donc sept architectes qui rivaliseront d’audace et d’inventivité dans une compétition d’ego un peu attristante mais tellement révélatrice d’une nouvelle ère qui stigmatise l’esthétisation du monde. Le dernier en date, le One World Trade Center, ou Freedom Tower, dû à l’architecte David Childs du groupe S.O.M. (Skidmore, Orwill & Merill), apporte une réponse malgré tout modeste dans le concert des élucubrations architecturales du sud manhatannien. Le plan carré formant la base du gratte-ciel est retourné de quarante-cinq degrés à son sommet, les arrêtes qui courent en biais sur les faces des cent-quatre étages décrivent cette rotation. Malgré cette prouesse, le projet ne parvient pas à égaler l’avancée architecturale des anciennes «Twins» dans une ville de New York plus aveuglée par la volonté de rendre hommage aux victimes humaines de ce drame millénaire que de saisir l’opportunité d’une réflexion sur l’édification verticale comme thème majeur de la densité urbaine.

Pour tout cela, et certainement plus encore que ces quelques lignes ne peuvent le retranscrire, il serait juste de se souvenir, en même temps de la violence impardonnable de l’éradication des deux tours, et que la seule œuvre reconnue de Minoru Yamasaki a marqué, à sa manière, l’histoire de l’architecture.

+ d’infos

[1] La célèbre phrase du ministre de Charles de Gaulle ne peut être comprise sans revenir à l’étymologie latine du mot religere qui signifiait relier.

Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, «L’esthétisation du monde», éditions Gallimard (nrf), Paris, 2013

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Ne méprisons pas la cité

Comment adhérer?

A l’orée de cet automne 2014, revient devant le peuple le long cortège des sujets de votations trimestrielles. Parmi ce florilège disparate et hétéroclite, se glisse, presque furtivement, un objet de bien des débats: la traversée de la rade de Genève. Au bout du lac, re-fleurissent les panneaux publicitaires du pour et du contre, tous aussi inélégants, inefficaces, inexacts et racoleurs, devant lesquels le citoyen, qui a un peu creusé le sujet, reste coi.  

La question de cette «petite traversée» ne devrait même pas se poser.

Au delà des raisons objectives de ne pas voter ce texte – coût, afflux de véhicules aux points névralgiques de la cité, atteinte à la géologie phréatique – c’est bien d’un déplacement du débat dont il s’agit ici. Le manque d’ancrage historique, la méconnaissance des vrais enjeux de société, l’absence de recul intellectuel, transposent ce sujet sérieux vers une approche a-culturelle affligeante où seule la corde sensible de l’automobiliste bloqué dans son habitacle restreint est visée.

En effet il ne s’agit pas de faire voter la population sur un projet qui remonte à 2004 – date du rapport des ingénieurs comptables sur lequel s’appuie naïvement les initiants –, ni à 1996 – date du refus par le peuple du pont et du tunnel de la grande traversée –, ni encore à 1988 – date du ralliement de la population au principe de la traversée –: il s’agit clairement de prendre une position éthique sur une vision de la ville qui date des années cinquante et soixante.

Celle du «tout automobile».

Celle qui a vu Paris mettre en place ses voies sur berges, Boston installer au coeur de la cité puritaine une autoroute aérienne, la Central artery, et Genève proposer de nombreuses alternatives de circulation à l’intérieur même de la ville la plus motorisée d’Europe. Ici, ces réflexions ont été conduites sous l’égide d’architectes éclairés dans les années de la Modernité où la voiture privée était érigée au rang de valeur, représentant le progrès, l’émancipation, l’autonomie, etc. De l’agrandissement de la rade par une digue hors d’échelle (projet URBAT) à la création de voies rapides le long des bords du Rhône, la cité de Calvin a donc aussi eu son lot de projets pharaoniques et soyons heureux, habitants d’aujourd’hui, qu’ils ne fussent réalisés en leur temps.

«Tout: tout de suite!»

Les partisans de cet ouvrage avancent avec une béate certitude le slogan d’«un tiens vaut mieux que deux tu l’auras». Cette vision à court terme ne prend pas en considération le rôle à la fois fascinant et pervers de la voiture privée. Celui par lequel se déplacer seul est un luxe encombrant, coûteux et provocant de nombreuses nuisances. Centrer le débat sur ce mode de transport revient à faire du décentrement une priorité en favorisant la périphérie. Aujourd’hui toutes les études sérieuses démontrent qu’il faut construire la ville sur la ville et que cette approche implique de facto que les moyens de transport se répartissent en de multiples autres modes de locomotion.

Alors que la planète se meurt doucement d’une surconsommation occidentale, que la population se détache progressivement de la notion de propriété de son propre véhicule, comment penser son futur comme il y a un demi-siècle? Comment ne pas vouloir attendre les effets inéluctablement positifs de la mise en service du CEVA?  Comment ne pas voir que Genève n’en peut plus de ses voitures? Comment peut-on alléguer de tels propos au vingt-et-unième siècle?

Quel retour en arrière!

A l’origine du terme, la politique était la science de la bonne gestion de la ville – πολις (polis) est la cité en grec ancien. A travers cette initiative, la cité est devenue l’otage d’une lutte d’influence et de pseudo-pouvoir à l’intérieur d’un cénacle obtus et avide de reconnaissance immédiate. On ne devrait pas autoriser qu’on bafoue à ce point la qualité de l’urbain, sous peine de voir nos enfants se réveiller, dans quelques décennies, avec le goût amer d’une erreur de jugement dans la bouche.

Ouvrons les yeux!

Dans les années quatre-vingt, à l’aube de ses Jeux olympiques, Barcelone a commencé à panser les plaies urbaines de la Ronda – autoroute de contournement de la capitale catalane; au tournant du siècle, Boston a enterré le monstre aérien grâce au programme «Big Dig» en éloignant le plus possible le trafic du centre; Paris tente également de reconquérir ses bords de Seine, en valorisant une utilisation pour l’instant saisonnière, du rapport de la ville à l’eau. Pendant ce temps, Genève, la provinciale, vante une vision sociétale de la ville et de la mobilité qui ont fait leur temps.

Parmi les images mensongères, celle qui marque le plus l’attention affiche sans vergogne une vue aérienne avec en premier plan le projet de la plage des Eaux-Vives – dont la réalisation a été avortée suite à l’intervention malheureuse du WWF – et trace de manière évanescente un soi disant «impact zéro» sur les rives. Cette communication inepte ne prend même pas conscience que le beau projet de la Plage des Eaux-Vives engage une toute autre réflexion où il est question de continuité du sol, de sociabilité, d’une autre mobilité, tout en remettant en perspective le rapport de la ville à l’eau.

Ce n’est pas en faisant sortir les véhicules à ces deux noeuds urbains stratégiques que la question globale du trafic va se résoudre. Occulter l’importance d’un ouvrage routier, indiquer une position de sortie de la trémie incorrecte – elle se situerait presque à l’axe historique de la propriété du Plongeon au seizième siècle –, ne pas imaginer la césure spatiale au niveau du sol, et surtout de ne pas l’annoncer, est intellectuellement inacceptable.

Qu’est-ce qu’une entrée de ville?

La définition paysagère des deux entrées à la ville de Genève est, rappelons-le, caractérisée par la présence des deux grands parcs – Perle du lac et Eaux-Vives, dont les noms mêmes évoquent plus un étroit rapport au Léman qu’une intervention brutale d’ingénieurs insensibles au paysage –, fruit d’une donation au début du vingtième siècle, dont les citoyens sont encore aujourd’hui les bénéficiaires redevables. Ces données géographiques n’ont pas été prises en considération dans ce vieux projet de la «petite traversée».

Une ville s’aborde aussi par la route, sans préjugés négatifs. Cela fait partie de l’histoire d’un lieu. Les tracés «au canon» d’Haussmann à Paris et ceux au cordeau de James Fazy à Genève ont été parcourus «à pied à cheval et en voiture» depuis plus de cent cinquante ans sans modifier l’essence même de la structure urbaine. Autour de la rade genevoise, cet espace urbain unique qui fait partie du génie du lieu, il faut admirer la séquence paysagère qui fait obliquer de la rue de Lausanne vers l’avenue de France, sous une frondaison d’arbres centenaires pour déboucher en pente douce sur la majestueuse rade et son arrière-plan alpin. Sur l’autre rive, la longue séquence horizontale, comme un travelling cinématographique, accompagne les quais bordés d’innombrables platanes pour déboucher sur la pointe urbaine de la ville qui commence à l’endroit précis de l’immeuble 64 quai Gustave-Ador.

