Vallées alpines et béton armé

Depuis quelques années, le patrimoine de la modernité est le sujet de toutes les attentions de la part des milieux de la culture architecturale et de la conservation du domaine bâti. Cette période très faste, qui s’étend des années vingt aux années septante, a donné lieu à plusieurs recherches et de nombreux ouvrages y relatifs. Au début des années nonante, sous l’impulsion de la Direction des monuments et sites du canton de Genève, l’Institut de théorie et d’histoire de l’architecture de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, initie la tendance en Suisse romande par une remarquable publication sur L’architecture à Genève. Sous la conduite du professeur Jean-Marc Lamunière, fondateur et co-directeur de cet institut, les recherches historiques mettent en lumière une production d’une très grande qualité que le cours des années avaient un peu occultée. Suivront ensuite le deuxième tome de la série genevoise couvrant les années 1976 à 2000, – le troisième et dernier opus étant actuellement en préparation – et le plus récent livre sur l’Architecture du canton de Vaud 1920-1975

Le dernier en date, qui vient de paraître aux éditions Infolio, L’architecture du 20e siècle en Valais 1920-1975, analyse les ouvrages de cette même époque considérée comme étant suffisamment proche pour être directement présente dans la mémoire collective actuelle et suffisamment éloignée pour appartenir déjà à l’histoire.

ville ou nature

Si la question d’un répertoire raisonné de l’architecture moderne autour des deux grandes agglomérations lémaniques ne souffraient d’aucun doute quant à la pertinence de leur propos qualitatif et quantitatif, le référencement du domaine construit valaisan pouvait laisser planer une forme d’incertitude quant à l’ampleur de son contenu. Or il n’en n’est rien, et les deux-cents projets présentés soutiennent largement la comparaison avec leurs pairs plus urbains. Car c’est bien sur ce plan que la production architecturale de ce canton alpin, vingt-cinq fois moins peuplé au kilomètre carré que ne l’est celui du bout du lac, se démarque et interpèle le lecteur. En effet, si les cités périphériques genevoises de Meyrin ou du Lignon s’affirment comme étant les emblèmes d’un Mouvement moderne tout puissant, au sortir de la deuxième guerre mondiale, les subtiles interventions dans les vallées rhodaniennes ou les majestueuses infrastructures de la production hydroélectriques sont une autre réponse que cette pensée forte, ayant régi le monde de l’architecture pendant près de cinquante ans, donne à voir.

La situation géologique très mouvementée du canton a incité les architectes et les ingénieurs à réfléchir sur la question de l’insertion dans la pente, thème cher aux enseignants des écoles d’architecture en Suisse, ce qui a donné corps à un nombre insoupçonné de réalisations de qualité. Cette même contrainte géographique a porté sur le devant de la scène une matérialité engendrée par le Mouvement moderne : le béton armé. En se confrontant à ce paysage façonné par les mouvements telluriques des temps immémoriaux, les auteurs ont d’abord privilégié un rapport dialectique entre architecture et nature. Puis, ils l’ont allié aux propriétés quasi infinies de ce matériau dont la noblesse est proportionnelle au talent de ceux qui en ont inexorablement défini les contours plastiques par l’effort de leurs recherches passionnées.

entre ouvrages d’art et d’architecture

En parcourant les photographies en noir et blanc, desquelles sourd une palpable envie de bâtir un territoire, deux thèmes dominants émergent : d’une part les admirables structures de l’ingénieur Alexandre Sarrasin (1895-1976) et, d’autre part, la plasticité avant-gardiste dédiée à l’espace sacré. 

Ingénieur civil de formation, Alexandre Sarrasin a installé sur la géographie accidentée du canton de sculpturales interventions en béton armé qui enjambent routes, ruisseaux et fleuve. Les élégantes formes jetées dans le vide de la topographie sont le reflet d’une éclatante l’évolution des premières applications de cette matière que le père du béton armé en Suisse, l’ingénieur Robert Maillard (1972-1940), avait développé dès le début du vingtième siècle. Dans ces œuvres, la mémoire du cintre en bois, réceptacle de la masse minérale coulée, est encore très présente sur la surface visible des ponts, viaducs ou autres barrages. 

On découvre par la suite que ce canton catholique par essence, a vénéré, dans ces années-là, autant la matérialité que l’esprit, par une approche non-conventionnelle de la conception de ses églises. Le premier geste fort installe au cœur d’une paisible vallée verdoyante, une nef blanche, sans aucune modénature : c’est l’église «Notre-Dame-du-Bon-Conseil » à Lourtier, réalisée en 1932 par le célèbre architecte turinois Alberto Sartoris. Suivent plusieurs ouvrages remarquables qui affirment une forme d’union sacrée entre le lieu de culte et la mise en œuvre du béton armé. Elle trouve son apogée dans l’improbable église Saint-Nicolas d’Hérémence de Walter Maria Föderer, qui offre au paysage de cette ancienne commune rebelle ses facettes découpées et au croyant une spatialité digne des plus grands exemples historiques.

La question qui va se poser, et qui se pose déjà, est le maintien de ce patrimoine dont la rudesse de façade cache une fragilité conceptuelle quant à sa nécessaire restauration. Si parfois la facilité de la démolition a tranché sur une possible, et plus difficile, conservation, gageons que ces ouvrages, qui feront bientôt l’objet de mesures de protection, susciteront un intérêt de la part de leur propriétaire pour en faire perdurer cette âme progressiste que nos prédécesseurs avaient durablement su y insuffler.

+ d’infos

Charollais, Isabelle, Lamunière, Jean-Marc, Nemec, Michel, L’architecture à Genève 1919-1975, édition Payot, Lausanne, 1999

Lamunière, Jean-Marc, L’architecture à Genève 1976-2000, Infolio éditions, Gollion, 2007

Lamunière, Jean-Marc, Meier, Philippe, L’architecture à Genève au XXIe siècle 2000-2013, Infolio éditions, Gollion, 2015 (en préparation)

Marchand, Bruno (sous la dir.), Architecture du canton de Vaud 1920-1975, PPUR, Lausanne, 2012

Coll. d’auteurs, L’architecture du 20e siècle en Valais 1920-1975, Infolio éditions, Gollion, 2014

PS: ce blog a été publié la première fois sur la plateforme de l’hebdo.ch

Publié par

Philippe Meier

Né à Genève, Philippe Meier est architecte, ancien architecte naval, enseignant, rédacteur et critique. Depuis plus de trente ans, il exerce sa profession à Genève comme indépendant, principalement au sein de l’agence meier + associés architectes. Actuellement professeur de théorie d’architecture à l’Hepia-Genève, il a également enseigné durant de nombreuses années à l’EPFL ainsi que dans plusieurs universités françaises. Ses travaux et ses écrits sont exposés ou publiés en Europe et en Asie.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *