Corbu, cinquantième – l’art de la polémique

 Il y a quelques semaines, l’Hebdo évoquait dans ses colonnes de soi-disantes «révélations» sur un passé idéologique peu glorieux de l’une des icônes de la modernité, je veux parler de Charles-Edouard Jeanneret, dit Le Corbusier. Sous les plumes de Xavier de Jarcy, François Chaslin ou Marc Perelman, on apprendrait seulement aujourd’hui, année du cinquantième anniversaire de son décès, que le grand architecte, originaire de nos contrées jurassiennes, aurait eu des accointances avec le régime de Vichy, voire pire, des propos et des attitudes soutenant des thèses doctrinales antisémites. En fait rien de vraiment nouveau, si ce n’est que des recherches plus approfondies – que la consultation  exhaustive des archives autorise – ont précisé des faits déjà avérés.

Depuis longtemps les historiens de la profession reconnaissent à ce génial créateur une période « trouble » pendant laquelle sa soif inassouvie d’un désir de construire à tout prix et sa volonté de mettre en volume ses idées architecturalement révolutionnaires, n’ont pas hésité à s’inscrire dans les vicissitudes d’une histoire récente qui a prôné – et prône encore – des raisonnements irrecevables. Celles qui ont démarqué en deux une France d’alors, agonisante et sans repères, par une ligne autant idéologique que géographique. Le Corbusier l’a franchie, « moralement parlant », comme beaucoup d’autres qui n’ont pas mesuré la portée de leurs affinités non électives. Son propre cousin, Pierre Jeanneret, avec qui il avait réalisé tant de chefs-d’œuvre d’avant-guerre, prend ses distances en rejoignant le «clan» des communistes. Ils ne se retrouveront que bien plus tard, lors de l’édification de Chandigahr.

Une architecture fasciste? Inqualifiable, inacceptable, inadmissible, tous ces qualificatifs sont certes justifiés pour rappeler ces faits. Et il faut assurément en parler. Dans une société sur-médiatisée où l’on peut rendre public tout et son contraire, le choix précis du moment pour s’en prendre à l’ordre établi – ici l’anniversaire de sa disparition  – peut aussi évidemment être lu comme étant la clé d’une possible audience. La thèse que postule le plus polémique d’entre ces objecteurs de mauvaise conscience, Marc Perelman, va encore plus loin dans son réquisitoire. Il avance que Le Corbusier serait, en plus de ces « penchants inadéquats », un architecte ayant bâti une œuvre « inhumaine », basée dès les années quarante sur le Modulor – principe de mesure de ses constructions – et dont la genèse serait liée à ce passé douteux. Les habitations « radieuses » ne seraient, aux dires de l’auteur, qu’ « une organisation carcérale qui, dépassant le sociologique et le politique, crée un corps unique saisi par la technologie du bâtiment moderne, un corps machine dans une vaste < machine à habiter >, une pâte malléable entre les mains de l’architecte démiurge et fasciste ». Les mots sont là, les mots sont durs.

A l’évidence, nos voisins en sont encore à régler les comptes d’une partition idéologique non assimilée. Cet ouvrage n’en est que le énième signe manifeste. Avec le recul du temps il s’agirait plus modestement, et avec plus de distance, d’essayer de faire la part des choses. En effet, comment, dans cet « hiver » d’un monde ravagé par les deux guerres les plus dévastatrices de l’histoire de l’humanité, pouvait-on distinguer le « bien » du « mal »? A cette époque, la décision « trouble » de suivre la France de Daladier ou de Pétain, opposée à celle de de Gaulle, ne devait pas être aussi patente que le jugement que l’on peut publier soixante années plus tard. Ici un constat et non une excuse.

L’autre débat qui s’instaure à nos frontières est la dénégation de ces « révélations » dans le cadre de l’exposition « Le Corbusier. Mesures de l’homme » qui se tient actuellement à Paris, au Centre Georges Pompidou, jusqu’au 3 août 2015, où elles sont totalement passées sous silence. Le journal Le Monde se fait l’écho d’échanges scripturaux entre pourfendeurs de l’image de l’indétrônable figure tutélaire de l’architecture moderne et ses irréductibles défenseurs. La Fondation Le Corbusier, qui possède tous les droits sur l’œuvre du maître, en prend pour son comptant par rapport à sa stature de « gardienne du temple », juchée dans sa tour d’ivoire, dans l’hypothétique crainte d’une fissuration de l’édifice culturel dont elle est la garante.

Controverse sur la forme et sur le fonds. Mais est-ce bien là le vrai propos? Doit-on juger l’œuvre ou son auteur? S’en tenir à la démolition en règle des grandes figures de l’art et de l’architecture au prétexte que leur comportement « moral » n’aurait pas résisté au déroulement vertueux de l’histoire, n’est-ce pas se tromper d’objectif quant à l’analyse de notre patrimoine? Discréditer l’architecture de Le Corbusier parce qu’il a tenté de s’acoquiner sans succès avec Mussolini, c’est dans le même élan nier le don créatif d’un Giuseppe Terragni, architecte mort à trente-neuf ans, blessé sur le front de Russie pour avoir embrassé les idéaux du Duce, c’est rejeter le talent d’un Alexandre-Théodore Brongniart au motif qu’il a œuvré sous les ordres de Napoléon Bonaparte, fossoyeur de millions de soldats à travers l’Europe, c’est renvoyer dans les cordes le génie d’Auguste Perret, pourtant appelé par l’Etat comme le reconstructeur « sauveur » de la cité du Havre dans les années cinquante, alors même qu’il était président de l’Ordre des architectes sous le régime de Pierre Laval.

Etre iconoclaste peut être une attitude salutaire. Encore faut-il qu’elle ne se limite pas à une vaine quête de moulins médiatiques. Et dans ce domaine, Marc Perelman s’attaque à une grande figure dans cette pratique « pamphlétaire ». En effet, Le Corbusier était passé maître dans l’art de détrôner les idées reçues : du plan Voisin pour un Paris « moderne » à la rhétorique polémique sur l’attribution honteuse du mandat pour le Palais des Nations à Genève en 1929, l’architecte, sur ce plan là tout au moins, n’a pas de leçons à recevoir.

Se payer la mort de l’auteur. Je reste persuadé que s’il est opportun d’accompagner la connaissance d’une œuvre par la perception des « conditions du discours », que Michel Foucault revendiquait déjà dans les années soixante. Il m’apparaît cependant vain de concentrer une approche critique sous le seul critère d’un épisode biographique. Il n’est pas non plus inutile de rappeler que le grand sémiologue Roland Barthes affirmait que « la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’auteur ». Ou pour le dire autrement, que celui qui analyse une œuvre – le récepteur – doit être en capacité de faire abstraction de la vie du concepteur – l’émetteur. Faire émerger le passé du créateur et le rendre interdépendant de l’influence qu’il aurait pu avoir sur l’œuvre elle-même, fait-il réellement sens? Au delà de l’information historique, non réfutable, je partage l’idée que ce sont les objets construits, ou projetés, qui sont la finalité du discours. 

La vraie question est donc de savoir si l’Unité d’habitation de Marseille, l’église de Ronchamp ou le palais de l’Assemblée de Chandigahr pourront un jour être intellectuellement « démontés » en tant qu’œuvres architecturales en argumentant sur le parcours biographique de son auteur? Pour moi André Malraux, ne s’est pas trompé, lorsque, de sa voix emplissant de son tremolo légendaire la cour carrée du Louvre, il lançait au monde ému par la mort du grand architecte : « La gloire trouve à travers l’outrage son suprême éclat, et cette gloire-là s’adressait à une œuvre plus qu’à une personne ». L’autre vraie question, certes plus connexe, est bien de mesurer si cette critique a une opportunité de surpasser l’œuvre elle-même. Les contributions écrites de Roland Barthes ont démontré que l’art de la critique peut tendre à devenir œuvre à part entière. Celle de Perelman doit encore attendre. L’histoire en jugera.

+ d’infos

Exposition « Le Corbusier. Mesures de l’homme »,

www.centrepompidou.fr/cpv/resource/coy8gny/rzyodRb

Xavier de Jarcy, Le Corbusier, un fascisme français, 2015

François Chaslin, Un Corbusier, Seuil, 2015

Marc Perelman, Le Corbusier, Une froide vision du monde, Michalon, 2015

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Il faut sauver le cinéma Plaza

Dans l’univers impitoyable de l’immobilier du bout du lac, l’annonce, par la voie de la Feuille des avis officiels du canton de Genève du 27 février 2015, concernant la demande de démolition de la salle de cinéma « Le Plaza » sonnerait-elle le glas de ce lieu emblématique des années cinquante, dont la paternité revient à l’architecte Marc-Joseph Saugey? Inexploitée depuis plusieurs années, la salle est depuis peu de temps désaffectée petit à petit dans la plus grande discrétion afin d’accréditer sa nécessaire disparition. La question, qui est posée en filigrane de ce triste événement, est la suivante : jusqu’où le droit légitime de la rentabilité privée peut-il prendre le pas sur l’inestimable valeur culturelle d’un espace architecturale au sens collectif du terme?

Le code « M 7363-2 », que la presse administrative a fait imprimer au sein de sa liste des demandes de permis de démolir, n’est que l’énième épisode d’un imbroglio juridico-financier dans lequel l’Etat de Genève a, dans un premier temps, réussi à classer l’ensemble « Mont-Blanc Centre », mais où le propriétaire, à force d’acharnement, a obtenu du Tribunal fédéral une décision qui casse partiellement celle du classement global. En effet, la mesure de protection envisagée par les autorités genevoises se voit contrainte de détacher la salle de cinéma de ce classement, sous couvert du droit à un obtenir un rendement convenable d’un bien privé. Ainsi ont tranché les juges de Mont-Repos. Dans cet affrontement qui dure depuis plusieurs années, on ne peut s’empêcher de penser qu’on se situe plus dans un « règlement de compte », où « avoir la peau » de l’autre est l’objectif inavoué de la société propriétaire, dans un duel à distance, qui ressemble plus à mauvaise scène urbaine du Far West qu’à une opération réfléchie et constructive. Pour preuve, la demande de démolition est déposée sans aucun projet pour remplacer l’espace dédié au septième art. Un but : détruire. L’ennui, et ce n’est pas le moindre, c’est que l’enjeu cette passe d’armes n’est autre qu’une pièce majeure de la culture architecturale genevoise de la période moderne.

Un cinéma d’avant-garde

Le Plaza c’est d’abord l’insertion très subtile d’un volume dans une cour laissée libre par l’implantation des immeubles de bureau du grand complexe «Mont-Blanc Centre», qui se projette dès l’année 1951 en lieu et place d’anciens bâtiments. Il s’agit d’une des, si ce n’est la, première grande opération de remodelage urbain qui façonne l’image de la ville moderne à Genève. L’architecte propose une agrégation de plusieurs activités (bureaux, commerces, restaurant, cinéma) dans un angle urbain en pente en bas de la rue de Chantepoulet. Il ménage de manière très convaincante un passage couvert, une terrasse pour le restaurant, des trottoirs abrités et une rampe de parking très bien intégrée.

Le Plaza c’est ensuite la première salle en Suisse s’équipant du procédé Cinemascope, adopté et présenté en 1953 par la 20th Century Fox. A la largeur de l’écran requis pour y projeter les films techniquement les plus contemporains de l’époque, se développe une très grande salle de plus de 1200 places avec sa galerie. C’est au moment de son inauguration le cinéma plus important de Genève.

Le Plaza c’est encore la première structure en aluminium jamais construite en Suisse. Développée avec l’ingénieur civil Pierre Froidevaux, elle emprunte au monde de l’aviation ses formes légèrement biaises et arrondies. Visible depuis le foyer d’entrée, elles accrochent les escaliers menant à la galerie

Le Plaza c’est enfin la nostalgie des longues files d’attente des spectateurs, qui des années cinquante aux années quatre-vingt, se sont tenues à l’extérieur, mais à couvert, sur ce sol en caoutchouc posé en légère pente vers les deux caisses situées derrière la paroi de verre qui laissait entrevoir le rideau séparant le monde réel de celui de la fiction. C’était aussi l’époque où se jouaient les grosses productions hollywoodiennes, que l’on ne présentaient pas encore sous le terme globalisé de « blockbusters », et dont on entendait les dialogues à travers le velours rouge, quand par malheur on arrivait en retard. C’était aussi le temps où l’on n’abreuvait pas encore le « client » de seaux de pop corn, ces derniers attendant l’entracte pour s’enquérir du cône glacé désiré que des hôtesses distribuaient avec une forme de grâce.

Une mobilisation citoyenne

Une pétition a été lancée depuis quelques semaines visant à demander aux autorités  genevoises d’entrer dans une discussion pour rendre à ce lieu sa destinée et sa spatialité. Soutenues par plusieurs associations culturelles, cette démarche ne va pas sans rappeler des événements similaires qui se sont déroulés il y a plus de vingt ans, visant également la destruction d’une autre salle de l’architecte Marc-Joseph Saugey, cette fois-ci l’ancien Cinéma « Le Paris » (1955-1957), devenu Manhattan. Après une grande campagne de presse et une mobilisation au niveau national, la salle a été sauvée et est connue aujourd’hui sous le nom de l’« Auditorium Arditi ». Plus proche de nous, les exemples de la salle du « Capitole », rachetée par la ville de Lausanne en 2010, ou de la réhabilitation en cours du cinéma «Empire» à Genève, montrent que des solutions sont toujours possibles. En prenant appui sur ces expériences citoyennes réussies et y mettant de la bonne volonté, il y a assurément dans cette ville des personnes qui sont prêtes à prendre le sujet en considération pour lui trouver une issue favorable. Gageons que cette dernière sera trouvée, pour le bien collectif que représente cette œuvre architecturale.

+ d’infos

Coll. d’auteurs, Le cinéma Manhattan à Genève. Révélation d’un espace, Association pour la sauvegarde du cinéma Manhattan, Genève, 1992

Meier, Philippe, Marc-Joseph Saugey architecte, FAS Genève, 2012

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Le Pritzker : on en parle (2)

En 2014, l’architecte japonais Shigeru Ban a été auréolé du célèbre prix Pritzker. Le nom du prochain lauréat, quarantième de rang, attribué le 23 mars prochain, est attendu comme ceux que les célèbres statuettes dorées californiennes honorent chaque année. A quelques jours du résultat, risquons-nous donc à un pronostic et postulons que l’architecte britannique David Chipperfield a de réelles et objectives chances de l’emporter.

Européen malgré tout

Chipperfield parce que la création architecturale européenne est la plus à même d’être mise à nouveau à l’honneur. En effet, depuis 2009, date de l’attribution du prix à notre concitoyen Peter Zumthor, cinq des six derniers nominés provenaient du contient asiatique. Un retour sur le vieux continent ne ferait que confirmer que la mégalopole européenne, cette région qui court de la Grande-Bretagne au Nord de l’Italie, appelée aussi la dorsale européenne ou encore la « Banane bleue », selon la terminologie du géographe Roger Brunet, est bien une des zones culturelles les plus influentes au monde. Bien que construisant dans le monde entier, ce représentant de Sa Majesté reste avant tout un penseur européen dans son approche architecturale. Sa conception de plans très rigoureux, sa mémoire quant à l’importance de l’entablement « trilithique » antique – deux pierres verticales supportant une pierre horizontale –, son goût pour une matérialité sobre et raffinée, le place parmi les héritiers d’une tradition moderne classique dont l’épi-centre se situerait encore plus au nord, proche des eaux froides de la Baltique. Bien que déjà très reconnu, et un peu à la mode, il s’affirme néanmoins depuis quelques années comme étant une figure incontournable de la création architecturale européenne.

Une carrière très accomplie

Chipperfield parce que sa carrière initiée au début des années septante dans les rangs de la célèbre et très londonienne AA School of architecture, s’est poursuivie très tôt au Japon puis un peu partout en Europe et dans le monde. Son oeuvre bâtie a abordé presque tous les programmes contemporains, allant du musée au logement, de l’hôtel au bâtiment administratif, ou de la villa à la bibliothèque. Ses piles en béton qui se répètent dans le Tyrol autrichien, les très élancées dalles en porte-à-faux du pavillon pour la Coupe de l’America à Valence ou les innombrables panneaux rectangulaires de verre recyclé du Musée Folkwang à Essen, sont les éléments distinctifs de sa signature architecturale. Pour compléter les multiples facettes de son talent, il ose la confrontation à l’histoire ancienne – transformation du Neues Museum à Berlin – ou à l’histoire plus récente – restauration de la Neue Nationalgalerie, chef d’oeuvre de l’architecte Ludwig Mies van der Rohe des années soixante. Enseignant à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne entre 1993 et 1994, David Chipperfield a également partagé son savoir dans de nombreuses écoles d’architecture en Europe et dans le monde. Elevé à l’ordre du Mérite par l’Etat allemand en 2009, anobli par la reine Elisabeth en 2010, et récent lauréat du projet pour le nouveau siège de la Fondation Nobel à Stockholm, il ne lui manque plus que l’obtention du Pritzker prize, le «Nobel de l’architecture», pour étoffer ce parcours exemplaire.

On en reparle.

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Voir le précédent blog sur le sujet, posté le 3 mars 2015

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Vallées alpines et béton armé

Depuis quelques années, le patrimoine de la modernité est le sujet de toutes les attentions de la part des milieux de la culture architecturale et de la conservation du domaine bâti. Cette période très faste, qui s’étend des années vingt aux années septante, a donné lieu à plusieurs recherches et de nombreux ouvrages y relatifs. Au début des années nonante, sous l’impulsion de la Direction des monuments et sites du canton de Genève, l’Institut de théorie et d’histoire de l’architecture de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, initie la tendance en Suisse romande par une remarquable publication sur L’architecture à Genève. Sous la conduite du professeur Jean-Marc Lamunière, fondateur et co-directeur de cet institut, les recherches historiques mettent en lumière une production d’une très grande qualité que le cours des années avaient un peu occultée. Suivront ensuite le deuxième tome de la série genevoise couvrant les années 1976 à 2000, – le troisième et dernier opus étant actuellement en préparation – et le plus récent livre sur l’Architecture du canton de Vaud 1920-1975

Le dernier en date, qui vient de paraître aux éditions Infolio, L’architecture du 20e siècle en Valais 1920-1975, analyse les ouvrages de cette même époque considérée comme étant suffisamment proche pour être directement présente dans la mémoire collective actuelle et suffisamment éloignée pour appartenir déjà à l’histoire.

ville ou nature

Si la question d’un répertoire raisonné de l’architecture moderne autour des deux grandes agglomérations lémaniques ne souffraient d’aucun doute quant à la pertinence de leur propos qualitatif et quantitatif, le référencement du domaine construit valaisan pouvait laisser planer une forme d’incertitude quant à l’ampleur de son contenu. Or il n’en n’est rien, et les deux-cents projets présentés soutiennent largement la comparaison avec leurs pairs plus urbains. Car c’est bien sur ce plan que la production architecturale de ce canton alpin, vingt-cinq fois moins peuplé au kilomètre carré que ne l’est celui du bout du lac, se démarque et interpèle le lecteur. En effet, si les cités périphériques genevoises de Meyrin ou du Lignon s’affirment comme étant les emblèmes d’un Mouvement moderne tout puissant, au sortir de la deuxième guerre mondiale, les subtiles interventions dans les vallées rhodaniennes ou les majestueuses infrastructures de la production hydroélectriques sont une autre réponse que cette pensée forte, ayant régi le monde de l’architecture pendant près de cinquante ans, donne à voir.