Avant de se lancer tête baissée dans ces projections pour le futur, il faut impérativement aller revoir les entrées de «feu les villages» de Meyrin et de Vésenaz. Ils présentent aujourd’hui à celui qui passe deux gueules ouvertes, avaleurs de véhicules, et d’immenses trémies qui coupent en deux le territoire. Leur centralité historique a presque disparu. L’a-t-on vraiment imaginé pour l’Avenue de France et le quai Gustave-Ador? Avec un impact deux fois plus important? La qualité de l’harmonie végétale serait-elle jetée en pâture aux faiseurs de tunnels, par une droite agrarienne, suivie par un lobby des automobilistes pilotés par le TCS?

Restons lucides!

Au Japon, le plancher est le lieu de toutes les vénérations. Là-bas, l’histoire de l’architecture est basée entre autre valeur sur le thème du tatami. Avoir le même respect pour l’appropriation domestique peut s’appliquer à la collectivité. Pour le citoyen japonais le sol représente le sacré, pour le politicien genevois la couleur du bulletin de vote, quelles qu’en soient les conséquences, l’emporte : deux visions de notre monde. Il appartient donc au citoyen genevois de bien mesurer son avenir : confondre une pseudo mobilité immédiate et le futur d’une cité serait bien la preuve d’une vision étroite et méprisante.

+ d’infos

Une étude menée par le sérieux bureau Citec démontre avec force et simplicité que la «petite traversée» est une hérésie. Parmi les arguments avancés, celui, fort logique, de la règle de l’évaporation prime. Il explique comment la mise en place d’une nouvelle possibilité de gagner de la fluidité augmente en fait tout le trafic. Le bloquer drastiquement à l’entrée d’une ville permet de réduire son l’importance. Cette démonstration adoube la seule alternative envisageable pour le canton qui est celle de la «grande traversée» dont tous les tenants et aboutissants ne sont pas résolus, mais a le mérite d’être en phase avec le contournement de la ville dont la Confédération demande un élargissement au vu de son encombrement. 

PS: ce blog a été publié la première fois sur la plateforme de l’hebdo.ch

En re-visitant Patrick Berger

L’été s’y prête bien

Visiter l’architecture est l’unique moyen que je connaisse permettant de comprendre réellement, intimement et objectivement l’architecture. C’est par ce seul biais que l’on peut appréhender le rapport au paysage, à l’espace – ce terme tellement abstrait quand il se rapporte à la définition architecturale –, à la matière ou à la lumière d’un lieu. Visiter l’architecture, c’est ce à quoi tout architecte praticien doit se consacrer pour entretenir et enrichir sa propre culture. Visiter l’architecture, c’est ce que l’on s’obstine à inculquer aux étudiants pour les mêmes évidentes raisons.

Re-visiter l’architecture, c’est la confronter à la mesure implacable du temps, c’est vérifier que l’œuvre architecturale a résisté à la pression  médiatique de l’air du temps ou de l’effet de mode, et passe du registre de la brillante séduction à celui de la validité culturelle. Sa résistance prouve alors qu’elle peut commencer à se ranger dans la liste des potentiels standards de l’architecture qui feront peut être, un jour, partie de l’histoire de cette dernière.

Rennes

Les hasards des pérégrinations estivales me ramènent sur les terres de la première œuvre remarquée de l’architecte parisien Patrick Berger – elle obtient le premier prix des Architectures publics de l’époque en 1991 – à savoir l’Ecole d’architecture de Bretagne. Construire un lieu pour l’enseignement de sa propre discipline, fait partie de ces phantasmes que tout architecte recèle en son âme créatrice à l’instar d’un musée, d’une  bibliothèque ou d’une église. Ici l’emploi du granit et du mélèze comme supports matériels à l’écriture de l’enveloppe était comme prémonitoire : inscrire dans le durable par la pierre et dans le renouvelable par le bois. Ici le projet s’implante avec précision et justesse le long du canal de l’Ille dont il  accompagne la courbe régulière de sa noble parure de bois et de verre. Ici les ateliers sont conçus comme des maisons d’artistes, sur deux niveaux, avec la présence de la douce lumière du Nord. Ici on peut se mettre à rêver du pavillon d’artiste de Giverny, celui de Claude Monet et son étang – l’eau encore – ou d’Amédée Ozenfant dont le jeune Le Corbusier avait transcendé la notion d’espace dédié à la peinture dans l’atelier éponyme.

Une oeuvre qui a assurément marqué son époque et continue de le faire plus de vingt années après.

Hôtel de Rennes-Métropole © phmeier

Mais la capitale de la Bretagne recèle un deuxième ouvrage de Patrick Berger : l’hôtel de Rennes-Métropole. Destiné à la gouvernance de la région, ce bâtiment de bureaux par excellence est un projet qui affiche sa répétitivité constructive avec sérénité. La notion de trame est le propre de cette affectation administrative où la modularité et la flexibilité sont les maîtres mots de la rentabilité de l’espace. Dans cet édifice dont la plan en « H » exacerbe l’efficacité distributive, c’est bien dans le traitement du passage du socle aux étages courants ainsi que dans le mariage du bois naturel et de l’aluminium éloxé que l’on reste admiratif par la maîtrise de l’architecte. Il n’y a pas de recherches de grands effets, comme la production actuelle en raffole aujourd’hui, mais juste une manière d’articuler les parties d’ouvrage avec quelques décalages subtils, un mélange de modénature traditionnelle et d’industrialisation contemporaine. La précision y est presque suisse. Ce n’est pas un hasard.

Nyon

A peine nommé professeur au Département d’architecture de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, Patrick Berger se voit confier la réalisation du prestigieux siège de l’UEFA. C’était il y a vingt ans, en 1994. Les croquis conceptuels de ce surprenant projet ont fait le tour de la planète architecture : un plan horizontal abstrait bordé de deux volumes qui cadrent un paysage alpin devenu mythique pour le monde de la planète football. L’organisation internationale y a vu la métaphore d’un terrain de jeu. Habile, l’auteur a laissé dire.

Il y avait beaucoup plus.

Siège de l’UEFA, Nyon © phmeier

Il y avait une toiture qui dégage la vue et une institution entière glissée entre ciel et lac. Il y avait une prise de position unique dans le territoire à la fois contemporaine, mais également emprunte d’histoire. Il y avait une maîtrise de la géométrie et de la proportion des composants de l’architecture. Il y avait un soin du détail dans l’agencement des matières. On peut ici vraiment parler d’une leçon. D’abord, celle d’un enseignant qui a durablement marqué de sa présence les internes de l’institution polytechnique de l’ouest de la Suisse. Puis celle d’un architecte qui voyage et qui visite le monde. Une partie du monde souvent proche de l’Orient qui le fascine et enrichit sa pratique, au point d’en avoir fait le lieu mythique de projets inachevés mais certainement les plus marquants de sa carrière : le monument de la communication France-Japon, le nouveau centre de Samarcande ou le centre géographique du Japon.

Paris

Retour dans la ville lumière, celle où Patrick Berger a débuté, il y a trente-cinq ans, par un modeste immeuble dans le quartier de Beaubourg. Quelques  appartements dans une étroite parcelle, quelques fenêtres dans un mur blanc, une corniche qui affirme son ancrage dans un quartier historique. Paris est également le lieu de plusieurs autres projets majeurs: le parc Citroen, le Viaduc des Arts, ou bien un immeuble pour la RATP, une piscine, des logements, encore et, tout récemment, la requalification de l’immense site hospitalier de Cochin. Une grande machine pour la santé que l’architecte appréhende avec sa poésie et son souci de la simplicité

Mais Paris c’est surtout le grand projet de la couverture des Halles. La fameuse « Canopée » qui va marquer le nouvel ancrage de l’arrivée du métro, créer la couverture de la galerie marchande et constituer l’articulation du jardin s’ouvrant vers
la Bourse du commerce. L’auteur en parle peu. Il protège son projet de l’actualité immédiate comme pour mieux surprendre. Car surprise il y aura. En effet c’est en re-visitant l’œuvre construite de Patrick Berger que l’on prend la mesure du changement d’orientation conceptuelle que ce dernier ouvrage, toujours en chantier, va faire prendre à l’architecte. Un premier aperçu de cette nouvelle approche est donnée par la très récente «Maison d’église Saint-Paul de la Plaine» à Saint-Denis. Finis les exercices géométriques magnifiquement orchestrés dans l’ordre et l’orthogonalité. Révolus les implantations rectangulaires qui définissent, par leur précision presque chirurgicale, un nouveau cadre au lieu face à un environnement souvent chaotique. Désormais, place à la fluidité, la courbe : c’est l’entrée de la forme organique et vivante dans le monde raisonné de Patrick Berger.