La situation géologique très mouvementée du canton a incité les architectes et les ingénieurs à réfléchir sur la question de l’insertion dans la pente, thème cher aux enseignants des écoles d’architecture en Suisse, ce qui a donné corps à un nombre insoupçonné de réalisations de qualité. Cette même contrainte géographique a porté sur le devant de la scène une matérialité engendrée par le Mouvement moderne : le béton armé. En se confrontant à ce paysage façonné par les mouvements telluriques des temps immémoriaux, les auteurs ont d’abord privilégié un rapport dialectique entre architecture et nature. Puis, ils l’ont allié aux propriétés quasi infinies de ce matériau dont la noblesse est proportionnelle au talent de ceux qui en ont inexorablement défini les contours plastiques par l’effort de leurs recherches passionnées.

entre ouvrages d’art et d’architecture

En parcourant les photographies en noir et blanc, desquelles sourd une palpable envie de bâtir un territoire, deux thèmes dominants émergent : d’une part les admirables structures de l’ingénieur Alexandre Sarrasin (1895-1976) et, d’autre part, la plasticité avant-gardiste dédiée à l’espace sacré. 

Ingénieur civil de formation, Alexandre Sarrasin a installé sur la géographie accidentée du canton de sculpturales interventions en béton armé qui enjambent routes, ruisseaux et fleuve. Les élégantes formes jetées dans le vide de la topographie sont le reflet d’une éclatante l’évolution des premières applications de cette matière que le père du béton armé en Suisse, l’ingénieur Robert Maillard (1972-1940), avait développé dès le début du vingtième siècle. Dans ces œuvres, la mémoire du cintre en bois, réceptacle de la masse minérale coulée, est encore très présente sur la surface visible des ponts, viaducs ou autres barrages. 

On découvre par la suite que ce canton catholique par essence, a vénéré, dans ces années-là, autant la matérialité que l’esprit, par une approche non-conventionnelle de la conception de ses églises. Le premier geste fort installe au cœur d’une paisible vallée verdoyante, une nef blanche, sans aucune modénature : c’est l’église «Notre-Dame-du-Bon-Conseil » à Lourtier, réalisée en 1932 par le célèbre architecte turinois Alberto Sartoris. Suivent plusieurs ouvrages remarquables qui affirment une forme d’union sacrée entre le lieu de culte et la mise en œuvre du béton armé. Elle trouve son apogée dans l’improbable église Saint-Nicolas d’Hérémence de Walter Maria Föderer, qui offre au paysage de cette ancienne commune rebelle ses facettes découpées et au croyant une spatialité digne des plus grands exemples historiques.

La question qui va se poser, et qui se pose déjà, est le maintien de ce patrimoine dont la rudesse de façade cache une fragilité conceptuelle quant à sa nécessaire restauration. Si parfois la facilité de la démolition a tranché sur une possible, et plus difficile, conservation, gageons que ces ouvrages, qui feront bientôt l’objet de mesures de protection, susciteront un intérêt de la part de leur propriétaire pour en faire perdurer cette âme progressiste que nos prédécesseurs avaient durablement su y insuffler.

+ d’infos

Charollais, Isabelle, Lamunière, Jean-Marc, Nemec, Michel, L’architecture à Genève 1919-1975, édition Payot, Lausanne, 1999

Lamunière, Jean-Marc, L’architecture à Genève 1976-2000, Infolio éditions, Gollion, 2007

Lamunière, Jean-Marc, Meier, Philippe, L’architecture à Genève au XXIe siècle 2000-2013, Infolio éditions, Gollion, 2015 (en préparation)

Marchand, Bruno (sous la dir.), Architecture du canton de Vaud 1920-1975, PPUR, Lausanne, 2012

Coll. d’auteurs, L’architecture du 20e siècle en Valais 1920-1975, Infolio éditions, Gollion, 2014

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Le Pritzker : on en parle (1)

Le 23 mars 2015, un nouveau lauréat du fameux prix Prizker sera annoncé par voie de presse. Reconnu comme étant le « Nobel de l’architecture », cette haute et très recherchée distinction est décernée annuellement depuis 1979 à l’architecte vivant ayant marqué de son œuvre construite l’histoire contemporaine. Le quarantième primé inscrira donc son nom à la dernière  ligne d’un palmarès qui a récompensé les plus grandes figures de la scène architecturale mondiale.

Créé par la famille Pritzker, originaire de Chicago, acteurs de l’immobilier et mécènes prestigieux, ce prix est une manière « d’encourager et de stimuler, non seulement un très large public sensible à l’environnement bâti, mais aussi d’inspirer la création au sein de la profession »1. En parcourant la liste des architectes honorés, force est de constater que la plupart des acteurs majeurs de la fin du vingtième siècle, et du début du suivant, y sont représentés et que, parmi ceux qui ont disparu depuis, il n’y a que très peu d’oubliés. Ce prix serait-il donc l’unique baromètre capable de reconnaître la valeur actuelle de l’architecture, ce premier des arts, selon la définition du philosophe Georg Wilhelm Friedrich Hegel?

Un prix impartial?

Comme toute distinction mondiale, et on en peut s’empêcher de faire une comparaison avec le septième art, elle possède son lot de sélections étonnantes, ou dues à un effet de mode, phénomène inhérent à ce type d’événement, comme la nomination d’un Hans Hollein en 1985 ou d’un Christian de Portzamparc en 1994. On se souviendra également que le premier prix, attribué en 1979 à Philip Johnson, a plus été décerné à une légende vivante de l’architecture moderne, par ses liens par exemple avec Ludwig Mies van der Rohe, qu’à une œuvre construite ou théorique exceptionnelle. Les prix suivants, jusque dans les années nonante, ont cherché à mettre en exergue ceux qui avaient indéniablement contribué à l’histoire de l’architecture du siècle passé : Kenzo Tange, Gordon Bunschaft, Oscar Niemeyer, Aldo Rossi ou Robert Venturi en furent les récipiendaires vénérables et indiscutables.