Animal?

Le moment de la remise en question n’est pas une chose rare dans la profession. Elle arrive quand on a l’impression d’avoir tout dit, ou de ne plus être compris. Les carrières d’architectes sont ainsi faites de continuités ou de ruptures. L’histoire de l’architecture en est remplie. Parmi les grands maîtres de la modernité, on peut se remémorer deux exemples bien connus mais diamétralement opposés: à l’est, Outre Atlantique, l’émigrant germanique Ludwig Mies van der Rohe qui poursuit inlassablement ses variations, proportionnellement inégalées, sur le thème de l’acier et du verre; à l’ouest, le parisien d’adoption, Le Corbusier, qui surprend le monde de la culture en livrant en 1952, l’église de Notre-Dame de Ronchamp, vaisseau d’un béton brutalement courbé et accroché aux derniers contreforts du Jura. De ces attitudes dichotomiques, Patrick Berger a choisi la deuxième. Il s’en explique longuement dans un récent ouvrage, «Animal?», qui a tout dernièrement été précédé d’une exposition ayant tenu place à l’Archizoom de l’EPFL du 6 mars au 8 mai 2014.

Maquette de la « Canopée », exposition « Animal? », EPFL, 2014 © phmeier

Il y a près de vingt ans, j’avais écrit au sujet de ses trop rares bâtiments que «leur grande valeur réside, en premier lieu, dans la conscience qu’a son auteur de l’étendue du champ esthétique de son domaine: architecture égale culture. A ce titre, il ne cherche pas à réinventer la colonne ou la poutre, il n’exclut pas, à priori, telle ou telle forme que la modernité a oubliée, il n’expérimente pas non plus à tout prix de nouveaux matériaux venus d’horizons divers. L’architecte arpente l’histoire, avec le regard d’un acteur culturellement engagé dans sa pratique; il revisite les grands chantiers de la production des aînés; il en extrait les essences archétypiques, tectoniques ou sémantiques, qui seront, à travers un redessin, réinterprétés dans un langage des plus contemporains»1. Gageons que la nouvelle orientation que Patrick Berger donne à son œuvre sera fondée sur les mêmes solides bases et que le fait de les visiter – ou les re-visiter – conférera la même émotion emprunte de cette poésie raisonnée qui la caractérise.

+ d’infos

[1] «Patrick Berger», Archimade n° 48, juin 1995, Lausanne (épuisé)

«Patrick Berger, Œuvres et Projets», Académie d’Architecture de Mendrisio/Suisse, Edition Skira, Milan,1997

«Formes Cachées, la Ville», Patrick Berger et Jean-Pierre Nouhaud, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, Lausanne, 2004

Patrick Berger, «ANIMAL?», Les Presses du réel et les Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, Lausanne, 2014

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64: année exotique?

Je n’y étais pas. Alors que la Confédération ou le canton de Vaud commémorent avec une retenue toute helvétique les cinquante ans de l’exposition nationale suisse de 1964, je questionne encore une fois ma mère pour avoir la confirmation de mon éventuelle présence lors de leur visite à Vidy. La réponse est claire: je n’y étais pas. Trop petit: en pension chez une vieille tante. Bambin ânonnant ses premières paroles intelligibles, je n’ai donc pas pu voir la carapace «jurassique» du pavillon de l’Armée (Jean Both architecte), ni les élégantes voiles colorées du secteur du Port (Marc Joseph Saugey architecte), ni encore les pans inclinés translucides de la Voie suisse (Alberto Camenzind architecte).

Déception.