En parallèle, et c’est son objectif premier, l’élection s’est toujours portée sur des architectes en pleine activité dont l’œuvre construite est jugée digne d’une reconnaissance mondiale. Le manque de recul temporel entre la sélection et la production en cours, rend à l’évidence ce choix très difficile. Cependant, et a contrario des prix distribués à travers le monde sur la base d’un seul ouvrage réalisé, le Pritzker s’appuie sur la profondeur d’une œuvre construite pour éviter le piège de l’air du temps, ce qui ne l’empêche pas de verser dans une inéluctable forme de starisation.

Le vingt-et-unième siècle a pourtant commencé à mettre l’accent sur des productions plus atypiques ou, pour reprendre le terme du critique anglais Kenneth Frampton, plus attachées à une forme de régionalisme critique. Loin des pages de papier glacé en quadrichromie qui ornent les revues prestigieuses, les réalisations d’un Sverre Fehn (1997), d’un Glenn Murcutt (2002) ou d’un Wang Shu (2012) sont la démonstration qu’une pensée architecturale basée sur une culture locale richement enracinée peut tenir la dragée haute aux étoiles de la création internationalisante.

Statistiques

Sur les trente neuf récompenses décernées, dix-neuf reviennent au continent européen, onze à l’américain, huit à l’asiatique et un seul à l’océanique, le continent africain étant, comme c’est encore malheureusement le cas dans beaucoup d’autre domaine, le grand absent de cette distinction.

Avec huit prix décernés à ses concitoyens – ou exerçant sur son sol –, les Etats-Unis sont le pays le plus honoré, devant le Japon (sept prix), le Royaume-Uni (quatre prix) et la Suisse (trois prix). L’arithmétique basique démontre même aux férus de statistiques que le plus grand nombre de Pritzker par habitant revient à notre pays.

Parmi les lauréats on retiendra encore que le plus âgé à recevoir le Pritzker fut le danois Jørn Utzon, en 2003, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans et le plus jeune, le japonais Ryue Nishizawa, en 2010, à l’âge de quarante-quatre ans. Enfin les chiffres révèlent que les trois quarts des primés sont toujours en activité.

Mais, au delà de tout ce qui précède, la question que le monde de l’architecture, le grand public, et bien évidemment le futur lauréat se posent est de savoir qui sera le prochain sur cette prestigieuse liste. 

On en reparle. 

+ d’infos

1) Thomas J. Pritzker sur le site officiel du prix : http://www.pritzkerprize.com

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Né sous une bonne étoile

Pour les amoureux de la batellerie de plaisance, le Star of Geneva évoque un navire de tourisme qui, depuis plus de cinquante ans, propose une inaliénable boucle lacustre de deux heures et offre une vue imprenable sur les propriétés bourgeoises, construites « pieds dans l’eau » au dix-neuvième siècle.

Une certaine image de Genève.

Pour les autres, attentifs au développement de la cité, le nouveau quartier de l’Etoile, dont les premières esquisses ont été dévoilées au public lundi 2 février 2015, est l’occasion de se projeter dans un avenir proche et de se prendre à rêver à cette promesse d’un possible regard sur le panorama urbain, la « tête presque dans les étoiles ».

Une autre image du canton.

Avec ses trois tours judicieusement placées en bordure de la ligne autoroutière qui trace un axe nord-sud parfaitement orienté, reliant l’Arve à la campagne entourant le bois d’Humilly, le futur pôle urbain s’installera au cœur du quartier « Praille-Acacias-Vernets » (PAV). Avec ses mille cinq cents logements, ses activités tertiaires, son nouveau Palais de Justice et ses espaces publics, cet ensemble définira spatialement la fin de la route des Acacias. Un enjeu majeur pour ce secteur qui offre un potentiel de près d’un demi-million de mètres carrés et qui marque un jalon pour l’entrée de la cité de Calvin dans le deuxième millénaire.

Car il ne faut pas s’y tromper, sous ses airs faussement conservateurs, la ville du bout du lac est aujourd’hui en train de donner une leçon de planification du territoire au reste de la Suisse, voire de l’Europe. En effet, au delà de cette actualité, c’est bien de la création d’une ville sur la ville dont il est question.

Petit rappel pour ceux qui auraient manqué le début

C’est en 2005, sous l’égide de quelques architectes affiliés à la Fédération suisse des architectes (FAS), que se lance un concours international d’architecture et d’urbanisme, sous le vocable ambitieux de « Genève 2020 ». Ayant constaté que la zone industrielle de la Praille, et son faisceau ferroviaire obsolète, offrait une occasion inespérée de repenser le développement urbain, ces quelques visionnaires posaient les bases solides d’un concept ancré dans une pensée durable. En effet, imaginer l’extension de la ville pour bénéficier des infrastructures existantes (modales, sociales ou culturelles), connecter un potentiel d’une dizaine de milliers d’habitants à la ville historique, se positionner hors des habituels sentiers battus du déclassement de zones non bâties, était en soi une idée hors de l’air du temps.

Elle avait de quoi surprendre une classe politique manquant de vision.

L’actualité de l’époque a retenu que l’ancien Conseiller d’Etat en charge de l’Aménagement, Laurent Moutinot, avait très maladroitement affirmé : « Il est désolant de voir de brillants esprits perdre leur temps en vaines spéculations intellectuelles » (Le Temps, septembre 2005). Dix ans plus tard, les instruments de planification ont presque tous été adoptés : une éternité pour le monde virtuel de la communication instantanée, mais une célérité inespérée dans le monde bien réel du développement territorial.

Le dynamisme de la planification genevoise

L’enthousiasme engendré par cette récente annonce étoilée ne doit pas céder le pas à une béate naïveté. Dans ce vaste chantier, il y a eu, et aura encore, des atermoiements typiquement genevois : tout ne peut pas briller à l’ouest de l’Helvétie. Cependant la reprise à leur compte du « concept PAV » par les différents successeurs de l’homme de gouvernement qui eut ce malheureux pronostic, et le soutien indéfectible à ce projet de la part de l’actuel chef de Département, Antonio Hodgers, sont des bases positives à l’évolution du lieu. Après la réflexion de papier, place à l’espace urbain et à la mise en forme de la matière : l’édification imminente du secteur de Lancy Pont-Rouge, la prochaine métamorphose de l’ancienne caserne des Vernets, la mutation progressive de la zone industrielle « Jacques Grosselin » ou la création du futur grand parc, sont les signes concrets que cette belle initiative intellectuelle n’est pas vaine.

C’est sous ces hospices favorables que les architectes lauréats du concours de l’Etoile, Gonçalo Byrne (Lisbonne) et Pierre-Alain Dupraz (Genève), ont maintenant la lourde et difficile tâche de concilier l’ensemble des partenaires fonciers, d’arbitrer les intérêts publics et privés, et ainsi de doter Genève de son outil de planification urbaine le plus ambitieux depuis les années soixante. Années durant lesquelles furent conçues et réalisées, en un temps record, les cités de Meyrin et du Lignon qui font aujourd’hui l’objet de toutes les attentions culturelles et patrimoniales. Car c’est bien par une vision contemporaine de la ville que se conçoit le tissu bâti qui constituera l’histoire de demain.

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Au nom de l’humanité

Au lendemain du funeste mercredi sept janvier, Paris qui s’est réveillée dans un murmure assourdissant vient de réaliser qu’elle a encore payé son propre tribu à l’unique vision du monde dont l’humanité éclairée peut se réclamer : la liberté. De cet attentat, abject, innommable, froid et sanglant, – dans un scénario presque aussi implacable qu’une scène d’un de ces nombreux wargames qui envahissent les écrans de nos fragiles sociétés désincarnées –, posons-nous la question de ce que pourrait bien retenir l’historien du futur qui relaterait ces événements du début d’un vingt-et-unième siècle mondialisé, encore sous le choc de ses propres dysfonctionnements?

Il constaterait peut être que pour frapper les esprits faibles, la lâcheté fanatique s’employait alors à détruire des symboles de ce qui constituait notre patrimoine commun. Comme si, au delà de cette foi revendiquée – qui n’en n’était qu’une parmi tant d’autres – il y avait l’indéfinissable conscience de quelque chose d’encore supérieur, que le vocable de culture de l’humanité pourrait tenter de recouvrir : à Bâmyiân, la dynamite aveugle des enrubannés a certes eu raison du colosse de pierre personnifiant une religion « concurrente » ; à New York, le symbole de la modernité capitaliste – et architecturale – a été abattu par le ciel ; à Tombouctou, c’est bien contre la mise à l’inventaire de l’Unesco de mausolées centenaires, que les fous de dieu ont mis à terre d’incroyables monuments funéraires. Cependant il était inscrit dans le génome humain la marque de cette indicible nécessité de créer qui réunit, par delà les croyances, les êtres pensants de la planète toute entière et qui les pousse à une forme d’éternité, au nom de l’humanité.

Il ferait pertinemment remarquer qu’à la période dite de la Renaissance, la nouvelle place de l’homme, installé au centre de la cosmologie uni
verselle, que « l’homme de Vitruve » de Leonard de Vinci symbolisait si justement, avait initié le temps du premier humanisme, pour reprendre les propos du philosophe Luc Ferry. La pensée occidentale d’alors accordait à l’être humain tout sa prépondérance dans la construction de l’édifice intellectuel et éthique du monde. A la sagesse grecque et à la morale religieuse, succédait le siècle des lumières ouvrant la voie à la modernité dont nous étions les héritiers. Notre historien ressortirait alors certainement les images des grands rassemblements de la première semaine de ce tristement célèbre premier mois de l’hiver 2015, en pensant que les grands cortèges de compassion, qui ont suivi les événements, étaient bien plus révélateurs de l’évolution de l’humanité, que les perfides et isolées actions meurtrières.

Il se souviendrait que deux millénaires avant l’attentat, un incompétent tyran sanguinaire répondant au patronyme de Lucius Domitius Ahenobarbus, dit Néron, avait fait décapiter Paul de Tarse, dit Saint-Paul. Au nom de la protection d’une vision polythéiste du monde, ce sinistre personnage avait cherché à éradiquer du sol de son tout puissant empire – le monde « civilisé » d’alors –, l’émergence d’une nouvelle foi. De cet acte historique et symbolique, qui ne va pas sans rappeler les récents événements de l’été 2014, il retiendrait que les écrits de l’évangéliste – les célèbres Epîtres du treizième apôtre – ont jalonné à jamais l’évolution du Christianisme, bien au delà des éphémères frasques cruelles du despote de la ville éternelle.

Il ferait éventuellement un parallèle avec ce qui précède, en se disant que, comme par un étrange retournement de l’histoire dont elle est coutumière, à deux mille ans près, c’est à une soit disante appartenance monothéiste très exclusive que deux « fourvoyés de la fracture sociale » s’en sont physiquement pris au pluralisme critique de géniaux artistes du crayon. Si l’acte barbare a bien marqué la postérité, l’anonymat dans lequel sont retombées les identités des tueurs est inversement proportionnel à la mémoire encore vive des dessins humoristiques de ces auteurs qui ont accompagné le quotidien d’hommes libres pendant des décennies. En les consultant, il ne pourrait réprimer un mélancolique sourire complice.

Il lui viendrait nécessairement à l’esprit, alors que le siècle naissant abordait les rivages d’une inéluctable sécularisation, les prophétiques propos d’un très ancien ministre français de la culture, le grand André Malraux, qui avait pressenti, au sortir de la deuxième guerre mondiale qui avait dévasté les continents, « que la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait connue l’humanité, va être d’y réintégrer les dieux ». 1

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[1] André Malraux, L’Express, 21 mai 1955

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«Mais où est passé le jardinier? Est-ce qu’il dort?»

Il y a quelques jours disparaissait une des plus grandes figures françaises de l’architecture du paysage : Michel Corajoud.

Il fut un praticien de renom et un enseignant de valeur. Dans ce domaine, il a dispensé son savoir au sein de plusieurs grandes écoles, dont la fameuse «Ecole nationale supérieure du paysage» installée à Versailles – lieu prédestiné pour cette discipline. Il a également fait une escale remarquée dans notre région puisque, de 1999 à 2002, il est intervenu comme professeur invité dans l’ancien Institut d’architecture de l’université de Genève.