Et pourtant, j’aurais tellement voulu pouvoir écrire: j’y étais. En effet, les années soixante résonnent toujours en nous comme une bouffée d’optimisme et d’insouciance, l’Expo64 ayant été en quelque sorte un point de repère pour la nation. Elle évoque les premières images amateurs, en couleurs délavées, emprisonnant dans une caméra tremblante la démarche d’hommes encravatés et de femmes endimanchées déambulant sous les drapeaux des 3089 communes helvétiques; elle immortalise également la plongée de l’improbable mésoscaphe emmenant, par groupes disciplinés, une foule bienveillante et enthousiaste à la découverte des fonds obscurs et vaseux des abysses lémaniques; elle capture aussi le mouvement quasi perpétuel d’un monorail aux élans futuristes dont Walt Disney avait initié le concept cinq années auparavant et dont les flancs ont servi de support à un affichage publicitaire désuet auquel le temps passé a cependant conféré un cachet «vintage».

Une exposition nationale

Le monde entier se réfère à des concepts d’expositions universelles. La Suisse quant à elle a développé depuis 1883, dans une forme d’isolement et d’autonomie caractéristique, un principe d’exposition nationale tous les vingt-cinq ans, dont l’origine remonte aux grandes foires de l’artisanat et de l’industrie du début du dix-neuvième siècle. Expression du corpus fédéral, affirmation de la neutralité, cohésion patriotique – au seuil des deux guerres –, mise en valeur du savoir faire, ne sont que quelques uns des thèmes qui y ont été abordés.  Au coeur de cet univers économico-culturel, Expo64, la cinquième de rang, voit donc le jour exactement vingt-cinq ans après la fameuse «Landi» de Zurich et dix-neuf ans seulement après la fin de la seconde guerre mondiale. Elle porte en elle tous les germes d’une société en pleine essor, confiante dans le progrès et l’avenir.

Pour l’architecture, c’est historiquement un moment clé qui articule, sans en avoir encore la conscience, la fin d’un modernisme triomphant (Le Corbusier meurt en 1965) et le timide début d’une remise en question des dogmes de la «pensée forte». La production du milieu des années soixante reste malgré tout attachée à une attitude qui valorise la pensée et l’oeuvre des grands maître du Mouvement moderne. A Lausanne, plus de cinquante architectes suisses ont participé à la réalisation de l’événement. A l’époque, aucune raison d’aller chercher des stars internationales – qui seront appelées au chevet de l’Expo 02 –, les concepteurs sont ici tous des nationaux. De quoi marquer durablement une période? De quoi en faire un instantané qui alimente la pensée architecturale? Quel bilan peut-on tirer de ce moment historique?

Sur le plan de la pensée architecturale 

Alors que la production helvétique de ces années-là est surtout régenté par un langage architectural moderne, expressif et massif – par l’emploi d’un béton coulé laissé brut (Atelier 5, Dolf Schnebli, Alfred Roth) –, les pavillons de l’Expo64 contrastent presque tous par rapport à cette culture dominante. Leur caractère éphémère y est certes pour quelque chose, mais la part de bois, de toiles, de câbles ou de polyester possède une part d’exotisme, de fraîcheur et d’inventivité au sein de la constellation des architectures de l’époque. 

« éduquer et créer », max bill (théâtre de vidy) © phmeier

L’architecte en chef, le tessinois Alberto Camenzind, avait postulé que le développement de cette fête, construite pour le rayonnement de la nation, devait être basé sur un concept modulaire, tramé et répétitif. Ses confrères, «héros fatigués» et frondeurs par nature, n’ont pas vraiment répondu à l’appel: Saugey troque son rationalisme pour des toiles tendues de formes libres, Moser et Lozeron abandonne le rythme ordonné des éléments préfabriqués pour une halle des fêtes toute en courbes, Pierre Zoelly oublie ses bétons bruts au profit d’une sculpture spatiale arachnéenne que sera l’élégant couvert de «Gare Expo».

Au milieu de cette joyeuse indiscipline culturelle, émerge le sage Max Bill. Le zurichois, responsable d’un demi-secteur – celui d’ «Eduquer et créer» – se met au diapason de la consigne directoriale et livre un projet d’une grande rigueur, dont la poésie millimétrée est encore perceptible dans les bribes actuelles de sa déconstruction partielle – le théâtre de Vidy. Peintre, sculpteur, designer industriel, enseignant et architecte, Max Bill a ouvert la voie à une «tradition minimale» dont l’architecture suisse s’est faite l’écho dans les années nonante au point que sa renommée a largement dépassé depuis, les étroites frontières de son territoire. Par son «sens obstiné de l’économie et de la précision dans le projet, en partant des choix conceptuels jusqu’à l’exécution», il a contribué à remettre au premier plan une «banalité intelligente», sans rhétorique, ce que la modernité toute puissante d’alors avait peu à peu oublié de valoriser.