Mais au delà de ce parcours remarquable, on doit se remémorer la portée de cette «école française du paysage», qui a émergé à la fin des années quatre-vingt, sous sa tutelle, mais aussi celle d’autres grands noms comme Gilles Clément, Michel Desvigne, Christine Dalnoky ou encore Alexandre Chemetov. A Genève encore, l’ancienne Haute école spécialisée (HES) a, dans cette optique, revu son plan d’étude et y a associé la branche du paysage, dont elle intègre le nom dans sa nouvelle dénomination : Haute école du paysage, de l’ingénierie et de l’architecture (HEPIA).

Michel Corajoud a déplacé l’intérêt que portaient ses confrères de l’époque – «faire du jardin» – dans des sphères plus génératrices de sens : la ville, l’architecture et le grand paysage. Avec lui les architectes paysagistes n’ont jamais été aussi présents dans leur apport quant à la définition des «aménagements extérieurs». Sous son influence, les espaces deviennent des «paysages»: aussi bien lorsqu’ils concernent l’environnement immédiat d’un bâtiment, ou qu’ils s’appliquent à une portion de territoire. Les jardins, les places, les routes ou même les toitures des édifices sont devenus des espaces de liberté pour les architectes-paysagistes.

L’importance de l’influence des «écoles du paysage» sur le monde bâti ressort de cette même période. Dans cette approche, la connaissance de la géographie d’un lieu devient autant un atout que celle de la botanique des essences végétales. Pour tout cela le monde de la conception du territoire lui est infiniment redevable.

La légende urbaine, déjà en route, dit qu’il s’est éteint, à l’âge de 77 ans, dans son propre jardin, alors qu’il se rendait à pied à son bureau. Une fin de vie à l’image de celle qu’il a dédié à la mise en valeur du paysage au service de la ville et de l’architecture.

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La lancinante question du logement à Genève

Prendre la mesure du problème

Lors de la récente douzième «Journée du logement», on a pu relever un fait marquant : la présence de deux conseillers d’Etat, François Longchamp – président du Conseil d’Etat et ancien magistrat en charge du DCTI – et Antonio Hodgers – actuel magistrat en charge du DALE. Au-delà de la frénésie genevoise du perpétuel changement de la définition acronymique du nom du Département en charge des constructions – le terme «travaux publics» avait tellement plus de signification –, c’est bien sur le fond du(es) discours qu’il importe de s’arrêter un instant. La classe politique qui se doit de prendre la question du logement à bras le corps, semble avoir uni ses efforts, et surtout ses visions, quant aux grandes orientations à donner pour proposer une potentielle sortie de la «crise genevoise du logement».

Une assurance reçue ce jeudi 2 octobre 2014 : le Plan directeur cantonal 2030, et ses grands principes, est «non négociable».

Enoncé on ne peut plus clair venant d’un jeune élu et qui a de quoi surprendre par sa clarté dans un univers rhétorique qui a l’habitude de recourir à la périphrase et au non-dit. Que nous promet ce Plan directeur cantonal 2030? Il reprend les objectifs annoncés avec conviction par le prédécesseur des deux hommes politiques présents à la tribune, l’ancien conseiller Mark Muller, à savoir la création de cinquante mille nouveaux logements d’ici 2030. Premier constat: les données statistiques qui sont énoncées lors de cette journée démontrent que le rythme des constructions est loin d’atteindre le compte. Deuxième constat: la mise sur le marché de logements d’utilité publique (LUP) n’entre  pas dans les pourcentages envisagés. Troisième constat: les dissensions entre les communes et l’Etat participent de ce ralentissement.

Vision pessimiste? Vision réaliste?

Quoiqu’il en soit, la prise en compte de ces chiffres par l’administration du DALE est propre à permettre de mesurer les obstacles à franchir pour entrevoir une issue. Antonio Hodgers affirme avoir pris la dimension de la tâche à accomplir et propose de mettre en place quatre ateliers thématiques d’observation sur le sujet, réunis sous le vocable «Rencontres du logement». Pas de miracles, mais une deuxième annonce rassurante sur le plan de la communication politique.

Vers la fin du quantitatif?

Un autre message émanant des milieux de la profession architecturale semble avoir enfin été entendu : celui de la notion de qualité comme contre-poids indispensable à celle de la quantité qui alimente les grandes envolées lyriques des magistrats. Prendre un peu de recul par rapport à la réglementation légiférant les concepts typologiques, instiller un peu de pensée fondamentale dans le thème du logement, envisager d’autres approches que celle du Plan localisé de quartier (PLQ) quant à la planification urbaine du canton, sont les pistes de réflexion évoquées lors de ces débats.

Car le logement genevois est aujourd’hui régi par des contraintes issues de la rébellion des milieux associatifs de défense des locataires, à l’époque des fameux «congés-ventes» des années quatre-vingt. S’il est aujourd’hui non contestable que le logement est un bien commun et que le sur-profit doit être contrôlé, il n’en demeure pas moins vrai que la constitution d’un parc immobilier passe aussi par l’apport nécessaire du monde privé. Dans cette équation somme toute assez subtile, la discussion tourne souvent au bras de fer, éternelle «lutte des classes», que la conscience de la complexité sociétale actuelle devrait être capable de considérer comme étant dépassée.

Dans cet imbroglio politico-juridico-financier, un oublié : le plan du logement.

Le Corbusier écrivait en 1923: «Le plan est le générateur. Le plan porte en lui l’essence de la sensation. Les grands problèmes de demain, dictés par des nécessités collectives, posent à nouveau la question du plan. La vie moderne demande, attend un plan nouveau pour la maison et pour la ville». Face à cette vision sociale de la ville dont le terreau bâti est précisément le logement collectif, les acteurs étatiques de la construction se doivent de reconsidérer leurs acquis. Penser les seuils qui conduisent de la ville à la porte de son chez-soi, imaginer ce qu’un grand hall d’entrée collectif peut apporter à la qualité de la vie quotidienne, considérer que des prolongements extérieurs des pièces sont une réelle plus value sociale, sans ramener tout cela à un exercice comptable des plus dévalorisants, serait une prise en considération essentielle pour le futur.

Il est important que la thématique de l’habiter redevienne une source de création, de plaisir et de partage dont le plus grand bénéficiaire sera le futur locataire. Car il ne faut pas oublier que, si sortie de crise il y a un jour, ce seront justement ces logements qui auront été pensés avec conviction et attention qui trouveront preneur, face à la cohorte des mètres carré mis à la hâte sur le marché.

De tout cela les nombreux auditeurs de cette douzième «Journée du logement» ont été les témoins attentifs. Sera-ce suffisant pour faire bouger un canton enfermé dans ses convictions malgré tout conservatrices? Un petit pas a néanmoins été franchi et une prise de conscience est en train de naître.