Sur le plan de la pérennité territoriale 

coque en béton, m. magnin (vallée de la jeunesse) © phmeier

De cet aménagement festif que reste-t-il? Tout d’abord, la spectaculaire transformation de la rive du lac par la création du site de Vidy – vingt hectares de comblement –, la réalisation de l’autoroute A1 qui modifie à jamais le paysage et la mobilité en Suisse occidentale ou encore la vallée de la jeunesse, ode à l’enfance portée par la multinationale de Vevey, dont le magnifique parc abrite encore en son sein verdoyant une population reconnaissante.

De ces constructions éphémères que subsiste-t-il? Comme si l’histoire aimait les contrastes, deux «bâtiments» de l’époque ont été sciemment conservés et sont encore utilisés pour le plus grand bien de la collectivité. Le premier, dans la pure tradition du langage moderniste, est la coque et les abords de l’ancien pavillon Nestlé, dessiné par l’architecte Michel Magnin, hymne au béton corbuséen, travaillé et presque sculpté. Le deuxième, plus strict, radical et évanescent, sont les vestiges du pavillon de Max Bill, qui illumine encore le lieu de sa précision conceptuelle et factuelle. Deux architectures aux antipodes l’une de l’autre qui ont marqué, et marquent encore, une vision du monde portée en cette année 1964 par deux protagonistes de la profession.

Sur le plan de l’actualité locale 

Recelant dans ses caves à Ecublens des trésors iconographiques de l’époque, les Archives de la construction moderne (ACM) ont initié, en partenariat avec la Ville de Lausanne, une exposition dévoilant au public une partie de la mémoire dessinée et photographiée d’il y a cinquante ans. Conçue pour le plein air, elle a révélé pendant plusieurs semaines, sur des grands supports en toile tendue, des agrandissements de documents originaux. Paradoxe de notre temps, cette exposition sur un repère de notre histoire récente a dû être démontée avant son terme, taguée et détériorée qu’elle a été par des citoyens irrévérencieux dont l’attitude quelque peu immature est assurément le reflet d’une génération sans repères.

couverture du livre  (août 2014) © acm-ppur

En parallèle de l’exposition, les mêmes ACM publient un livre passionnant qui rend hommage à l’architecture de l’Expo64. Couchant sur papier ce qu’elle avait dressé sur toile, l’institution polytechnique lausannoise continue à travers cet opus une collection «Archimages», qui se propose de montrer la richesse de ses fonds par une transmission très visuelle accompagnée de quelques textes. Prévu pour sortir au mois d’août, cet ouvrage édité au Presses polytechniques universitaires romandes (PPUR) a le mérite d’une mise en page fluide, aérée et d’un graphisme contemporain au service d’un patrimoine de grande qualité. Seul le titre, «Le printemps de l’architecture suisse», laisse perplexe quant à la réponse que l’histoire a consacrée: le grand vide culturel des automnales années septante dans le monde de l’architecture. Ce titre fait écho à celui que l’historien Jacques Gubler avait employé en 1986 à propos de l’architecture romande, dont la pertinence  rhétorique n’avait pas plus trouvé de répondant par la suite.

Pour revoir un printemps, la Suisse doit se mettre à la recherche de nouveaux Max Bill.

+ d’infos

L’Expo 64 dans les archives de l’EPFL 

L’Expo 64 sur le site officiel de la ville de Lausanne

«Construire une exposition», Librairie Marguerat, Lausanne, 1965.

Stanislaus von Maus, «Minimal tradition – Max Bill et l’architecture «simple» 1942-1996», édition Lars Müller, Baden, 1996.

Pierre Frey, Bruno Marchand, Angelica Bersano, Joëlle Neueuschwanden Feihl, «Expo 64 – Le printemps de l’architecture suisse», PPUR, 2014.

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