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Qui se souvient de Minoru Yamasaki?

Au-delà de l’architecture

Il y a treize ans déjà, les cerveaux cathodiques de l’occident ont gravé dans leur mémoire vacillante et incrédule la fusion improbable de deux faucons d’aluminium et deux colosses d’acier. Les yeux horrifiés ont eu de la peine à croire aux conséquences incendiaires de la folie meurtrière de fanatiques d’un autre monde. Puis les écrans impassibles ont montré, dans un silence assourdissant, l’effondrement des deux « Twins », surnom poétique que les citoyens de la «grosse pomme» avaient donné aux tours jumelles qui définissaient le sky line de Manhattan depuis vingt-huit années.

Les valeurs européennes fondamentales, que ce nouveau siècle porte, se devaient être « religieuses », selon le célèbre aphorisme du grand André Malraux1, et non celles d’une intolérance absolue dont la culture de l’humanité devient alors la victime expiatoire. Au rang de ces exactions obscurantistes récentes, les Bouddhas géants de Bâmiyân, les mausolées de Tombouctou et les deux immeubles qui surplombaient le Financial district du sud manhattannien. Alors que prennent forme les premières édifications de la reconstruction du désormais fameux «Ground zero», il est temps de rendre l’hommage qu’il mérite à cette œuvre architecturale. Ces tours furent à la fois hyper-médiatisées, parce que faisant partie de l’iconographie new yorkaise – elles furent même escaladées par le King Kong de John Guillermin (1976) –, mais dans le même temps furent assez ignorées en tant que projet majeur faisant partie des chefs-d’œuvre architecturaux. 

Un devoir de mémoire à plus d’un titre 

De nos jours, qui se souvient de Minoru Yamasaki, architecte nippo-américain (1912-1986). Peu de recherches lui ont été consacrées, tant son œuvre ne s’est principalement distinguées que par ces deux prismes verticaux, les plus célèbres de leur époque. A l’instar d’un Johann Otto von Spreckelsen (1929-1987) – auteur danois méconnu et mort avant l’achèvement de son « Arche de la Défense » (Paris-La Défense, 1983-1989) –, le travail de Yamasaki a relativement peu intéressé la critique qui préfère d’avantage analyser un corpus fourni qu’une pièce unique, fusse-t-elle de cette dimension. 

A l’origine du projet, sept immeubles composaient la volumétrie posée sur le grand parvis de marbre, entre West Street et Church Street. Ce sont bien sûr les WTC 1 et WTC2 qui furent les plus remarquées, parce qu’émergeant de la silhouette dentelée de la métropole avec leurs cent-dix niveaux. Mais  rappelons-nous de l’implantation générale qui permettait de créer une place – la World Trade Center Plaza – et qui redonnait une échelle plus humaine au lieu. Une approche urbaine qui n’allait pas sans rappeler les Society Hill Towers à Philadelphie, due à un autre confrère également originaire asiatique, Ieoh Ming Pei.

De ces tours l’histoire a retenu le record de hauteur – qui a duré moins de deux années, puisque rattrapé par la Sears Tower de Chicago –, les inventions permettant aux ascenseurs de parcourir les cent-dix étages, la trame très serrées des raidisseurs en aluminium – les parties vitrées ne faisant que 45 centimètres –, les inflexions arrondies qui marquaient le passage des niveaux inférieurs à ceux des empilements de bureaux puis à la corniche. Certes, les éléments de composition du volume n’avaient pas la rigueur conceptuelle de certains de ses voisins, issus de l’école de pensée de Mies van der Rohe, le grand maître de l’architecture moderne qui a su élever l’immeuble de bureaux au rang d’œuvre d’art, avec une maîtrise des proportions jamais surpassée.

Cependant on a un peu vite oublié l’impressionnante spatialité des espaces de lobby qui entouraient les noyaux d’ascenseurs, avec ses galeries de marbre blanc qui proposaient une alternative aux entrées classiques des géants new-yorkais et assuraient une continuité avec l’extérieur dans une élégante minéralité. On n’a pas assez relevé l’importance de cette gémellité dans l’implantation du bâti, gémellité qui est un fait unique à une pareille échelle. On n’a enfin pas mis en exergue l’étonnante résolution de l’angle des tours qui marquent un moment clé dans la réflexion qu’ont effectuée les architectes depuis l’aube des temps: ici les quatre façades sont des plans abstraits en aluminium totalement détachés les uns des autres et qu’une étroite bande en marbre mise en retrait en biais relie.

Reconstruire, mais comment?

Aujourd’hui le site de « Ground zero » est en pleine reconstruction. Aux sept bâtiments détruits, la ville de New York et les promoteurs souhaitent en ériger le même nombre. Mais il s’agira de sept «solitaires». Le temps de la gémellité est passé: place à l’individualisme forcené. Il y aura donc sept architectes qui rivaliseront d’audace et d’inventivité dans une compétition d’ego un peu attristante mais tellement révélatrice d’une nouvelle ère qui stigmatise l’esthétisation du monde. Le dernier en date, le One World Trade Center, ou Freedom Tower, dû à l’architecte David Childs du groupe S.O.M. (Skidmore, Orwill & Merill), apporte une réponse malgré tout modeste dans le concert des élucubrations architecturales du sud manhatannien. Le plan carré formant la base du gratte-ciel est retourné de quarante-cinq degrés à son sommet, les arrêtes qui courent en biais sur les faces des cent-quatre étages décrivent cette rotation. Malgré cette prouesse, le projet ne parvient pas à égaler l’avancée architecturale des anciennes «Twins» dans une ville de New York plus aveuglée par la volonté de rendre hommage aux victimes humaines de ce drame millénaire que de saisir l’opportunité d’une réflexion sur l’édification verticale comme thème majeur de la densité urbaine.

Pour tout cela, et certainement plus encore que ces quelques lignes ne peuvent le retranscrire, il serait juste de se souvenir, en même temps de la violence impardonnable de l’éradication des deux tours, et que la seule œuvre reconnue de Minoru Yamasaki a marqué, à sa manière, l’histoire de l’architecture.

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[1] La célèbre phrase du ministre de Charles de Gaulle ne peut être comprise sans revenir à l’étymologie latine du mot religere qui signifiait relier.

Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, «L’esthétisation du monde», éditions Gallimard (nrf), Paris, 2013

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